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Rester vivant

Guy ARDIET - Psychiatre, Unité d'Evaluation et de Recherche sur les Thérapies Médicamenteuses (UERTM), CH St Jean de Dieu, Lyon

Année de publication : 2004

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC MIGRANT, Demandeurs d'asile, Psychiatrie, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°15 – Dépasser l’urgence (Avril 2004)

Dans les années 2002 et 2003, chacun a vécu un accroissement de la demande de soins.

Pourtant, on est témoin (victime ?) d’un essai de mise en oeuvre de redéploiements, alternatives et pilotage, séances de travail, réseaux, régulation et instances, CA, CNAM, CME, CTE, CHSCT, CLIN, COPIL, , COTOREP, ANDEM, ANAES, PMSI, DRASS, DDASS, ARH, DGAS, HCSP, IVS, CROS, CDOS, CREM, ARTT, RSS, EPAS *

Mon idée était de recevoir des personnes allant mal, mais rapidement, sans leur dire « revenez dans deux mois, on y verra plus clair ». Dans ce projet, des entretiens hebdomadaires d’environ une heure furent définis, généralement pour 10 à 15 semaines. Le patient savait qu’on aurait, « dans ce temps là », tenté de guérir ou stabiliser les symptômes gênants. C’était sa demande… Quand on est souffrant, c’est maintenant qu’on a besoin, surtout lorsqu’on est demandeur d’asile.

Pourquoi donc quittent-il leur pays ? (Où, il est vrai, on risque de se réveiller égorgé, enlevé, tabassé ou dans l’ordre inverse …)

Ces personnes rencontrées m’ont fait vivre des notions du temps, autres :

–          1 nuit : le temps pour voir toutes ses affaires volées, quand on vit dans la rue

–          8 jours : le temps (environ) en centre de rétention pour reconduite à la frontière

–          1 mois : durée pour quitter le territoire en cas de refus du statut, le recours n’étant pas ici suspensif d’exécution de la décision.

–           18 mois : durée moyenne d’obtention du statut de réfugié

–          10 ans : le temps de voir diminuer maux de têtes, vertiges, nausées, insomnie, crises d’angoisse, réveils multiples en sueur, cauchemars, moments de dépersonnalisation, honte et désespérance (ça ne vous rappelle rien ?)**

–          ? ans : c’est le temps, environ, mais cela peut être bien plus long, la sociologie le dira, pour que diminue la croyance, dans le monde, que la France est toujours une terre d’asile

–          une vie : c’est le temps pour une femme ou un homme d’avoir une vie qui lui apporte logement, nourriture, habillement, vie sociale, culture, et un « SENS » à sa vie. Sinon, le sens sera celui de la mort possible … où sa vie (et pour lui celle des autres) sera peut-être subordonnée à une idéologie. Qui que je sois, médecin ou policier, quand je rejette l’autre, quand j’en fais un exclus, je lui donne la route à suivre pour adhérer à une théorie de vie sans vie, qui peut être extrémisme.

Pour les personnes rencontrées en situation de « migration de survie », elles ont vécu l’espoir, l’angoisse, les déceptions, et pourtant elles gardent l’espérance. Le temps est court, rendez-vous dans une semaine, si vous êtes encore en France.

Et il existe toujours, incroyable, cette espérance en un lendemain possible et meilleur …

Notre temps de rencontre est alors court, quelques semaines, quelques mois. Cela recrée une humanité authentique, où serait bien inutile la langue de bois.

Une fois réalisé le retour forcé au pays, que s’est-il passé, dans ces trois à dix entretiens ?

Le premier rendez-vous, parfois le deuxième, va débuter par une connaissance réciproque, y compris par la définition de la langue utilisable (anglais si on peut, allemand pour les pays de l’Est, un traducteur d’autres fois, parfois pas de langue commune).

Ensuite, deux temps de rencontres sont construits : l’un autour de la culture de la personne, de nos différences de vision du monde ; comment on dit sa tristesse, sa souffrance, comment cela se gère la vie là d’où on vient, là où on est ; la proposition de parler de son pays, et, pour la personne en exil, assez souvent « des » pays où elle a vécu. L’arrivée en France est précédée d’un exode, passant en effet par plusieurs pays, plusieurs traumatismes.

Un lien se tisse, avec le temps de réintroduire les symptômes, physiques (céphalées, douleurs dorsales, abdominales, …), psychiques (dépressions, insomnies, cauchemars, …). Un peu plus tard seulement, on en viendra – et pas toujours – à ce qui a été vécu de violences et d’humiliations. Entretiens parfois en individuel, parfois en couple, c’est la personne qui choisit.

Un symptôme très fréquent est noté, qu’on pourrait appeler une « absence psychique » : la personne se retrouve hébétée, pendant une heure ou deux, là où elle se trouvait (chez elle, en ville, dans un lieu public), ne sachant plus depuis quand elle est là, ne sachant plus ce qu’elle avait prévu de faire. Cela ressemble, dans son début et sa fin, aux absences épileptiques.

Enfin, il semble que cela soit plus fréquent chez ceux qui ont été malmenés ou ayant subi des pressions psychologiques graves.

On arrive  à partager, dans l’investissement de ces temps de soins (l’entretien dure facilement plus d’une heure), le vécu du temps comme très court et très fragile. Ainsi, cette jeune femme de 26 ans, qui hier me disait : « c’est étrange, depuis 6 ans, de vivre toujours en ne sachant pas où on sera le mois suivant ». Entre 16 et 20 ans, elle est passée dans quatre pays différents, ayant vu sa vie plusieurs fois en danger …

On comprend alors que le temps passé ici, c’est autant de temps pour les parents, et surtout pour leurs enfants, qui permet la certitude que demain lundi, ou le jour d’après, ou peut être même dans huit jours, ils seront encore vivants.

Notes de bas de page

* Echantillon Permanent des Assurés Sociaux

**cf Syndrome d’exclusion, J. Maisondieu

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