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Autonomie, fragilité et soin : le « détour » par le lien

Pierre VIDAL-NAQUET - Sociologue au CERPE, Lyon

Année de publication : 2006

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°25 – Réinventer l’institution (Décembre 2006)

En nous proposant un passage par la Chine et en nous invitant à « penser d’un dehors », François Jullien nous conduit à mettre en perspective notre mode de penser l’accès. Nous autres Occidentaux, dit-il, « nous pouvons nous exprimer directement parce que nous allons droit aux choses, guidés que nous sommes par le « sentiment de la ligne droite » qui est aussi le plus court chemin de la vérité ». Aller « droit aux choses » exige un travail préalable : la débarrasser de toutes ses scories pour en atteindre l’essence1.

Or l’incursion dans la civilisation extrême-orientale relativise ce type d’approche de la réalité qui semble avoir traversé toute l’histoire de la pensée occidentale. Avec la philosophie chinoise nous changeons de « pli ». Nous quittons la recherche obsédante de la chose en soi, de la vérité, de la forme idéale dont il s’agit de dresser les contours et à partir de quoi se fonde l’action. François Jullien nous fait pénétrer dans un monde où ce n’est pas le sublime mais la fadeur qui est l’objet d’éloges. Car là-bas la chose n’existe pas en soi. Elle n’est pas « nue » mais au contraire indissociable de tout ce qui l’entoure. Elle n’est révélée que par ce qui la cache. Et encore, disparaîtrait-elle aussitôt dès lors que l’on prétendrait enlever son masque. C’est pourquoi d’ailleurs, les artistes chinois se sont fort peu attachés à figurer la nudité, intéressés qu’ils étaient par le mouvement, par le vague et l’évocation. Dans ce monde, ce n’est pas le rectiligne, le frontal et la visée qui font référence, mais bien plutôt le méandre, le détour, la corrélation et l’allusion.

Si ce lointain détour nous intéresse c’est que nous avons souvent, dans nos recherches, croisé le biais, le porte-à-faux, l’approximation, le double-jeu, le non-dit, le demi-mot mais sans trop bien savoir qu’en faire. Dans un monde dominé par le « sentiment de la ligne droite », la tendance naturelle est d’aborder cette façon de faire comme une imperfection, comme une incapacité des acteurs sociaux à toucher le but, à pleinement réaliser leurs projets parfois même comme une façon pour certains de poursuivre quelques sombres desseins.

Cette notion de « détour » nous semble utile pour mettre en perspectives certaines pratiques que nous avons eu l’occasion d’observer dans les relations qu’entretiennent les professionnels de santé et les malades traversant des situations de très grande fragilité. L’obligation d’informer le malade sur son état de santé et de rechercher son consentement en toutes circonstances semble être le modèle que l’on cherche aujourd’hui à valoriser. Or, nos observations montrent qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Toutefois, au lieu de déplorer une telle distance nous proposons d’en dégager la pertinence.

Du modèle de la bienfaisance à celui de l’autonomie

S’il est un domaine où s’est imposée pendant longtemps l’idée qu’il s’agit « d’imposer son plan au monde », c’est bien celui de la médecine. Jusqu’à une période relativement récente en effet, les rapports entre les médecins et les malades étaient essentiellement structurés par le principe de bienfaisance fortement teinté de paternalisme. Défini par Hippocrate, il y a plus de 2000 ans, ce principe, inscrit dans un serment, engageait le médecin à faire le bien et à écarter le patient du mal et de l’injustice. Inégalement positionnés face à la maladie, le médecin et le malade n’étaient pas liés par les mêmes obligations vis-à-vis de la vérité. L’un pouvait être tenu dans l’ignorance quand l’autre était assigné, au contraire, à un impératif de connaissance pour pouvoir décider en toute sérénité la thérapeutique la mieux adaptée. Détourner le malade de la conscience du mal qui le touche faisait partie des règles rassemblées dans le corpus hippocratum. Il s’agissait de faire le bien du patient, au besoin à son corps défendant.

