Il est certain que l’expression « dangerosité sociale » devrait être à jamais proscrite du langage éducatif. Son caractère prédictif assigne l’individu à une potentialité négative et aux inéluctables conséquences institutionnelles que sont les divers placements (prison, hôpital, l’établissement pénitentiaire pour mineurs …). Mais l’effacement de l’idée de dangerosité n’est pas sans répercussions sur une pensée professionnelle, spécialement dans un contexte actuel, indubitablement sécuritaire.
L’effacement est d’autant plus solide que certaines formules semblent suffire à rendre compte d’une réalité professionnelle. Ainsi, dans notre profession, on parlera de jeunes « violents » ou « très difficiles ». Mais, les éducateurs savent qu’il faut déchiffrer dans ce langage euphémisant ou abstrait un danger possible, danger qui peut les atteindre eux, en premier lieu, surtout lorsqu’ils travaillent dans des services d’hébergement. Si un jeune commet un acte violent à l’égard d’un éducateur, il est considéré comme profondément intolérable. Il est alors, le plus souvent, exclu du foyer. L’éducateur agressé peut se retrouver dans une situation paradoxale, considérant à la fois qu’il a été l’objet d’une violence profondément étrangère à ce qu’il est vis-à-vis de ces jeunes et se revendiquant pourtant d’être leur éducateur. C’est peut-être dans cette contradiction que cette dangerosité s’efface.
Cet effacement interdit à l’éducateur d’entrer dans la réalité de l’autre, et de constituer sa propre pratique. En excluant la dangerosité, cette part de l’autre qui entre si difficilement dans l’idéologie du projet éducatif, il s’interdit de prendre en compte la part d’une réalité profondément destructrice au profit d’un réel donné sous sa forme la plus acceptable, pour que le professionnel puisse continuer à attendre de l’autre qu’il s’y conforme. Alors l’éducatif peut parfois se réduire à un simple contrat, entre une partie qui doit se conformer à l’aide qu’on lui apporte et une autre qui se « compassionne » pour ce jeune. C’est un échange à valeurs nulles.
On parlera d’autant moins de dangerosité que ce sont avant tout un « jeune », un « usager », c’est-à-dire l’unité d’une série qu’il faut s’interdire de nommer. Par exemple, il est mal vu de dire qu’il est délinquant, même si le mineur répète ses délits. Cet effacement peut être lourd de conséquences et atteint un langage professionnel qui, en excluant la part de sa violence sociale, adoptent des discours moralisants du type : « La société exclut », un quasi truisme ; « tout le monde n’a pas la chance », une logique déconcertante… Ces énoncés imparables font silence sur une réalité.
Ces jeunes sont « dé-nommés » pour faire contre-pied aux discours qui, selon la profession, les « sur-nomment ». On se souvient, dans le milieu professionnel, du tollé qu’avait provoqué Jean-Pierre Chevènement en les qualifiant de sauvageons. Pourtant il indiquait que l’éducation était une question de greffe : il suffit d’une petite part de civilisation ou de raison pour que ce jeune advienne à grandir. Ainsi privés d’une quelconque affirmation d’existence, ils ne sont plus que les supports d’attributions positives. Au bout du compte, seul leur propre langage ou notre propre compassion peut les qualifier. Cette qualification passera par l’expression de respect. Dans leur langage cela signifie qu’il faut accepter leur violence : « Maximum respect ! » dit le délinquant pour signifier la soumission qu’il veut infliger. Ou, pour certains professionnels, il faut les respecter, parce qu’ils sont de pauvres gosses. Mais alors sous quels prétextes aurais-je moi, éducateur, à respecter ce garçon qui a commis un vol, un viol ou une quelconque agression ! Au nom de sa pauvreté, de son exclusion ? Educativement, cela n’a aucune valeur.
La catégorie « dangerosité » se présente peut-être moins comme un danger – employée, après tout faute de mieux – qu’une manière de parler d’une part de l’autre. Cette catégorie n’est qu’un moyen pour entrer dans une pratique. La véritable « dangerosité » résiderait plutôt dans le fait de ne pas écouter ce jeune qui veut résilier ce qui, dans un regard collectif, le réifie. Ce jeune garçon qui a plusieurs fois volé se rebiffe alors, dans le cabinet du juge des enfants, pour proclamer que voler n’est pas son métier, ou le jeune roumain qui se prostitue place Dauphine ne veut pas admettre d’être pris dans un acte homosexuel. Tous les deux disent qu’ils sont autre chose que ce qu’ils font. Ils sont sujets parce qu’ils ont su se cabrer et déclarer qu’ils ne sont pas déterminés. En cela ils disent qu’être sujets n’est pas une question de statut accordé d’emblée à tout individu au nom du respect qu’on veut à tout prix lui accorder, mais relève d’un vrai mouvement d’existence. Cela démontre bien que le déterminisme de l’idéologie sécuritaire a vraiment ses limites.