Soit une petite cité d’habitat social en proche banlieue parisienne, ancien prix d’architecture et bien intégrée dans le tissu urbain, à proximité du métro. Un quadrilatère formé par quatre groupes d’immeubles communiquant entre eux par des cours et des jardinets intérieurs, et ouverts sur les quatre rues : la cité B., un peu plus de 200 logements. En toile de fond, des plaintes répétées d’habitants contre des jeunes auteurs de tapages nocturnes, mais aussi des plaintes concernant la gestion des lieux par le bailleur, fortement mis en cause. Soit, en 1995, un policier blessé par un jeune en moto habitant ladite cité et deux ans plus tard, en 1997, une rencontre aussi malencontreuse qu’imprévue entre un procureur de la République et un revendeur de hachisch. Soit, fin 1998, un gardien blessé, cette fois à l’intérieur de la cité, qui déclenche une commande par le maire d’une étude d’assistance à maîtrise d’ouvrage. Le rapport, rendu en 1999, débouche sur une convention tripartite Etat, Ville, Bailleur, agréée par l’Amicale des locataires. En 2001, à la faveur d’un financement au titre de la « Gestion urbaine de proximité », les travaux vont pouvoir commencer. Le processus – ainsi reconstitué selon le récit qui nous en a été fait par l’ancien bailleur – a duré six ans. Notre enquête s’est déroulée1 pendant la mise en place, fortement conflictuelle, de la « résidentialisation » de la cité.
Qu’est-ce donc qui se joue dans nos voisinages pour qu’ils se trouvent au centre de nouveaux débats et de nouvelles actions ? Le voisinage et ses qualités sont-ils, finalement, affaire de lieu ou de gens ? De forme urbaine, d’agencement des bâtiments, ou de position sociale et d’histoire de vie des personnes et des familles qui se trouvent habiter ensemble ? Comment le conflit ou la solidarité y surgissent-ils ? S’agit-il, comme l’analysent certains, d’une réalité déjà morte ?
L’accroissement de la mobilité, l’étalement urbain, le recours aux nouvelles technologies de la communication tueraient les sociabilités citadines et déboucheraient sur une « ville au choix » que chaque citadin construirait à sa guise et qui prendrait effet hors des contraintes du territoire, avec, au final, une déperdition du voisiner. Cette individuation des pratiques sociales, détachées des contingences du lieu de résidence, nous semble être une des figures possibles de l’habiter en ville, mais certainement pas la seule. Il convient d’ailleurs de ne pas confondre individuation et « dévoisinage » : le premier est une tendance générale, le second résulte d’un choix réservé à des milieux privilégiés, ou au contraire d’une imposition faite à des groupes dominés. Du point de vue de la construction du social, l’importance du voisinage n’est, semble-t-il, pas à remettre en cause. Ceux qui annoncent des villes déterritorialisées généralisent des particularismes qui ne sauraient devenir la règle. La question est donc moins de savoir si les voisinages perdent de leur substance que de savoir ce qui se joue dans les voisinages, en commençant précisément par définir ce qui fait leur substance.
Chacun à leur manière, depuis plus d’un siècle, les sociologues de l’urbain ont enrichi cette question de leurs analyses particulières. Sommairement, on peut dire que le voisinage est le lieu d’interactions nombreuses, pour certaines significatives de l’existence urbaine dans son sens le plus profond – l’être en ville sans autre option qu’avec les autres – mais dans la proximité à la fois des corps et des existences, pour d’autres révélatrices avant tout des rapports sociaux hiérarchisés et potentiellement conflictuels qui ont cours dans la société elle-même.