L’avènement de la médecine moderne ne bouleverse pas fondamentalement les rapports entre médecins et malades. Ce n’est en fait qu’au XX° siècle, lorsque les actes médicaux deviennent porteurs de risques importants, notamment en raison de la banalisation de la chirurgie, que commence à s’ébaucher un autre modèle selon lequel les patients, malgré leur faiblesse, sont considérés comme des sujets autonomes susceptibles d’exercer leur choix et de décider de leur avenir grâce aux informations qui leur sont données. Tout récemment, la Loi du 4 mars 2002, précise que le malade « a droit au respect de sa dignité ». Le consentement devient le préalable à tout acte thérapeutique. La capacité de décision du malade est envisagée ici sous un angle assez large puisque le médecin est tenu de « respecter la volonté de la personne » même si cette dernière décide de refuser ou d’interrompre le traitement et mettre ainsi sa vie en jeu. Certes, dans ce cas, « le médecin doit tout mettre en œuvre pour convaincre {le patient} d’accepter les soins indispensables ». Mais, en principe, sans l’accord du malade, ces soins ne peuvent être imposés.

Mais si la loi s’attache à affirmer le droit à l’information du malade et élargir ses capacités de décision, elle n’inverse pas purement et simplement l’ancien modèle, en transférant au patient l’ensemble du pouvoir de décision. La loi du 4 mars 2002 dessine un modèle relationnel qui laisse une large place à la discussion et à la négociation. Titulaires d’un droit à l’information, les patients sont appelés à donner leur consentement quand une décision se profile. De leur côté, les professionnels de santé ont l’obligation de délivrer l’information qu’ils détiennent, mais ils gardent un pouvoir de conviction qui peut s’élargir considérablement dès lors qu’une décision du patient met en péril la vie de celui-ci. Là en effet, le médecin doit tout faire pour persuader le malade de se soigner et l’influencer.

Le paradoxe de la fragilité

Au bout du compte, la valorisation du consentement dans la relation de soins ne se traduit pas par la substitution d’un modèle à un autre. Le modèle de l’autonomie ne vient pas remplacer celui de la bienfaisance. En effet, si les professionnels de santé sont appelés « à tout faire » pour persuader le malade de se soigner, c’est que ceux-ci ont une idée précise du bien. L’interruption du traitement est dans ce cadre un mal en contrepoint duquel il y a le soin qui est vu comme un bien et qui, à ce titre, doit être privilégié.

Cette coexistence de ces deux grands principes, la bienfaisance d’un côté et l’autonomie de la volonté de l’autre n’est pas vraiment problématique tant que les partenaires de la relation de soins peuvent échanger leurs points de vue, débattre, faire valoir leurs sentiments. Une telle situation est en effet relativement équilibrée et s’apparente à une sorte de négociation dans laquelle les acteurs peuvent se convaincre mutuellement.

En revanche, une telle configuration devient plus délicate lorsque la relation est déséquilibrée (ce qui est en général inhérent à la relation d’aide) et surtout lorsque le malade entend – d’une manière ou d’une autre – faire des choix, mais en même temps connaît une fragilité susceptible de compromettre une telle aspiration. Tel est le cas de l’exemple que nous allons prendre et qui est celui des personnes atteintes par la maladie d’Alzheimer2.

En effet, cette maladie génère des troubles de l’intentionnalité. Pour autant, les malades touchés par cette pathologie ne sont pas dépourvus de volonté, bien au contraire. Sauf accident, les malades d’Alzheimer ne sont pas dans le coma… Ils expriment tous des intentions. Certes, ils ne le font pas toujours sur un mode rationnel ni dans la forme habituelle des échanges. Mais ils ne sont pas « passifs », ni par rapport à la maladie, ni par rapport à leur situation sociale ou familiale. Ils résistent, même quand cette défense les conduit à se démobiliser, à se replier sur eux-mêmes et à la dépression. Qu’ils admettent ou qu’ils nient leur condition de malade, qu’ils acceptent ou bien qu’ils contestent leur marginalisation sociale ou leur changement de statut dans la famille, ils manifestent leur volonté. Leur défaillance mnésique et cognitive ne les invalide pas comme sujet, sauf à considérer qu’il n’y a de sujet que rationnel et raisonnable.

Cela dit, si les malades d’Alzheimer restent des sujets autonomes malgré l’évolution de leur pathologie, ils sont aussi des êtres fragiles. Et, comme l’explique Paul Ricœur,  « est autonome un sujet capable de conduire sa vie en accord avec l’idée de cohérence narrative ».

