En démarrant ma vie professionnelle, je disposais d’un diplôme universitaire en psychologie, de deux diplômes complémentaires (l’un en philosophie, choisi pour disposer d’un outil critique par rapport à ma formation de base ; l’autre en sexologie clinique, qui m’intéressait par l’approche radicalement interdisciplinaire qu’il proposait pour aborder cette dimension fondamentale de l’être humain) et d’un troisième cycle qui privilégiait l’apprentissage des techniques et méthodes de recherche.
Depuis 20 ans, mon travail de psychothérapeute s’inscrit dans le cadre d’une consultation générale pluridisciplinaire dans un Centre de Santé Mentale sectorisé1 à Bruxelles.
La patientèle recouvre toutes les catégories sociales mais avec une forte représentation de la population précarisée et/ou issue de l’immigration. Il s’agit d’une consultation « tout-venant », accueillant toutes les situations cliniques.
Mes débuts au Centre me laissèrent l’impression d’entrer dans la jungle du quotidien des patients. A côté de « psys » et de travailleurs sociaux au style d’explorateurs « livingstoniens », opéraient des psychothérapeutes réservés et sérieux, qui considérèrent ma neutralité scolastique plutôt suspecte et me la renvoyèrent comme un manque de formation.
Je ressentis moi-même assez vite le besoin de disposer d’un outil théorique approfondi et cohérent pour mener des suivis au long cours. Les grands courants psychothérapeutiques m’apparaissaient de plus en plus utiles et réducteurs à la fois. Seule, la philosophie semblait pouvoir me sortir de l’impasse. C’est ainsi que j’ai opté finalement pour la phénoménologie clinique et philosophique qui ne m’a plus quittée.
Au fil des années, j’ai développé une approche thérapeutique personnelle qui privilégie l’attention au vécu, l’exploration du monde du sujet, la question du sens du déséquilibre psychique en lien avec le sens de l’existence, dans le cadre d’une relation thérapeutique qui ne cherche pas à exacerber le transfert mais plutôt à développer un partenariat aux côtés du patient dans cette quête de sens qui nous concerne tous.
Cette approche m’a parue particulièrement féconde avec les justiciables.
La situation initiale : le justiciable est un patient comme les autres
Les patients aux prises avec la justice obéissaient ou n’obéissaient pas à l’injonction de soins, sans plus. Ils étaient peu contrôlés, plutôt encouragés à faire une démarche dont on n’était pas trop sûr qu’elle soit possible ou utile. La prescription de soins s’inscrivait, semble-t-il, dans l’idée qu’on ne sait jamais… Quelques-uns venaient ; beaucoup ne venaient pas. Ceux qui consultaient venaient pour eux, s’étaient réapproprié la demande d’une manière ou d’une autre. Les thérapeutes n’avaient pas de comptes à rendre et avaient très peu de contacts avec les autres intervenants.
Ces patients intéressaient peu de thérapeutes. Leur réputation les précédait. Leurs actes étaient leur carte de visite. Pour les psychanalystes, ils étaient considérés comme ayant en général peu d’introspection. Aux yeux des comportementalistes, ils présentaient peu de capacité d’apprentissage et donc de changement. Pour les systémiciens, la famille était évidemment peu encline à se mobiliser dans de tels contextes. Pour tous, ils étaient dangereux et donc plutôt indésirables.
Les premières observations m’amenèrent aux constatations suivantes : je fus frappée par la diversité des demandes, des structures de personnalité, des comportements et des risques. C’est également la diversité des ressources thérapeutiques qui me marquait ainsi que celle des résultats. J’en retirais essentiellement le sentiment d’une grande complexité du sens du passage à l’acte et la conviction de l’importance de l’élucider en tant que symptôme à rapporter à une structure de personnalité pour enrayer les récidives et faire œuvre utile pour les victimes.
Au niveau de la pratique clinique, je me trouvais dans une situation duale avec un cadre transférentiel classique. J’ai bien sûr observé très vite la difficulté de maintenir le cadre, la tendance aux manipulations, mais également le nombre élevé d’interruptions, la difficulté d’interroger les faits. Très peu de justiciables venaient consulter malgré l’injonction, très peu continuaient la thérapie, les résultats thérapeutiques étaient le plus souvent décevants. A ce stade, pour moi, les justiciables étaient bien des patients comme les autres mais qui, plus que d’autres, confrontaient les cliniciens à leur ignorance, à leurs limites et à la part sombre de leur humanité.