Reprenons : si le quartier, c’est « la partie de la ville où l’on n’a pas besoin de se rendre, puisque précisément on y est », cet « être là » explique d’emblée le mode sur lequel existe le voisinage, celui de l’intersubjectivité et, partant, de l’imprévisible. Certes, cet imprévisible peut être limité, borné, voire expulsé : les espaces de l’entre soi les plus exclusifs sont aussi les plus régulés, contrôlés, dans et par la délimitation d’espaces réservés, tels les « beaux quartiers » ou les résidences privées fermées sur l’extérieur. Mais quand l’individuation se conjugue avec une division sociale de l’espace défavorable et avec la précarisation des ressources de ceux qui n’ont pas vraiment le choix de leur lieu de résidence, que devient le voisinage ? Élaborées pour corriger, redresser, normaliser en intervenant d’un point de vue extérieur, les politiques urbaines ont donc affaire à forte partie, d’autant plus que les acteurs qui interviennent sur ce champ, à commencer par les habitants eux-mêmes, sont loin de partager les mêmes idées et les mêmes objectifs : n’y a-t-il pas autant de voisinages qu’il y a de voisins ?
Nous avons donc choisi d’entrer par le terrain, et de nous intéresser, à partir du cas de la cité B., aux façons de faire des politiques qui ciblent le voisinage. La question des modes de régulation du voisinage n’est pas nouvelle, l’écologie urbaine de l’École de Chicago tout comme la psychologie sociale et l’École dite de Berlin, entre autres, ont donné le ton dès le début du 20ème siècle, à l’heure de la croissance fulgurante et des voisinages métissés. Leurs analyses ont été renouvelées par des travaux plus récents, américains et européens, à la recherche du secret des voisinages dans des quartiers populaires en voie de disparition et dans des banlieues nouvelles. Nous verrons ensuite, à travers l’exemple de la cité B., les jeux d’acteurs qui se nouent dans le temps et dans les espaces d’intersubjectivité des lieux du voisinage. Nous verrons comment négociation et institution produisent, sur des registres différents et parfois opposés, voire contradictoires, des régulations plus ou moins conformes aux résultats attendus. Enfin nous tenterons une réflexion plus générale sur les modalités de régulation des espaces du voisinage par une certaine forme d’intervention architecturale.
Classes sociales ou formes urbaines : à la recherche du bon voisinage
« Les relations de voisinage se caractérisent par leur fréquence, leur nature, et la valeur qui leur est conférée par les habitants eux-mêmes ». Du même coup, leur observation permet d’éclairer les dynamiques sociales. Dès le début du siècle, le spectacle de la ville en expansion a été à l’origine de considérations sur la mentalité qu’elle générait, faite de cette distance calculée propre à l’homme urbain, distance qui seule rendait possible la survie dans un milieu où régnaient agitation et froideur dans les rapports entre les hommes. Dans le même temps, des recherches de terrain montraient les modalités de la co-présence de générations successives d’immigrants, mais aussi – déjà ! – prédisaient le délitement des solidarités primaires et la fin des quartiers, incapables de satisfaire les intérêts centrifuges et hétérogènes des habitants. Dans les années 1950-1960, les quartiers urbains, ouvriers tout particulièrement, font l’objet de descriptions mettant en valeur les solidarités populaires et l’attachement au quartier. On cherche aussi à classifier les quartiers, et dans cette classification la propension à générer du lien social ou au contraire à permettre le développement de la déviance, représente des facteurs clé. Cette période est riche en monographies de quartiers, en particulier des villes nord-américaines, britanniques et françaises. Le changement physique du quartier génère du changement social, parfois de façon rapide et spectaculaire en ces temps de rénovation urbaine massive et donc de l’inquiétude. Le « village dans la ville », pour reprendre le sous-titre de la traduction française de l’ouvrage de Willmott et Young sur l’East End de Londres, est en train