On voit immédiatement ici comment les patients atteints de la maladie d’Alzheimer rencontrent une première limitation dans leur autonomie. Car l’affaiblissement progressif de la mémoire affecte précisément leur identité narrative.  Au fil du temps, le malade perd – mais jamais totalement toutefois – cette capacité à établir la continuité narrative de son identité.

Cette première fragilité en entraîne une autre. En effet, l’effritement de l’identité narrative altère, ce que Ricœur appelle la « revendication de singularité » en d’autres termes le pouvoir de dire « je » face à autrui.

Ainsi, les personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer, affaiblies par la maladie, atteintes dans leur capacité à dire « je » et à s’imposer face à autrui, sont  amputées d’une part de leur autonomie. Plus que d’autres, peut-être, ils vivent intensément cette tension entre l’aspiration à l’autonomie qu’ils expriment de diverses manières et leur fragilité qui les empêchent d’atteindre cette autonomie.

Cette tension rend évidemment problématique la relation de soin et le positionnement du soignant par rapport au soigné. Car, soit l’aidant considère le malade comme un sujet autonome, au risque de le fragiliser par les informations qu’il diffuse, soit il le prend en charge au motif de sa vulnérabilité, en se référant au « principe de bienfaisance ». Mais il compromet, alors, l’accès à l’autonomie du sujet.

Ces deux options aboutissent au même résultat. Elles finissent par dépouiller l’individu de sa capacité de sujet. En décidant à sa place dans un cas, en aggravant sa vulnérabilité et donc son pouvoir de décision dans l’autre cas.

Les pistes du malentendu

Ces deux options renvoient à des pratiques réelles. Certains professionnels de santé, surtout aux Etats-Unis, n’hésitent pas en effet à dégager leur responsabilité et à éviter d’éventuels recours en affichant tous les risques possibles, même ceux qui sont les plus rares. Ce mode de diffusion de l’information concerne surtout les thérapeutiques intrusives et par conséquent porteuses de risques. D’autres professionnels jugent au contraire inutile d’informer le malade au motif que celui-ci ne peut comprendre ou bien risque d’être trop fragilisé par l’annonce qui lui est faite. Ce silence sur la maladie et sur la thérapeutique qui l’accompagne est assez fréquent dans le cas de la maladie d’Alzheimer.

Toutefois, ce renoncement à l’autonomie sous le prétexte de la fragilité ne fait pas aujourd’hui l’objet d’une forte légitimation. C’est souvent par défaut que de telles options sont prises. D’ailleurs, les observations que nous avons pu faire3 montrent l’existence d’autres manières de faire dont la caractéristique est que l’autonomie du sujet d’un côté et son bien-être de l’autre y sont abordés non point de façon frontale, mais sur un mode très pragmatique au travers de nombreux détours. Comme si les deux pôles n’étaient pas exclusifs l’un de l’autre mais au contraire devait être tenus ensemble malgré tout ce qui les oppose.

Car dans le cabinet du médecin, il n’est pas toujours question de vérité, de clarification, d’annonce de diagnostic, de révélation, d’échanges solidement argumentés. Pour autant, il n’est pas non plus question de mensonge, de secret ou de tromperie. Mais le plus souvent d’un « entre-deux » qui se situe entre la transparence et l’opacité, entre l’accord et le désaccord, entre le dit et le non-dit. Peut-être en partie parce que la maladie d’Alzheimer nécessite moins de thérapies lourdes, que de prise en charge psychologique, sociale et familiale, les scènes d’interaction sont plutôt marquées par un langage allusif, par la corrélation ou l’allusion.

Comme le fait remarquer un neurologue, « il ne faut jamais mentir au malade, mais sans doute, aussi ne pas lui en dire plus qu’il ne le souhaite » (Gil R.). Un espace est ainsi ouvert entre le mensonge qui travestit la vérité et le « mensonge par omission » selon lequel « tout » n’est pas dit pour prendre en compte les attentes et les souhaits (implicites bien souvent) du patient. Un véritable travail d’euphémisation est ici à l’œuvre.