Le temps de l’épreuve : le justiciable devient une question clinique
En 1996, l’affaire Dutroux provoque un véritable séisme en Belgique. Les lois sont modifiées à de multiples reprises. Les délinquants sexuels sont considérés comme des malades et n’échappent plus au traitement contraint. Mais tous les autres justiciables se voient également imposer de plus en plus souvent un traitement et sont plus surveillés. Les consultants de ce type augmentent automatiquement. Le thérapeute est décrété « spécialiste » dans les textes de loi et doit rendre des comptes alors qu’il est traditionnellement tenu au secret professionnel le plus absolu. La demande du consultant en devient de plus en plus problématique. Qui demande quoi ? Qui est contraint à quoi ? Dans ce contexte, le stéréotype se radicalise : pour beaucoup de thérapeutes, ces patients n’ont pas de demande, pas de souffrance, pas de potentiel d’évolution, sont dangereux et récidivistes, bref, concernent la justice et non pas la santé.
Dans un contexte où les différentes approches cliniques sont peu convaincantes, beaucoup de thérapeutes brandissent l’étendard de l’éthique et particulièrement l’importance du secret professionnel pour justifier leur désengagement. Toute forme de « collaboration » est traduite dans l’esprit d’après-guerre comme « passage à l’ennemi ». Le débat prend souvent une tournure passionnelle.
Je fais alors différents constats. Je suis tout d’abord marquée par l’exacerbation des tensions entre les acteurs de terrain des deux bords (justice/santé), la méconnaissance du travail de l’autre, de ses difficultés, l’ignorance de sa logique de travail et le refus de la trouver sensée. Les intervenants se retrouvent prisonniers d’une image stéréotypée de leur fonction, souvent disqualifiés dans leurs compétences, et ne communiquent que leurs revendications amères. Sans doute, le caractère multidisciplinaire d’une partie de ma formation m’a-t-il préservée de certaines impasses. Je trouvais normal de ne pas être comprise.
A tous les niveaux, c’est la violence qui me marque : violence des échanges et des prises de position, violence qui s’est déplacée du justiciable vers les intervenants judiciaires et psychosociaux.
Les justiciables, quant à eux, sont « dé subjectivés », tant par la justice que par la santé. Ils sont devenus « le problème de l’autre ».
Globalement, on traverse une longue phase où l’on déploie une énergie considérable à justifier l’inaction ou à s’agiter de manière opportuniste.
Pour échapper au risque de démotivation, faisant fi d’une longue tradition du clivage, je décide alors de ne plus discuter de ces questions avec les thérapeutes du champ ambulatoire mais de renouer des contacts professionnels actifs avec les cliniciens du secteur de la justice, essentiellement ceux du milieu carcéral, que je considère en l’occurrence comme les plus « spécialisés ». Il m’apparaît fondamental de créer des ponts entre le champ de la justice et celui de la santé en utilisant le levier de la formation commune comme possibilité de dialogue fructueux.
Ces rencontres furent extrêmement productives et stimulantes pour les différents acteurs de terrain. Le partage des observations à partir de champs d’intervention différents a permis de réhabiliter chacun aux yeux de l’autre et d’approfondir la clinique. Des petits groupes de travail se sont multipliés. Ils ont contribué à faire sortir de l’ombre des travaux cliniques et théoriques de ceux qui avaient le plus d’expérience de tout ce qui touche au passage à l’acte: la psychopathie, la perversion, les victimes, les violences familiales… tout ce dont la société, et avec elle les cliniciens, n’aimaient pas entendre parler. Les études de cas ont été menées de manière transversale et ont fait naître des formes d’intervisions cliniques nouvelles. Chacun a dû prendre la peine d’expliquer ses contraintes et sa logique de travail. On s’est mis à réfléchir à différents modèles de partenariat, à l’importance et aux limites de « coordinations », à la gestion du secret partagé… Bref, le travail en réseau était né.
En renonçant à des prises de positions « intégristes », il a été possible de trouver progressivement des modalités de « fonctionnement » qui tendaient à mettre en place des compromis entre les exigences sociales nouvellement légalisées et les exigences éthiques et déontologiques traditionnelles de la santé mentale.
A ce stade le justiciable n’était plus ni sujet ni objet, il était devenu une question : une question clinique d’abord, mais aussi peu à peu une question de société.