de disparaître, et avec lui un mode de vie « intégré », où l’autre est familier, sinon de la famille, et toujours là pour rendre un service. A la même époque, un autre débat est lancé : c’est celui de l’individuel et du collectif, le logement valant aussi pour la mentalité qu’il entraîne, dans un contexte marqué par l’opposition idéologique entre les « pavillonnaires » – accusés de céder à l’idéologie petite bourgeoise – et les « collectifs », ou « modernistes », à qui il est reproché faire peu de cas des véritables aspirations des habitants, et de donner trop de crédit au bénéfice improbable de la cohabitation pacifique entre les classes. Les apports les plus notables en terme de sociologie de l’habitat, du voisinage et de la ville, se rejoignent cependant sur l’idée que la satisfaction au lieu d’habitat est soumise à des conditions assez partagées : possibilité de s’approprier l’espace de l’habitat et de gérer ses fonctions essentielles, telles que la préservation de l’intimité et la capacité de recevoir, la séparation des fonctions, la possibilité de paraître ou de disparaître aux yeux des autres. La possibilité de développer une vie de famille, y compris dans le temps et au-delà de la génération présente (transmission) est pensée en lien avec les conditions de travail et la surcharge de fatigue des longs temps de transport. Plus récemment, des recherches ont confirmé le lien entre les différents lieux d’investissement et montré que les qualités du voisinage ne correspondaient pas nécessairement à un type d’habitat ou d’habitant. Ainsi, une intense sociabilité peut se rencontrer dans l’habitat collectif, alors qu’à l’inverse des recherches soulignent le malaise ou l’anomie régnant dans certains quartiers pavillonnaires périurbains où l’hétérogénéité du peuplement et la déception devant les qualités escomptées de l’environnement rendent « le ‘nous’ du périurbain problématique ». Nous retiendrons aussi la conflictualité exacerbée provoquée par l’arrivée de familles immigrées placées par les services de la préfecture dans un quartier pavillonnaire à travers l’exemple de cette « famille déplacée » dont la simple présence suffit à déclencher des « conflits de voisinage d’un type nouveau », les uns voyant dans la présence des autres la confirmation de l’échec de leur promotion sociale. Il faudra aussi se souvenir de la capacité d’intégration, au sens propre du terme, de quartiers d’habitat social collectif, où le voisinage s’organise sur un mode inventif et satisfaisant, voire revendicatif, et ne pas sous-estimer les ressources des voisinages très défavorisés comme les bidonvilles et les squats.
Une fois prise la mesure d’une telle diversité, faut-il donc renoncer à toute généralisation sur les relations de voisinage ? Les uns insistent sur l’importance des positions et des ressources des personnes, les autres sur l’histoire du peuplement, d’autres encore sur les dispositifs matériels et la qualité de l’habitat et des services. Tentons de trouver un point de convergence : qu’il s’agisse d’une sociologie encline à penser que les rapports sociaux surdéterminent les conditions dans lesquelles les relations s’établissent dans le voisinage, d’une approche qui puise aux sources de l’individualisme méthodologique ou d’une interprétation en terme de modèles culturels ou d’une entrée par les interactions, un lien est toujours pensé entre le cadre matériel et les individus. Le voisinage avec ses joies et ses peines, le voisinage dans ses manifestations et ses abstentions, est produit par les propriétés sociales des habitants conjuguées aux formes, à l’image et à l’esprit des lieux. Le décor n’est pas indifférent, loin de là, il permet ou dissuade, provoque ou neutralise, facilite ou décourage. Il n’est cependant rien à lui tout seul, il ne développe ses potentialités ou ne creuse ses défauts que par les usages dont il est l’objet de la part des habitants. C’est de ces ajustements plus ou moins éphémères que résulte le voisinage, c’est à partir d’eux que la réalité sociale émerge. Et c’est ce qui rend les régulations exogènes si problématiques.