Certes, dans un contexte social qui valorise la transparence et l’authenticité, la notion d’euphémisation n’a pas bonne presse. L’euphémisation peut paraître comme un mode d’édulcoration de la réalité, qui fausse le processus de décision et qui n’est pas très éloignée de la tromperie.

Mais on sait aussi que, dans la vie ordinaire, les relations entre les personnes ne sont jamais totalement transparentes. Maintenir la relation avec autrui est dans cette configuration indissociable d’une part de mensonge. Pour Boris Cyrulnik, « mentir, c’est respecter l’autre », c’est même une « preuve de talent relationnel ». Seuls « les pervers, les psychotiques ne mentent pas, parce qu’ils se moquent des autres ».

Cet éloge du mensonge dans les relations a de quoi choquer, s’il réfère à « une vérité » dont on pense qu’elle peut être soit dévoilée (« dire la vérité »), ou soit dissimulée (« dire un mensonge »). C’est dans cette dernière perspective que l’on aborde souvent « la vérité sur la maladie », appréhendée d’un point de vue biomédical uniquement, c’est-à-dire comme une « entité » décrite par les chercheurs. Or, la maladie est une « entité virtuelle » qui n’a pas d’existence hors du corps malade. Elle lui est irrémédiablement « attachée » selon l’expression proposée par Bruno Latour. Dès lors, elle devient une réalité qui s’éloigne de la description théorique. Elle est une réalité pluridimensionnelle, c’est-à-dire bio-psycho-sociale.  La vérité devient, par conséquent, nécessairement plurielle. Sa « révélation » n’est pas de l’ordre du simple dévoilement. Elle est un « compromis » entre plusieurs vérités, celle du (ou des) médecin(s), celle du malade, celle de son entourage… C’est d’ailleurs la raison pour laquelle « la vérité » dite sans ménagement est une vérité « assénée », une vérité qui fait (inutilement) mal.

Le compromis discursif, au contraire, a la prétention d’intégrer plusieurs vérités. Le compromis est alors le fruit d’un « travail d’euphémisation » qui relève d’une « mise en forme » de la réalité. Pierre Bourdieu, pour qui « parler c’est mettre des formes », le « travail d’euphémisation » est un compromis. Il conduit en effet, « à produire quelque chose qui est une formation de compromis, une combinaison de ce qui était à dire, qui prétendait à être dit, et de ce qui pouvait être dit étant donné la structure constitutive d’un certain champ ».

Le résultat de ce « travail d’euphémisation »4 ne comporte aucune garantie normative. La nature du consentement recueilli suite à une telle opération d’euphémisation n’est pas vraiment repérable. Parce qu’il comporte toujours une part d’opacité, le discours euphémique n’éclaire que partiellement le consentement. Dans ces conditions, le consentement peut aussi bien être éclairé qu’« abusé ». Le consentement est abusé lorsque celui qui consent ne tient pas en main les tenants et les aboutissants de sa décision. Certes, des informations lui sont transmises, en principe pour l’éclairer. Mais d’autres informations sont retenues pour obtenir de celui-ci un comportement ou une décision attendue. Tout « l’art » du médecin consiste à trouver la « juste mesure » entre « vérité assénée » et dissimulation, à rechercher un positionnement « raisonnable » entre l’engagement abusif (décider à la place du malade) et la défection (laisser le malade seul face à sa décision).

C’est dans cet écart entre l’engagement abusif et la défection que se glisse très probablement l’influence. On ne peut en effet parler d’influence lorsque le praticien prend la place du malade en le laissant dans l’ignorance. On ne peut s’y référer non plus lorsque le malade est abandonné à lui-même avec des informations qui lui ont été présentées sans discernement. Par contre, l’entre-deux laisse apparaître la possibilité de l’influence et un mode de relation laissant une large place à l’euphémisation dont l’objectif est double : permettre au malade de s’approprier la décision (vue ou entrevue initialement par le professionnel de santé) ; maintenir voire favoriser la relation de confiance dans un contexte où la trajectoire du malade est appelée à se dégrader. Mais cet entre-deux permet aussi au malade d’influencer le médecin. Les rapports d’influence sont alors réciproques. Ils dessinent une scène de négociation sur laquelle aucun des protagonistes ne révèle tout ce qu’il sait, ni toutes ses intentions. Bref, une scène où l’influence réciproque est indissociable d’un certain « travail d’euphémisation » accompli par tous les acteurs en présence. L’euphémisation oblige en effet en retour un travail inlassable de décryptage, de traduction et d’interprétation.