Le nouvel équilibre : le justiciable est un homme comme nous tous
Pour traverser ces années de turbulence, c’est surtout à mes formations complémentaires que je m’étais accrochée solidement. La sexologie m’avait aidée à envisager la multidisciplinarité au sens large dans un domaine traditionnellement livré à la séparation des champs d’intervention. La philosophie m’avait permis d’avoir une approche clinique ouverte et allait m’aider à réfléchir aux enjeux du travail en santé mentale.
Jusque-là, en tant que clinicienne, je m’interrogeais sur la situation patient-soignant. A partir d’une crise de société, j’ai été amenée à m’interroger sur la relation patient-société-soignant.
D’abord pour le patient : le justiciable est-il un malade, un patient, un bouc émissaire ? La loi qui le disait autrefois malade ou responsable de ses actes le décrète à présent malade et responsable à la fois, pour souligner le caractère insensé d’actes que l’on veut inexcusables. Le malade ne s’en est-il pas finalement trouvé « re subjectivé » et le justiciable pris en compte dans sa complexité psychique ? Le travail clinique avec ce qu’il peut comporter de responsabilisation n’y a-t-il pas gagné un nouveau souffle dynamique dans des situations où il se trouvait particulièrement figé ?
Au niveau thérapeutique, la mise en lumière des problèmes de triangulation de ces structures de personnalité a permis de réaliser que les prises en charge traditionnelles dans une relation duale et un transfert classique ne représentaient effectivement pas un cadre thérapeutique favorable pour faire évoluer ces patients tenus pour responsable de l’absence de résultats. La tripartite patient – thérapeute – justice, qui apparaissait tellement conflictuelle et anti déontologique au départ, a été peu à peu appréhendée comme une opportunité d’inscrire d’emblée le travail thérapeutique dans une relation triangulaire pour le patient aux prises avec ces difficultés spécifiques. A ce niveau, le travail avec les justiciables n’a-t-il pas servi également la santé mentale dans son ensemble ?
Ensuite pour le soignant. Les cliniciens se sont sentis instrumentalisés dans l’urgence par les prises de décision politiques et bafoués dans leur éthique. Mais n’avaient-ils pas perdu de vue qu’ils avaient toujours été tolérés moyennant services bien définis rendus à la société ? N’avaient-ils pas toujours été utilisés comme des garants de l’ordre public ? Les progrès scientifiques avec le sentiment de toute puissance qu’ils peuvent conférer ne leur avaient-ils pas fait oublier cette part d’aliénation indépassable à toute vie en société? Fallait-il s’en offusquer, le déplorer ou au contraire y voir l’inconfort nécessaire et utile à toute évolution du métier ?
En ce qui concerne le lien soignant-patient, la question de la contrainte à se soigner, au cœur de tant de débats, n’a-t-elle pas permis de prendre conscience qu’outre les justiciables, quantité de consultants venaient sous la pression de leur entourage ou d’autres professionnels, sans que cela préoccupe beaucoup les soignants ? La liberté de consulter si chère aux thérapeutes est bien souvent une illusion. Est elle vraiment une valeur dans tous les cas de figure ? Sur le plan thérapeutique, le fait qu’avec les justiciables la demande soit devenue un travail en soi, n’a-t-il pas bénéficié à tous ?
Enfin pour la société. Le capitalisme triomphant n’a-t-il pas abouti à une société essentiellement paranoïaque, de plus en plus sécuritaire, dont le slogan majeur est « tolérance zéro » ? Et voilà sa belle image ternie par les malades mentaux et/ou les délinquants. Dans ce contexte, les délinquants sexuels qui portent atteinte à l’idéal de pureté favorisant l’avènement de l’enfant-roi sont devenus les nouveaux monstres. Cette société qui se pense invincible doit avaler les échecs et les impasses de la contrainte et du contrôle. Quelle plus belle opportunité les cliniciens pourraient-ils trouver pour montrer que nos choix de société ont toujours un prix à payer et pour dénoncer l’illusion de toute puissance, renouant ainsi avec ce qui est au cœur-même du travail thérapeutique ?
En bousculant le fonctionnement social, les justiciables ne dénoncent-ils pas inlassablement la relativité de nos idéaux et la précarité de nos modèles sociaux, au regard de la difficulté du vivre-ensemble ?
Ne sommes-nous pas au cœur-même de notre métier quand nous avons l’occasion de dire, comme clinicien et comme acteur social, que ceux qui perdent pied nous parlent de nous, de ce que nous sommes devenus au fil de l’Histoire et nous interrogent sur ce que nous voulons devenir ?
Notes de bas de page
1 Il s’agit d’un service public, subventionné par la Région.