Intersubjectivités et temporalités : les limites du vivre ensemble
Si la ville est une « famille d’yeux élargie », que dire alors du quartier et du voisinage proche ! Le voisinage, on y est, on y voit et on y est vu. Pour se sentir chez soi, on doit pouvoir sentir les autres. On connaît l’expression familière : « celui-là, je ne peux pas le sentir ». Rien de pire que le bruit et l’odeur d’un autre qui déplait – la démagogie politique a fait son miel de cette évidence en exploitant des préjugés racistes. Mais pas plus qu’il n’existe de mesure objective du bruit supportable, il n’est de distance moyenne en deçà de laquelle la présence d’autrui deviendrait intolérable. En matière de voisinage, la subjectivité règne en maître. Il est difficile d’y penser et d’y agir collectivement. De plus, les temps des uns et des autres font se croiser les voisins : passages et croisements doivent être aisés dans les temps diurne et nocturne, ils doivent l’être aussi au fil des années, avec les changements de présences : dans un voisinage fragile, les arrivées et les départs sont des épreuves. Si négocier est impossible – avec toutes les figures d’interactions que le processus mobilise, y compris bien sûr le conflit – le voisinage se délite. Les espaces dits intermédiaires de l’habitat en sont une des scènes. En effet, qu’ils soient d’usage privé (réservés aux habitants de la cité) ou publics (ouverts à d’autres fréquentations), ces espaces sont des scènes de présentation de soi, où s’exerce une paradoxale transparence qui rend impossible l’anonymat. C’est d’ailleurs ce qui fait la différence avec l’espace public, capable de neutraliser les effets de comportements grâce à sa puissance de régulation, par l’anonymat justement, qui protège la vie privée tout en permettant les rencontres et même les engagements. Dans l’espace public plurifonctionnel (habitat, commerces, activités, loisirs, circulation) le contrôle social est le fait de tous par tous en vertu de la visibilité des comportements sur la scène publique. Un code de comportement s’impose à tout un chacun, et celui qui le transgresse s’expose à des sanctions qui vont du regard désapprobateur à une admonestation, voire plus. Mais l’important est que ceux qui s’engagent sont des anonymes les uns pour les autres, ils ont donc une chance de « sauver la face » dans le cas où la situation tourne à leur désavantage. C’est impossible dans les espaces dits intermédiaires de la cité.
C’est bien à cause du double attribut de ces espaces (on y est vu, on y est connu) rendant l’anonymat impossible, et difficile toute tentative de se détacher de « l’être là » et du « paraître là », que les espaces intermédiaires peuvent être l’enfer ou le paradis.
Dans la cité B., les espaces intermédiaires cristallisent le malaise des adultes. Les réponses à notre enquête ne trompent pas : les habitants portent un regard positif, voire très positif sur leur logement, nettement plus réservé sur leur immeuble, très contrasté sur leur quartier et globalement négatif sur leur cité. La perception du quartier reflète ses contrastes que les habitants perçoivent sous un angle positif (une diversité source de richesse, l’authenticité et la facilité des relations dans un quartier encore populaire) ou négatif (la saleté, le délabrement, le choc des différences, la délinquance), tandis que la bonne desserte en transport est unanimement appréciée. Outre ces décrochages dans l’appréhension des espaces de proximité, il faut aussi accepter de prendre au sérieux les changements d’humeur qui font partie de la matière du voisinage et des interactions qui s’y nouent. La fragilité de lieux comme la cité B. s’exprime aussi dans la volatilité et l’imprévisibilité des réactions. Les habitants se forgent une science de l’anticipation, pour éviter les situations désagréables. Cependant, dans la cité B., comme dans la plupart des cités d’habitat social en proie aux mêmes difficultés, de fortes sociabilités se tissent autour du logement : les voisins se fréquentent, échangent des services, et même nouent des amitiés. Comme dans tous les espaces résidentiels, les habitants expriment aussi leurs réticences, car voisiner engage dans la durée de la co-présence, mais ils sont fondamentalement contents de leurs voisins : juste quelques chiffres : 89% trouvent satisfaisantes leurs relations avec leurs voisins de l’immeuble, et 51% y ont développé des amitiés. Comme dans l’enquête sur la France entière qui montre que 90% des habitants attestent de relations avec leurs voisins, les petits services qui s’échangent (43% dans la cité B, 45% dans l’enquête France entière) font encore les bons voisins en 2002.