Le malentendu n’est pas à écarter toutefois. Notamment quand ce travail de décryptage n’est pas mené jusqu’à son terme, ce qui est généralement le cas, sans quoi l’euphémisation n’aurait pas d’utilité. A première vue, le malentendu semble mettre en échec la recherche du consentement éclairé et compromettre de façon radicale l’autonomie de la décision.  Toutefois, à y regarder de plus prêt, certains malentendus sont probablement plus constructifs. Parmi les différentes sortes de malentendus qu’il passe en revue, Jankélévitch en retient un qui ne conduit pas forcément les protagonistes à leur perte. Du moins, selon lui, pas immédiatement. L’équivoque – également distribuée – étant ce qui permet aux acteurs de s’entendre. Chacun sait que l’autre se méprend, mais aucun ne cherche – et n’a intérêt – à lever l’ambiguïté. La relation s’installe dans un non-dit particulier, puisqu’il s’agit là d’un non-dit qui permet de dire et qui crée ainsi des rapports de connivence. La connivence5, en effet, est une entente qui peut s’établir entre deux ou plusieurs personnes, sans que celles-ci ne soient obligées d’aller jusqu’au fond des choses, de s’accorder sur un jugement. Elle établit entre les protagonistes une relation relativement équilibrée, à base fortement émotionnelle. Ainsi ce genre de malentendu dessine « une partie sans gagnants ni perdants (car chacun y trouve son avantage), une partie dont les partenaires, tout en lisant dans le jeu l’un de l’autre, ne cherchent pas à jouer au plus fin, mais se comprennent à demi-mot et bornent toute leur ambition à perpétuer, par une entente inavouée, certains profits illégitimes ou indéfendables ».

Conclusion

Finalement on peut lire de deux façons différentes ce travail d’euphémisation à l’œuvre dans la relation de soins. Une première lecture peut nous conduire à voir dans le malentendu et la fiction une certaine impuissance à accompagner le malade comme sujet autonome en raison de la fragilité et des déficiences cognitives de celui-ci. Au bout du compte, c’est de façon relativement douce, mais considérablement opaque, que le professionnel de santé prendrait les décisions. Le consentement de la personne ne serait alors que très relatif, presque un leurre.

Cette première lecture vient très vite à l’esprit dès lors que l’on considère l’autonomie comme un état idéal à atteindre, défini, selon la conception Kantienne, comme la faculté de se donner à soi-même ses propres lois, ou bien, selon l’approche libérale, comme l’expression de l’indépendance et de la liberté. Car, il est clair que dans ce cas la déraison entame largement cette possibilité d’accès à l’autonomie.

Mais une autre lecture est possible à partir du moment où l’on aborde l’autonomie non point comme un état qui serait l’opposé de la dépendance, mais au contraire comme une tension dans laquelle autonomie et dépendance se nourrissent mutuellement et sont en constante transformation. Car, selon François Jullien « soit on construit une forme modèle qu’on projette sur la situation, ce qui implique de momentanément la figer ; soit on s’appuie sur la situation comme une disposition dont on sait qu’elle ne cesse d’évoluer ». Ce point d’appui devient un « dispositif » non point au sens d’un « ensemble de moyens disposés conformément à un plan » mais plutôt « comme ce que nous en découvrons à l’envers : une certaine configuration qui s’offre à la manipulation et par elle-même est productrice d’effet ». Dans ces conditions l’euphémisation devient l’élément d’un dispositif rendant favorable la potentialisation des situations. Car, que font finalement les professionnels de santé face à des malades vulnérables, sinon de se polariser d’abord et avant tout sur le lien et sa maintenance seuls susceptibles de favoriser (sans le garantir) le processus d’autonomisation du sujet. D’une certaine manière, ceux-ci optent pour le « détour » par la construction et sa consolidation dans la relation de soin, car ils savent bien que sans lui l’autonomie reste (définitivement) hors d’atteinte.

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