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De quelle maison faire le deuil ? Quelques réflexions après Katrina

Anne LOVELL - CESAMES (Centre de Recherche Psychotropes, Santé Mentale, Société) INSERM U611 - CNRS UMR 8136 - PARIS 5

Année de publication : 2007

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°27 – Au bord du logement (Juillet 2007)

Une sculpture métallique flotte à l’entrée du Lower 9th Ward, ce quartier afro-américain de la Nouvelle Orléans, le long du Mississipi.11 piquets bleu clair, rangés tels des tuyaux d’orgue, dont les hauteurs variées figurent les différents niveaux atteints par les eaux durant la semaine qui a suivi l’ouragan Katrina. Puis un assemblage rudimentaire de poutres rouges, ceci pour figurer une maison – plutôt son squelette – posée sur un socle de béton, un type de fondation usuel pour cette ville bâtie sous le niveau de la mer.  A l’intérieur de cette « maison » deux chaises en métal rouge, elles aussi, et qui se font face. Deux autres semblables chaises, mais cette fois à l’extérieur et pour évoquer aussi bien la vie sociable de la rue nouvelle orléanaise que sa disparition subite. Pendant plus d’un an, avant qu’on ne le rase entièrement, le Lower 9th c’est cela, une alternance de pavillons aplatis, de carcasses encore debout, entourés de restes épars, d’effets personnels dispersés dans les rues : intimités au grand jour dans un cimetière de meubles démembrés, de vêtements éparpillés, de lambeaux de photos, CD, traînant dans la boue séchée, entre épaves de voitures ou de bateaux curieusement dressés; parfois un toit, à même le sol.

Qu’est-ce donc commémore ce mémorial? La fenêtre solitaire de cette maison squelette arbore un panneau noir et blanc à la graphie semblable à celle des « à vendre» qu’on peut lire alentour dans une ville à la population réduite de moitié : « JE REVIENS A LA MAISON. JE RECONSTRUIRAI. JE SUIS LA NOUVELLE ORLEANS », voilà ce qu’on y lit. « JE » : entendre les 14 000 habitants de ce quartier ; entendre aussi le combat des afro américains contre la sorte d’entreprise de « blanchisserie » qu’ils redoutent dans le sillage de la catastrophe, entre lois du marché et politiques (mal) intentionnées visant à transformer une ville historiquement multi culturelle en un terrain de jeux pour une classe aisée, très largement blanche. Selon ce scénario, les zones les plus basses de la ville devraient retourner à leur état de marais primitif pour mieux éponger les débordements à venir du fleuve. Les derniers plans de reconstruction intègrent bien les recommandations d’une planification collective, élaborée par quartier et avec l’aide d’hommes et femmes de l’art triés sur le volet. Reste que plane le sens que des communautés puissent être sacrifiées sur l’autel du bien commun, colportant avec lui un sentiment profond de vulnérabilité : lors de la grande inondation de 1927, n’avait-on pas dynamité des digues, inondant ainsi des villages entiers en aval pour que, le fleuve s’écoulant, la ville soit sauvée des eaux ?

C’est bien de home dont il est question dans cette sculpture. Signifiant par là aussi bien habitation foyer relationnel – famille, voisinages, ville, – et sécurité ontologique. Cette polysémie complexifie la dimension collective de catastrophes telles que Katrina. Au plus évident, l’ouragan a affecté une population entière, bien qu’inégalement. Dans son sillage, s’est engouffrée une cascade de « violences dans la violence » – des erreurs humaines à l’indifférence bureaucratique, en passant par l’ineptie du déploiement des secours –  venant cristalliser les réclamations collectives aussi bien qu’individuelles. Mais les maisons désormais détruites étaient affaire de collectif aussi bien que de particuliers. Elles faisaient lien entre familles étendues et voisinages, dans un quotidien partagé au travail, à l’école, dans les paroisses, les associations non moins que, entre danse et musique, dans les « social and pleasure clubs ». Quelque chose de plus profond que le cliché du « berceau du jazz ».D’où qu’il ne soit pas surprenant que, dans une ville dans laquelle 3 maisons sur 4 sont touchées, la perte domiciliaire soit ressentie consciemment comme un trauma partagé.

Cette distinction entre expérience individuelle versus partagée est importante. Comme Alain Ehrenberg le montre, nos sociétés occidentales sont moins composées d’individus réellement autonomes et isolés, qu’elles n’engagent une expérience collective qui se vit comme telle, sous le signe de la dé liaison et de l’indépendance. Je suis à cet égard frappée par le contraste entre d’un côté cet effondrement domiciliaire qui se consomme comme une souffrance psychique frappant des individus homeless (rencontrés lors de mes recherches anthropologiques à New York) et de l’autre par l’émergence de sentiments et d’actions collectives naissant sur le sol de cet effondrement louisianais. Les habitants de la ville souffrent, chacun de leur côté, et cela se traduit aussi bien par une surmortalité que par la multiplication des symptômes post traumatiques. Mais ces traumas individuels coexistent avec des mobilisations collectives affirmées1. Puisse la Nouvelle Orléans offrir un contre exemple à la souveraineté expansive du paradigme victimologique.


Notes de bas de page

1 Pour en savoir plus sur ce point, voir : JS Bordreuil et A Lovell, « La Nouvelle Orléans, un nouvel élan », Libération, 22 sept 2006, p 28.

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