Alors pourquoi ce malaise dès que l’on sort de chez-soi ? C’est que dans ces espèces d’espaces intermédiaires, communs mais non véritablement collectifs, les affinités électives ne jouent plus. C’est l’impossibilité d’un collectif électif, ou du moins accepté, qui est ici en cause. Dès lors, les stratégies peuvent varier : tri des personnes que l’on accepte de voir, repli sur soi, investissement collectif, choix de partir etc. Les revenus, l’âge, la situation familiale favorisent telle ou telle option, mais les opportunités aussi, l’imprévu qui surgit… Ce qui frappe, dans l’histoire de la cité B. comme sans doute dans d’autres, c’est l’impossibilité de penser une solution alternative à la fermeture et au « tarissement des circulations » ; comme s’il n’était plus possible de partager ; comme si, entre le privé (qui ne regarde que moi) et le public (où je peux éviter les autres), il n’y avait plus place pour la négociation et la confiance.
Réguler de l’extérieur ? L’autorité et la confiance
Avec la fermeture et la « reconquête des espaces », les autorités croyaient en l’émergence d’un « collectif privé » capable de prendre en charge les « problèmes » de la cité B. Mais un tel collectif, outre qu’il ne se décrète pas, n’est qu’une chimère tant que l’entre soi n’est pas nourri par des intérêts, des idées, des valeurs communes, quelles qu’elles soient.
A la cité B., si on était divisé sur le bien fondé de l’intervention, c’est qu’on l’était aussi sur le diagnostic. Ces jeunes qui faisaient du bruit en bas des bâtiments, étaient-ils des fauteurs de trouble à rejeter et à punir, ou des enfants perdus à éduquer et à réintégrer ? Leur identité sociale même faisait désaccord : étaient-ils des étrangers ou des enfants de la cité ? La dégradation de la vie dans la cité était elle-même perçue de façon fort différente par les uns et les autres. Pour la plupart, le manque d’entretien, la perte de la maîtrise de la qualité des lieux par le bailleur, étaient à l’origine de la perte de la qualité d’usage. D’autres expliquaient leur malaise par les changements intervenus dans le peuplement, d’autres enfin exprimaient juste leur peur de circuler dans les cours jusqu’à leur porte. Au fond, l’intervention publique s’est réalisée sur un diagnostic confus, et sur un projet qui a fini par s’imposer après une longue période de troubles. De ce projet, on retiendra l’argumentaire, qui emprunte à la fois au langage guerrier (« tarissement des circulation », « reconquête des espaces », « pacification de la cité ») et au registre sécuritaire (« sécurisation des entrées », « neutralisation des recoins ») teinté de démocratie locale (« participation », « concertation ») – dans la réalité réduite à la représentation des habitants par l’Amicale.
Le chantier, en effet, a été ponctué d’incidents. L’épisode le plus grave a eu lieu au début des travaux de fermeture : l’appartement de la présidente de l’Amicale des Locataires a été incendié, ce qui a d’ailleurs provoqué son départ de la cité. L’antenne de police a subi lui aussi plusieurs tentatives d’incendie.
En quoi consistait le projet ? En la fermeture de la cité par une grille sur rue d’une hauteur d’environ deux mètres vingt, assortie de digicodes sur toutes les entrées, en la disjonction des quatre bâtiments les uns des autres par la suppression des passerelles intérieures, en le déplacement de la loge du gardien désormais exposée sur la rue, en l’amélioration des cours et jardinets. L’installation subséquente d’une antenne de police dans un local commercial situé en bas de l’immeuble sur la rue principale a été assez mal accueillie. Le projet partenarial s’est révélé être assez peu consensuel. Grossièrement, les adultes ont adopté trois types d’attitudes : l’hostilité franche à la « résidentialisation », le soutien et l’espoir d’une amélioration, l’abstention enfin de la part d’une majorité silencieuse. Quant aux jeunes, ceux qui se sont exprimés l’ont fait vigoureusement, dans la cour, en réunion, et aussi par des manifestations individuelles plus ou moins agressives. Ils ressentaient la fermeture à la fois comme une chose désagréable, qui allait fragmenter la cité et dénaturer leur espace de jeu et de rencontre, et une offense faite à chacun d’entre eux puisqu’un des motifs mis en avant par le bailleur était la lutte contre les « fauteurs de troubles », parmi lesquels il était évident qu’ils pussent se reconnaître.
