Un modèle de la prévention a fortement le vent en poupe jusqu’à occuper tout l’espace médiatique et à entraîner un nombre croissant de professionnels dans son sillage : celui de la dissuasion-sanction.
Un modèle dont le cœur est la répression, qui se légitime en exposant des « données probantes »: baisse significative des accidents et des morts sur la route, réduction de la consommation de tabac….
Respect des lois, réduction significative des prises de risque et de leurs conséquences morbides… Enfin une prévention efficace qui est en passe de devenir une référence, un » gold standard » comme disent les anglo-saxons.
Cette politique de prévention s’appuie sur plusieurs volets
Une présentation claire des devoirs, des responsabilités des personnes
le code
une annonce sans fard des risques et de leurs conséquences
la vérité
la présentation et la mise en œuvre des contrôles, des sanctions
le pouvoir
la mise en place d’une éducation comportementale adaptée
l’apprentissage
le développement de dispositifs facilitateurs
le renforcement
la recherche d’une adhésion élargie dans la population
la communication avant, pendant, après.
Il s’agit donc d’un modèle intégré qui fonctionne dans le cadre d’une segmentation forte des risques permettant de focaliser les moyens sur des objectifs clairement identifiables.
Ce modèle est en phase avec une réorganisation des financements qui doivent être attribuables aux objectifs poursuivis. Enfin une évaluation possible des politiques en mettant en relation objectifs et moyens.
Donc : cohérence et efficacité.
Cette politique est le point d’orgue d’une évolution qui court déjà depuis plusieurs années avec une remise en cause progressive de la communication « à la française » (trop douce) comme des approches transversales et populationnelles (trop complexes, trop floues, trop diffuses, trop difficiles à évaluer). Elle s’appuie sur un renforcement des méthodes de programmation en santé publique incluant une évaluation à tous les niveaux, l’évaluation finale (la réduction de la mortalité/morbidité reliée au risque) validant in fine tout le reste. Toutes les pratiques seront rapportées à cette exigence d’efficacité visible, démontrable.
Oui mais…..
Ce nouveau paradigme de la prévention, qui devient aujourd’hui si populaire, dans la population comme chez certains professionnels, et chez les acteurs politiques, se confronte à des problèmes moins attendus
– Face à la réduction observée des accidents sur la route, comment penser la croissance importante des conduites sans permis, comment penser la persistance des conduites sous l’emprise de produits psycho actifs ? La solution sera-t-elle de criminaliser encore plus les conduites, de renforcer les contrôles, l’épée de Damoclès de sanctions aggravées ?
– Face à la réduction significative de la consommation de tabac, comment penser la croissance de la consommation de cannabis, l’évolution des modes de consommation chez les jeunes, les différences selon les milieux sociaux, le renforcement de l’économie parallèle ? Faudra-t-il élever encore plus les barrières légales, doubler les prix, renforcer la stigmatisation, viser l’éradication ?
– Face aux risques pointés dans l’agenda politique récent : obésité, alcoolisme fœtal, accidents…comment ne pas renforcer la stigmatisation, le sentiment d’exclusion, ne pas « culpabiliser les victimes »? Comment proposer des objectifs atteignables et non destructeurs ?
Il y a un vrai défi pour les professionnels de la prévention, de l’éducation pour la santé à réfléchir face à ce nouveau modèle dominant
– Défi pour en cerner les apports : recherche de cohérence, importance des déterminants environnementaux, enjeu de l’évaluation, principes d’organisation, implication du politique …
– Défi pour en cerner les risques : vision unidimensionnelle de la prévention, conception des personnes comme immatures et influençables (d’où l’enjeu du contrôle et de la communication violente ), tendance à la réduction des personnes à leurs comportements, (effets de classification et de stigmatisation), dévalorisation des approches éducatives (réduites à l’apprentissage de normes et de comportements adaptés) transfert de moyens de l’éducatif et du social vers le répressif et la communication pour étendre les niveaux de contrôle….
– Défi pour en cerner les points aveugles : la complexité des comportements, le sens des prises de risques, les inégalités de ressources (capital social, culturel, économique…), les histoires de vie au-delà des changements ponctuels de comportements, l’importance des composantes économiques et politiques de la production des risques pour la santé.
Cette pensée dominante nous confronte aux dimensions éthiques et méthodologiques fondamentales
– Le souci d’effet mesurable des actions sur la morbidité/mortalité peut il justifier tous les moyens ?
– Peut-on affronter la complexité de la santé en agissant de manière de plus en plus radicale déterminant par déterminant ?
Il est temps de nous rappeler les valeurs qui fondent notre engagement en promotion de la santé : principe d’éducabilité, de liberté, valeur des choix personnels, valeur de l’échange et de la co-construction de savoirs, importance d’une orientation vers les capacités, les ressources des personnes, vision à la fois globale et relative de la santé, volonté de ne pas nuire (qu’en est il de l’effet cumulatif des peurs, des perceptions d’insécurité ?), volonté de ne pas rester au niveau des symptômes, des problèmes mais de s’attacher aux causes plus profondes, volonté d’adapter informations et propositions pratiques aux conditions réelles d’existence, aux besoins fondamentaux qui ont à voir avec l’identité, le respect, le support mutuel, les dimensions relationnelles…
Il est temps collectivement de mieux partager et faire reconnaître nos savoirs et nos savoirs faire pour ne pas nous laisser pétrifier par le climat actuel, pour (re)construire une (des) alternative (s).