Il y a quelques années, Norman Sartorius, professeur émérite en psychiatrie, président de l’OMS, déclarait « obsolète » la notion de territorialité en psychiatrie (appuyant son argument sur le développement considérable de la mobilité et des moyens de communication tous azimuts qui caractérisent notre ère).
Je réagissais alors à cet « oukase »* par une véhémente protestation visant à faire la preuve que, non seulement la notion de territorialité n’était pas obsolète, mais qu’au contraire, dans son duel avec « l’universalité mondialisante », elle constituait l’une des sources essentielles du dynamisme de la psychiatrie de demain… Depuis, l’OMS a, d’ailleurs, opéré un certain revirement en la matière, en reconnaissant la valeur essentielle des principes d’une psychiatrie inscrite dans la communauté de son aire d’exercice.
La notion de territorialité constitue donc, à mon sens, une des notions de base, qui m’ont conduit à définir, avec mes collaborateurs, notre projet de service : la psychiatrie doit progresser appuyée sur ses deux jambes, l’universel, et le local. Une psychiatrie qui ne s’alimente qu’à la source de l’universel devient déshumanisante, désubjectivante, a-culturante. À l’opposé, une psychiatrie qui ne s’alimente que du « local » devient une sorte de chamanisme tribal.
Après ces considérations introductives, qu’en est-il de notre sujet : le territoire de la psychiatrie publique (le « secteur ») et celui de la « Santé mentale » (que d’aucuns tentent de représenter actuellement en termes de « bassins de vie » ou de « cartes sanitaires » aux dimensions variées) ? En d’autre termes, quels outils cliniques pourrions-nous mettre en œuvre pour nous approprier cette nouvelle territorialité…plutôt que de laisser le champ libre aux « découpages administratifs » dont nos décideurs ont la passion obsessionnelle (je ne résiste pas à rappeler ici l’un des mots historiques de cet éternel duel clinico-administratif : celui de Bonnafé, sommé de définir la dimension d’un secteur à l’usage de l’administration, répondant : « 66 666,6 habitants » : réponse plus élégante, mais non moins impertinente que celle du général Cambronne aux Anglais).
Donc, quelle conception clinique pouvons-nous établir à l’origine du « territoire de Santé Mentale » ?
Je tenterai ici une réponse succincte en reprenant ma question première : quels principes cliniques ont présidé à la conception du secteur de Psychiatrie ?
· Le principe de la continuité d’attention d’une équipe humainement gérable, à une population humainement connaissable (une équipe humainement gérable, c’est entre 50 et 100 personnes, une population humainement connaissable, c’est entre 50 000 et 100 000 habitants).
· Le principe d’intégration et d’appui sur les ressources contextuelles ; pour cela, il faut que la population en question ait une certaine « unité » préalable (et ne soit pas l’effet d’un découpage arbitraire) : groupe de villages, petite ville, quartier identifiable d’une grande ville, etc. (cette « unité communale » n’excluant pas, bien entendu, la diversité de cette population).
· Le principe d’accessibilité et de proximité : tous les outils de soin de cette équipe doivent être situés au cœur du secteur, et non pas excentrés, exilés à distance…et surtout pas les lits hospitaliers !!
La mise en œuvre très insuffisante et inégale de ces principes et de cette politique par l’Etat plonge un grand nombre de soignants dans l’inquiétude et dans la perplexité face à un discours politique ambigu où l’on ne sait plus très bien si les concepts de « Santé Mentale » ou de « Réseaux » viendraient se substituer aux prétendus « échecs » de la psychiatrie de Secteur.
Soyons clairs et fermes en la matière : le projet des réseaux de Santé Mentale ne vaut que là où le secteur a été réalisé dans toutes ses exigences de base (disparition des concentrations asilaires, traitement ambulatoire de la chronicité, dispositif d’accueil 24h sur 24 des urgences, articulations étroites avec les dispositifs sanitaires et sociaux de l’aire d’exercice, régression de la contrainte aux soins, disparition complète de la confusion entre lieux de vie et lieux de soins, partage et coopération constante avec les « usagers » (familles et patients).
La Santé Mentale est une étape supplémentaire de réalisation de la psychiatrie de secteur. Elle ne vaut rien si elle prétend se substituer ou compenser l’absence de réalisation de ces étapes préliminaires.
Ce préalable posé, quelle est donc cette étape nouvelle, et quel serait son territoire idéal de mise en œuvre ?
J’y vois, quant à moi, l’occasion rêvée de réparer enfin le péché originel du Secteur, dans sa conception et dans sa mise en œuvre : cette malfaçon, cette aberration, cette ambiguïté consistant à renoncer, dès le départ, à une Psychiatrie Générale, s’intéressant au développement psychique du sujet (et à ses accidents) de la naissance à la mort, pour couper en deux cette continuité existentielle à l’âge de 16 ans ! (ou 15 ans et 3 mois diraient les administratifs, dans leur arithmomanie infra décimale !). S’il est (et j’en doute !) des arguments cliniques essentiels pour spécifier la pratique d’un psychiatre de l’enfant, il en est de bien plus sérieux pour réduire le gouffre qui s’est instauré entre ces deux sous-disciplines dont les clientèles se chevauchent ou se disjoignent selon le caractère « désirable » ou « indésirable » de leur interface : les adolescents.
Ainsi, si nous définissons le champ de la Santé Mentale comme la conjonction pluri partenariale des deux extrémités de la mission que s’est donnée la psychiatrie de secteur : la prévention à un bout et la réhabilitation sociale à l’autre, il me semble que l’occasion est ici trop belle de remettre en lien les équipes « infanto-juvéniles » et « générales », entre elles, et avec tous leurs partenaires compétents et indispensables à ces deux actions, que la psychiatrie ne peut embrasser à elle seule :
· la prévention, avec généralistes, pédiatres, PMI, écoles, A.S.E., juges des enfants, familles…
· la ré-habilitation sociale, avec COTOREP, ANPE, Missions locales, travailleurs sociaux, tuteurs et curateurs, justice et force publique, associations culturelles, clubs d’entraide et de socialisation, aides à domiciles, bailleurs sociaux, généralistes, UNAFAM, FNAPSY, élus locaux…
Le territoire de cette pratique est ici tout trouvé, c’est celui de l’inter-secteur de Psychiatrie infanto-juvénile couvrant communément deux à quatre secteurs de psychiatrie générale, lesquels, associés au premier dans cette entreprise collective, retrouveraient enfin, dans leur collaboration obligée, le sens de la continuité d’attention à une population plurigénérationnelle et le souci d’une réduction des clivages induits par l’une des perversions de notre modernité, la sur-spécialisation.
Notes de bas de page
* oukase : décision arbitraire, ordre impératif.