Une certaine régulation est donc intervenue par le haut, ou, plutôt par l’extérieur : le statut des espaces a bel et bien été clarifié par la fermeture de la cité. On l’a vu, rien ne s’est passé en douceur. D’ailleurs, le technicien chargé du suivi du chantier avait promis « du sang et des larmes » avant la « pacification » définitive. Pour la présidente de l’Amicale, pourtant persuadée du bien-fondé de l’intervention, la « résidentialisation » signait un échec collectif, celui de la société tout entière. Fermer les issues plutôt qu’ouvrir sur un espace régulé par la négociation ; repousser plus loin ceux qui dérangent, plutôt que laisser l’espace et le temps à la parole d’advenir et de s’incarner dans ces « petits arrangements » si nécessaires au vivre ensemble ; renoncer à faire appel aux compétences des habitants en matière de voisinage et s’adresser à des autorités tutélaires contestées pour arbitrer et changer la vie (Ville, bailleur, police, Amicale) plutôt que de permettre l’émergence ou le recours à des médiations acceptées par tous. L’individu plutôt que le collectif, l’autorité plutôt que la confiance, l’imposition plutôt que la négociation.
Mais cette logique n’est-elle pas consubstantielle aux politiques de la ville, voire à l’Institution ? La nécessité de postuler pour un financement dans des lignes budgétaires préétablies, avant même d’avoir installé le projet dans toutes ses dimensions, impose une logique de partenariat au sommet et se passe de la participation des habitants. Les logiques institutionnelles, pourtant, ne s’opposent pas irréductiblement aux régulations nées des interactions et des négociations entre les voisins. D’improbables conjugaisons s’inventent au quotidien, créant des « magies locales » dont il convient de comprendre les secrets, mais aussi les limites.
En guise de conclusion, on pourrait s’interroger plus avant sur l’intérêt et les attentes dont les voisinages font aujourd’hui l’objet. La territorialisation des politiques publiques, dont la politique de la ville est emblématique, en est à la fois une cause et une conséquence. Le voisinage, de plus en plus souvent confondu avec le quartier, semble l’unité pertinente pour prendre le pouls et améliorer non pas seulement la ville, mais la société toute entière. Le voisinage est devenu l’horizon ultime du « lien social », la garant de la paix civile. Mais les souffrances du voisinage, bien réelles, sont moins facilement régulées par des habitants plus vulnérables et moins solidaires. Le droit à la sécurité de l’habitat, déjà placé au centre par le gouvernement précédent fait aujourd’hui paradoxalement porter cette responsabilité sur des voisinages fragilisés et qui souvent ne peuvent compter que sur leurs propres forces, en particulier lorsque les « tutelles » sont défaillantes. La banalisation du discours sécuritaire, qui s’appuie, entre autre, sur une judiciarisation de la société toute entière, légitime des interventions autoritaires en lieu et place de régulations ordinaires désormais improbables. Sorte d’excroissance du domaine privé, voire auxiliaire ou remplaçant des solidarités familiales, voilà pourtant ce qui est attendu des voisinages, y compris de ceux dans lesquels la position sociale des personnes s’est dégradée. Les politiques urbaines tentent de déjouer l’imprévisible, mais, faute de pouvoir ou de savoir l’accompagner et le soutenir, faute de reconnaître les compétences qui pourraient se trouver mobilisées, elles sont souvent impuissantes devant les conséquences, au demeurant fort prévisibles, de la précarisation et de la fragilisation de la position sociale des personnes.
Notes de bas de page
1 L’enquête repose, outre les données à l’îlot du recensement de 1999, sur un questionnaire comportant 226 questions, administré à 100 ménages sur 207, ainsi que sur des entretiens approfondis menés auprès d’habitants et des observations de terrain. Notons que pendant que l’enquête se déroulait et que les travaux commençaient, un travail a été mené parallèlement avec une réalisatrice, Virginie de Véricourt, qui a tourné un moyen métrage intitulé « Lieux communs », lequel a été par la suite plébiscité par les habitants.