Voici quelques accroches de ma pratique pour lancer le sujet (il y en aurait une foultitude d’autres) :
· Deuxième entretien d’admission à l’hôpital de jour enfants, propos tenu à une mère : « Madame, je ne peux rien faire pour votre fils (6 ans), si vous n’acceptez pas, si vous ne reconnaissez pas qu’il est autiste ». Je connaissais mère et enfant depuis plus de deux ans dans une institution pour polyhandicapés. Cela ne nous empêchera pas de l’accompagner dans leur parcours pour échouer dans le combat d’intégration scolaire et le fantasme d’une évolution normative.
· « Docteur, j’suis schizophrène, hein ! J’suis schizophrène. Je le sais bien. Pourquoi vous ne voulez pas me le dire ? » Propos tenus, après une longue hospitalisation, par une personne qu’à l’époque on étiquetait « schizophrénie disthymique » et qui vit en société dans la précarité et les aléas psychopathologiques mais à sa mesure depuis de très longues années.
· « Docteur, je vous ai amené toute la documentation que j’ai trouvé sur internet pour mon fils qui est hyperactif. Je pense adhérer à l’association des parents. Qu’en pensez-vous ? » (autre version connue aussi : les « troubles bipolaires » ; ou encore les « TOC » ; sans omettre LA dépression). Au prix de quoi, le fils vient depuis des années, par épisodes plus ou moins longs, parler de cette hyperactivité qui le maintient dans un réel de l’amour impossible et déçu de sa mère, et qui lui colle comme une identité et un stigma, comme sa singularité et sa sauvegarde.
Je n’ai pas la place ici de raconter ces histoires de vie ; pas plus que de raconter un itinéraire de positionnements praticiens clinique et institutionnel.
Pourtant, lutter contre l’asile d’aliénés et la science qui en est issue (de Pinel à Kraeppelin) a été (et demeure) essentiel, notamment pour une autre façon de cliniquer1.
Pour autant la « passion » de la Klinique est ravageuse dans les milieux psy2. Nous y reviendrons. Auparavant, il faut dire le rejet et l’inquiétude face à l’envahissement de la clinique à la dévotion des trusts pharmaceutiques3, de l’idéologie managériale (dernière version : la VAP, valorisation de l’activité en psychiatrie, ou encore la T2A, après le PMSI et autres fredaines), du comportementaliste (cf. le déshonorant rapport de l’INSERM, 2005), du réductionnisme de l’evidence based medicine, soit le DSM IV en psychiatrie. Cette psychiatrie industrielle s’argumente du sauvetage de la profession psychiatrique, de la prétention à rejoindre les sciences biomédicales [par une pseudo-objectivation du diagnostic par un descriptif de données symptomatiques, par évaluations multiaxiales et un prétendu athéorisme ; par les échelles de dépression, de dangerosité, … ; en s’accréditant des explications savantes péremptoires de la génétique ou des neurosciences ; par les protocoles et les conférences de consensus auto-certifiant des « bonnes » pratiques ; ….].
Comment traiter alors de la question de la clinique, des catégories cliniques, de la taxonomie, de la classification ? Dans la pratique4, par une nosographie personnelle qui n’est convoquée qu’en cas de nécessité, et qui provient d’une alchimie faite des études, des formations et des expériences, des types d’exercice, mais aussi des choix éthiques.
Même à corps défendant, on ne peut se conduire à l’identique avec « un paranoïaque » et avec « un schizophrène », avec un jeune délinquant et avec un jeune présentant des conduites antisociales sur structure psychotique. Il n’empêche qu’il demeure possible, et nécessaire, de ne pas confondre la « maladie » et le sujet porteur de celle-ci5. Des points de butée existent. Il reste délicat, en garde hospitalière, dans un certificat des 24 heures de s’opposer radicalement cliniquement au certificat initial d’un collègue adoubé d’un rapport de police, devant un patient « ensuqué » et éventuellement déjà en chambre d’isolement. Et le diagnostic d’entrée perdure sinon. Il est devenu quotidien de se trouver devant des patients et leurs familles qui s’emparent des diagnostics génético-médico-psychiatriques, que ce soit pour constituer des groupes de self-help, pour exiger telle modalité de traitement ou réfuter celle du psychiatre, pour étayer sa place d’usager comme individu et comme collectif, voire comme lobby. C’est par exemple, évident pour ce qui concerne l’autisme.
Une éthique de la responsabilité nous oblige à faire face à toute situation (ici, notamment celles qui renvoient à la contrainte, à l’obligation de soin, …), c’est-à-dire à répondre, à savoir, à savoir répondre de sa place, avec une obligation de moyens et une effective application du principe de subsidiarité, tout en récusant une nosographie précise (et tout protocole thérapeutique) imposée par la « science » psychiatrique industrielle. A la relation médicale verticale, voire paternaliste, il s’agit d’opposer une relation transversale qui prenne en compte la personne, l’individu social, le citoyen, le corps, le sujet dans la rencontre et le suivi singulier, autant que les protagonistes en scène et l’environnement social.
