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Les territoires urbains de la jeunesse

Jean-Marc BERTHET - Sociologue consultant

Année de publication : 2004

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°16 – Territoires, limites et franchissements (Juillet 2004)

Les professionnels de la jeunesse sont de plus en plus confrontés à l’émergence de nouveaux problèmes qu’ils aiment à dénoncer : logiques consuméristes des adolescents, zapping dans les activités, difficultés croissantes à proposer des activités pour les adolescents passé 13 ans. Pourtant émergent sous nos yeux de nouveaux territoires d’apprentissage qu’il faudrait peut-être mieux comprendre pour mieux adapter les actions.

Que font les adolescents des quartiers dits difficiles de l’agglomération lyonnaise, et en particulier ceux issus de l’immigration magrébine, lorsqu’ils ne sont pris en charge ni par l’école ni par les structures de loisir ou sportives ? Ils cherchent de nouveaux terrains d’aventure qui les aident à se construire et à construire leurs identités sexuelles. Ils investissent massivement sur l’agglomération lyonnaise deux lieux souvent désignés comme les nouveaux temples de la consommation : la rue de la République (principale artère commerciale du centre-ville) et le centre commercial de la Part-Dieu à Lyon[1].

Ecouter ce que disent les jeunes dans ces espaces, observer leurs pratiques nous indique que ces territoires du centre-ville, à l’écart des tutelles territoriales de la périphérie, sont d’abord des lieux d’apprentissage de la ville1 2 mais aussi et surtout des lieux de drague.

Nous avons observé (et uniquement travaillé par observations sans mener d’entretiens) pendant plus d’une année les mercredis et les samedis après-midi les pratiques de ces adolescents de “ banlieue ” dans ces deux lieux emblématiques de l’agglomération lyonnaise. Loin d’être des temples de la consommation, ces lieux sont d’abord pour ces publics des lieux de déambulation, où l’œil écoute l’autre, des lieux qui ne valent que par le principe d’observabilité mutuelle qu’ils impliquent, des lieux où l’on vient faire des rencontres, des lieux d’apprentissage, des lieux d’expérience et donc des lieux de mise à l’épreuve de soi par l’autre.

On y vient d’abord en groupe, pour mieux se protéger de l’inconnu et de l’anonymat urbain. Filles et garçons y naviguent groupés, soudés à mesure de leur jeunesse. Lorsqu’ils croisent d’autres groupes issus de leur même quartier, les échanges sont brefs, on n’est pas venu ici pour croiser ceux qu’on côtoie tous les jours. On est venu ici pour regarder les nouveautés. Si on consomme peu, on se dépense en marches et regards des autres et des objets, de la nouveauté. Mais surtout, on vient ici pour constituer un nouveau terrain d’aventure urbaine et pour draguer. Lorsqu’on est jeune ou adolescent, regarder, c’est souvent regarder et chercher du regard (pour les garçons) ou de la posture (pour les filles) l’autre et l’attention de l’autre. C’est juger, hiérarchiser les corps vus en corps sus.

La première impression violente, c’est le verbe masculin ordurier dans sa tentative d’accroche et d’approche des jeunes filles. Que faire de cette violence verbale ? Qu’en font les jeunes filles ? Elles travaillent à l’atténuer. Elles pacifient, par la douceur des réponses et l’humour, les échanges. Jamais nous n’avons observé dans ces lieux un glissement de la violence verbale à la violence physique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas mais plutôt qu’il y a là un dispositif scénique propre à la ville qui l’empêche. A la force verbale masculine initiale, les jeunes filles répondent par d’autres formes de forces : le contrôle de l’accès à leur faveur. Il n’est qu’à observer ce qui ne peut que très mal se dire : la tête des jeunes garçons lorsqu’ils sortent de leur groupe de pairs pour aller aborder seuls une jeune fille, et comment ces mêmes jeunes filles les obligent à en rabattre. Ces situations, multipliées, égalisent peu à peu les modes du faire et du dire.

Cependant, tout ne se résout pas dans ces échanges. Un autre élément à prendre en compte qui différencie fortement les deux lieux tient à l’organisation de leurs systèmes de sécurité. La rue de la République est bordée de caméras de vidéo-surveillance avec une faible présence policière. La Part-Dieu possède elle aussi son système de vidéo-surveillance avec en plus une multiplication de vigiles ou de forces de sécurité. Ainsi, à la Part-Dieu, on peut très bien sortir du métro, se faire arrêter pour un contrôle des billets par une dizaine de contrôleurs assistés de policiers, passer devant les vigiles du centre commercial puis les vigiles des commerces qui ont eux-mêmes, pour les plus gros magasins, leur propre système. Bref, en une vingtaine de minutes de parcours dans le centre commercial, un groupe de garçons un peu trop bruyant va croiser une vingtaine de représentants de forces de l’ordre. Les altercations et la violence verbale entre jeunes garçons et vigiles sont fréquentes mais, là encore, dégénèrent rarement. En outre, des vigiles informels circulent dans le centre et régulent tout débordement (cris, canettes de bières, cigarettes allumées, …). Leur caractéristique tient en trois compétences : ils parlent doucement, ils sont dans le toucher avec les jeunes, ils parlent arabes si nécessaire.

Les scènes et échanges déployés dans ces territoires urbains participent d’une valorisation d’une culture de la rue même si elle reste sécurisée, ainsi que d’une construction vers l’autonomie, alors que beaucoup de personnes incitent aux enfermements (la famille, l’école, les structures socio-éducatives, le quartier…). Peut-on essayer de mieux préserver cette culture d’échanges pour le bien-être de ces jeunes?

Notes de bas de page

1 Cf notre étude “ Lyon, la banlieue et leur centre. Jeunes entre la rue de la République et la Part-Dieu ” financée par le FASILD dans le cadre du programme interministériel de recherche “ cultures, ville et dynamiques sociales ”, juillet 2002.

2 Cf les travaux à la fin des années 80 de Catherine Fôret et Pascal Bavoux.

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