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« A votre santé ! »

Nicolas VELUT - psychiatre, Toulouse

Année de publication : 2014

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, Santé publique, SCIENCES HUMAINES, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°52 – Santé mentale et santé publique : distance et proximité de disciplines connexes (Juin 2014)

L’objet de la Santé Publique en tant que science produisant un savoir sur les pratiques médicales adéquates, les « bonnes pratiques » est de nous aider dans nos choix et décisions en matière de promotion, de prévention et de mise en œuvre de la santé. Si la santé publique nous sert de repère et de cadre pour notre pratique quotidienne, elle ne dit rien à mon sens de notre façon de soigner les gens. Ce discours fondé sur la statistique, et qui sous-tend la politique de santé ne peut en effet rendre compte de l’intime de nos actes, dans cette relation si singulière qui nous lie au patient en souffrance, ni de ce que le symptôme, celui du patient et celui du clinicien, véhicule de singulier et qui échappe à la norme. Peut-être devrions-nous être plus humbles. Qui soigne-t-on et que soigne-t-on à coup de « bonnes pratiques » ? Sont-elles dictées par le discours commun et consensuel, celui qui dit quoi faire en toutes circonstances ou bien notre bonne conscience (« au moins, j’aurai fait ce qu’il faut ») voire notre morale (« au moins je l’aurai prévenu ! ») ? En tout cas certainement pas l’autre, le soi-disant objet de nos soins les plus diligents qui risque de disparaître comme faire valoir, de passer à travers les mailles de nos bonnes pratiques et de notre bonne conscience. Est-ce que s’attacher à ce discours de la norme et de la statistique sans tenter d’entendre ce que l’autre a à nous dire ne risque pas de réduire ce « tout le monde » à un « n’importe qui » ? Le risque est de rendre ainsi le sujet interchangeable, le transformant en consommateur de santé, sensé se satisfaire de l’objet-produit de la science-technique érigée en absolu, détenteur de la vérité sur notre bien-être, et réduisant par là même le quidam au silence ?

Jeune-homme d’une trentaine d’années, Tony inquiétait les équipes de rue par de ses alcoolisations massives et réitérées, quotidiennes, le conduisant régulièrement aux urgences car son corps mettait une butée à ses excès, et que son pancréas demandait grâce, au bord de la rupture… Il vivait à la rue comme un adolescent attardé et tapageur. J’ai reçu Tony un matin de bonne heure, à jeun et déprimé. Il demandait qu’on le sorte de là, disait qu’il n’en pouvait plus, aussi avons-nous évoqué ensemble le projet d’une hospitalisation pour un sevrage, la mise en place d’un traitement antidépresseur, et une évaluation sociale plus approfondie destinée à déboucher sur de l’hébergement et un cadre de soin, le tout « clef en main », du beau travail et qu’il semblait apprécier à sa juste valeur. Nous convenons donc de nous revoir quelques jours plus tard pour avancer le projet. J’imagine commencer à lui prescrire un produit qui pourrait le soulager de cette douleur qu’il traîne avec lui. En matière de produit, c’est Tony qui aura eu le dernier mot. Lors du rendez-vous auquel il est venu, à l’heure et à jeun, et le sourire aux lèvres, il a posé sur le bureau un pack de bières tout juste acheté, en me demandant si je voyais un inconvénient à ce que ce soit là sa consommation matinale ! Je terminais donc cet entretien, lui laissant bien sûr la porte ouverte sur une demande qu’il pourrait un jour formuler (bla-bla…), et de façon un peu dérisoire et vengeresse, je lui lançais un « à votre santé » lourd de sens parce que justement, je n’en donnais pas lourd de sa santé !

Il y a certes dans l’attitude de Tony quelque chose de l’ordre de la jouissance, et certainement un peu de perversité à venir se repaître de ma surprise et de ma supposée déception face à sa provocation, mais je pense que ça n’est pas uniquement pour se « payer ma tête » qu’il est venu ce jour là, J’e vois dans cette attitude en effet au moins deux autres raisons, qui chacune ont déjà à voir avec l’établissement d’un lien transférentiel :

– la première visant « l’institution » à travers moi, en ce qu’elle peut produire de discours normatif. Il vient lui signifier qu’il « n’avalera pas » ce qu’elle veut lui donner, qu’il n’occupera pas la place qu’elle a prévu pour lui et qu’il n’a pas l’intention de se taire et de se laisser réduire au silence en se gavant de son objet.

– la deuxième raison que je vois rétrospectivement à sa venue, c’est qu’il lui a semblé important d’aller au bout de cette démarche, comme la reconnaissance du désir des équipes à son endroit et le maintien d’un lien avec elles. Il est aujourd’hui sorti de la rue et vit dans un lieu alternatif d’habitat à très bas seuil, où il a réduit par lui-même et sans recours à aucun soin médico-psychiatrique sa consommation d’alcool.

Qu’est ce que la santé pour Tony en tant que politique de prévention, de promotion, d’accès aux soins, bref, en tant que discours social, de discours de l’autre ? Manifestement pas quelque chose qu’il peut s’approprier. Il en reste l’objet passif, objet du discours institutionnel qu’il ne peut que vivre de façon persécutive. Que peut nous dire la statistique et la norme sociale du bien être de quelqu’un ? Qu’est ce qu’un clochard pris dans la spirale autodestructrice de la désintrication pulsionnelle a à faire de la prévention ? Où se trouve le savoir ? Du coté de nos certitudes ou bien de cet homme qui vient nous dire qu’il boira sa vie jusqu’à la dernière goutte, et qui nous dit aussi ce qu’il en pense, au passage.

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