D’où l’éthique de conviction affichant que cliniquer c’est expérimenter. Qu’avons-nous fait d’autre avec la psychothérapie institutionnelle, la communauté thérapeutique, la psychiatrie de secteur, la psychiatrie communautaire, la psychiatrie démocratique, … ? C’est s’articuler à la formule connue et contestée : « l’inconscient c’est le social ». C’est partir d’une position multiréférentielle qui prenne en compte le réel. C’est développer l’aptitude à la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre. C’est accepter la négociation avec la personne « porteuse de troubles psychiques » et son entourage les questions en jeu, les mises en œuvre possibles ou obligées6. C’est certes comparer ce que l’on entend, ce que l’on observe à une organisation psychique modélisée ou préétablie dans nos connaissances. C’est se confronter à ce que la personne donne à voir et à entendre pour valoir comme demande ou refus, au savoir de la personne comme à ce que d’autres (les partenaires, les proches, l’équipe psychiatrique pluridisciplinaire) rapportent et défendent. C’est expérimenter, dans les entrelacs de subjectivités et de professionnalités, de zones de gris, de flous partagés, de savoirs mis à l’épreuve, … Ce qui est escompté c’est qu’advienne, dans une interlocution complexe, une praxis qui prétende à psycho-dynamis(<s>s</s> t)er la clinique.
Cette clinique là implique une créativité sociale et institutionnelle, une inventivité relationnelle, des professionnalités qui sachent se renouveler.
Notes de bas de page
1 Par plaisir de la référence toujours actuelle au refus du labeling, de l’étiquetage, je replace cette citation tirée d’Henri IV de Luigi Pirandello et qu’aimait citer Franco Basaglia : Ah ! Malheur à celui qui, un beau jour, se trouve marqué d’un de ces mots que chacun répète ! Le mot « fou », par exemple, ou encore, que sais-je, le mot « imbécile » ! Mais, dites-moi, peut-on rester calme à l’idée que quelqu’un s’acharne à persuader aux autres que vous êtes tel qu’il vous voit, lui, à vous graver dans l’esprit des autres, conforme au jugement qu’il a porté sur vous ? « Un fou », « un fou » !… Se trouver devant un fou, savez vous bien ce que cela signifie ? – Cela veut dire : se trouver devant quelqu’un qui ébranle jusque dans leurs assises toutes les choses que nous avons construites en nous, autour de nous, la logique, la logique de toutes nos constructions. ».
2 On pourra lire quelques bonnes feuilles à ce sujet dans le livre d’Yves Buin, Psychiatries : l’utopie, le déclin, Erès, Toulouse, 1999. Le lecteur poursuivra utilement avec le livre de Jean-Pierre Martin, Psychiatrie dans la ville – Pratiques et clinique de terrain, Erès, Toulouse, 2000.
3 On renverra le lecteur aux livres d’Edouard Zarifian, récemment disparu ; citons par exemple ceci : « Pour la psychiatrie officielle contemporaine, tout symptôme psychique, selon le dogme imposé, obéit au modèle médical et ses déterminants sont supposés d’origine chimique. Il est ensuite facile de recommander comme seul traitement envisageable une pilule agissant sur la chimie cérébrale. ».
On peut lire également, notamment : J. Blech, Les inventeurs de maladie – Manœuvres et manipulations de l’industrie pharmaceutique, Actes Sud, 2005 ; Philippe ¨Pignarre, Comment la dépression est devenue une épidémie, La découverte, 2001 ; R. Moynihan, A. Cassels, Pour vendre des médicaments, inventons des maladies, Le Monde diplomatique, n°626, mai 2006, pp. 34-35 ; Ian Hacking, La fabrication des malades, La Recherche Hors série n°16, Août 2004, pp. 46-48.
4 Ce qui signe que nous n’abordons pas ici la question du diagnostic et de la nosographie, dans les domaines de l’épidémiologie ou de la santé publique. Quant à la question de la souffrance sociale, je renvoie au livre Répondre à la souffrance sociale sous la direction de Michel Joubert et Claude Louzoun, Erès, Toulouse, 2004.
5 Il reste fort utile de se référer à la question de la chronicité pour mieux percevoir l’enjeu d’une professionnalité et d’un savoir qui visent le changement. Le fameux rapport de L. Bonnafé, L. Le Guillant, H. Mignot, Problèmes posés par la chronicité sur le plan des institutions psychiatriques- Rapport d’assistance présenté au congrès de psychiatrie et neurologie de langue française, LXIIe session, Marseille, 7-12 septembre1964 reste une vraie référence, à actualiser. Ajoutons-y le travail de G. Lantéri–Laura, La chronicité dans la psychiatrie française moderne, Annales n°3, mai – juin 1972 : L’observation psychiatrique représente « quelque chose qui tient à la fois à la folie et à l’existence dans un certain type d’établissement. La majorité des malades se trouvent observés dans une institution qui ne peut durer que s’ils restent longtemps hospitalisés ; cette condition s’occulte, et le savoir théorique vient affirmer, à sa place, que la chronicité est une caractéristique essentielle à la psychiatrie. ». Observations encore plus caractérisées évidemment chez Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique – Cours au Collège de France 1973-1974, Hautes études Gallimard / Seuil, 2003.
6 Cela conduit de nos jours à devoir se positionner dans bon nombre de pays européens sur la question de la « personne de confiance » (Belgique), des « directives anticipées » (Suisse) ou du « psichiatric will » (Réseau européen des (ex-) usagers et survivants de la psychiatrie). Alors qu’il serait question d’un rapide et prochain toilettage de la loi du 27 juin 1990, peut-être pourrions-nous accepter de nous confronter à ce problème.