Le foyer de post-cure de Brive a été créé en 1971 avec une volonté militante de l’implanter en pleine ville, près de la gare. Je suis gestionnaire de cet établissement de santé dont la mission est d’accompagner des personnes qui traversent la maladie mentale. C’est une petite structure de 25 lits d’hospitalisation temps plein, plus 10 places d’accueil de jour avec une durée moyenne de séjour de 9 à 10 mois pour définir des projets de réinsertion. Une trentaine de professionnels y travaillent.
C’est une équipe pluri professionnelle (médecin, psychiatre, psychologue, infirmier dit psychiatrique de l’ancienne école, infirmier nouvelle version, éducateur spécialisé, moniteur technique, éducateur technique spécialisé, assistante sociale et toute l’équipe logistique et un peu de direction aussi). Elle s’est constituée au fur et à mesure de l’évolution du projet d’établissement avec une volonté délibérée de faire se croiser des cultures très différentes pour répondre au mieux aux besoins repérés. Une majorité de professionnels ont à participer à la construction des projets individualisés de réhabilitation psychosociale. On s’adresse bien à une personne, un sujet, et à des projets individualisés sous quatre angles : psychologique, médical, environnemental et professionnel.
Pour tenir dans la durée, un projet collectivement élaboré
C’est là où le management a commencé à intervenir parce que défendre ce projet ne pouvait se faire que si l’on était capable de le tenir dans la durée, et que tout le monde puisse y trouver son compte, tout en répondant aux exigences des financeurs. La particularité de notre fonctionnement interroge sans cesse les autorités de tutelles, comme beaucoup d’acteurs traditionnels du champ psychiatrique ou du médico-social. On ne répond à aucun repère connu. On sait ce que c’est qu’administrer un traitement, proposer des activités thérapeutiques, un hôpital de jour, etc., mais un foyer de post-cure qui fait de la réhabilitation psychosociale et qui intègre la composante soin dans un ensemble d’autres composantes, cela reste toujours étrange.
Ce qu’il faut retenir, c’est la notion de projet collectif, très importante, ainsi que la capacité à le traduire et à l’écrire. Il ne suffit pas qu’on se le dise, il faut que pouvoir l’écrire sur un document formel, détaillé qui permet par voie de conséquence, à chaque acteur, d’être concerné. Chaque membre du personnel a pu donner son avis. Cela suppose aussi que la parole soit égale. Dans cet établissement, le médecin psychiatre n’a pas une voix prépondérante, mais une voix égale à celle des infirmiers, des éducateurs Ce n’est pas toujours très facile à gérer, mais c’est une des conditions pour que le projet puisse être collectif, partagé, et une des conditions de l’innovation.
Le questionnement permanent sur les pratiques : on n’est jamais sûr de rien, le questionnement est permanent, même si aujourd’hui je considère qu’on est un peu essoufflé et qu’il nous manque un peu de clinique. Il y a toujours cette idée que la théorisation des pratiques et l’apport des concepts sont utiles à l’amélioration des pratiques. C’est aussi pour cela que l’on a essayé de compenser par un effort de formation qui est pratiquement le double du taux légal.
Le goût de l’expérimentation : on tente beaucoup de choses ; parfois ça marche, parfois ça ne marche pas. Globalement, l’ensemble de l’équipe se lance facilement dans des actions nouvelles ; elle s’est habituée à cette prise de risque, un peut trop parfois.
La prise de risque : prendre des risques ne signifie pas s’écarter du cadre réglementaire, notamment en ce qui concerne la responsabilité médicale. En s’appuyant sur l’obligation de moyens, je considère que la prise de risque est importante si l’on veut avoir des projets individualisés performants (pour employer un terme de manager) qui ouvrent des perspectives et des chances réelles de réinsertion pour quelqu’un qui a passé des années en psychiatrie. On tente des choses risquées et on est en mesure de les expliquer.
Un petit exemple : quand on organise des stages thérapeutiques en entreprise, on a un vide juridique qui est que c’est pratiquement une prescription médicale que d’envoyer quelqu’un travailler dans une entreprise. Le jour où il y a un accident de travail, et c’est arrivé une fois, qu’est-ce qui se passe ? Personne ne peut répondre. Mais le risque, on le justifie par la nécessité de bien accompagner cette personne dans un projet qui va l’amener dans quelques semaines, dans quelques mois, à retrouver une vie ordinaire. Cette prise de risque est liée à une recherche de performance et donc à des projets qui conviennent bien à la personne. Donc on tente. Voilà ce qui me semble important à retenir, qui fait la mémoire collective et la culture de cette équipe-là.
Le projet médical intégré : pour un directeur, le management est important. Manager, c’est assurer la cohérence et intégrer toutes les dimensions. Concrètement, c’est ce qu’il y a de plus difficile à faire pour un gestionnaire. La posture la plus facile pour un administratif, c’est précisément de se replier sur l’administratif et le financier. On laisse facilement aux médecins, aux infirmiers, aux cadres de santé, aux équipes, tous les problèmes liés au projet médical et aux soins. Raisonner ainsi est une erreur. On ne peut pas séparer ces deux champs. Le projet médical doit absolument être intégré et toutes ces dimensions doivent se croiser pour remplir au mieux notre mission.
Le projet médical prime sur tout le reste : tout ce qui est administratif, juridique et financier, ne sont que des outils, des moyens ; je l’affirme d’emblée, c’est d’abord par là que ça commence. S’il n’y a pas de projet médical, tout le reste ne sert à rien. Beaucoup d’organisations de santé, de soin, sont toujours dans cette lutte, le projet médical et l’administratif : c’est forcément l’un contre l’autre, l’un au détriment de l’autre. Et ça, c’est fondamentalement une erreur.
Le projet médical doit être servi par un collectif de professionnels. Pour être en mesure de gérer le quotidien et de mettre en perspective à 5 ans, à 10 ans, avec des objectifs stratégiques, je défends les outils de gestion, comme par exemple le marketing stratégique qui peut contribuer à défendre un projet médical. On ne peut pas laisser aux financeurs la maîtrise de ces outils sans se donner la peine de se les approprier. Le dialogue est impossible, les contraintes respectives ne sont pas intégrées et respectées.
Management versus créativité
Comment favoriser la créativité dans un contexte de plus en plus rigide et contraignant ? C’est au gestionnaire de garantir un espace de liberté en s’appuyant sur le prescrit collectif qui renvoie à la notion de projet collectif (document opposable) et permettre « les bricolages ».
Ce qui m’intéresse en tant que directeur, c’est d’observer ce qui se passe et de sécuriser le professionnel dans ce « bricolage ». Il y a une contractualisation, c’est-à-dire que l’on n’est pas là pour laisser faire tout et n’importe quoi, mais on définit ensemble un périmètre de risques à prendre. Parler d’accompagner l’évolution des métiers, c’est prendre en compte tous ces bricolages, faire le tri de ce qui nous paraît intéressant ou pas, l’argumenter, le capitaliser et l’intégrer officiellement dans quelque chose de reconnue. On va l’écrire et on va dire que telle approche, telle pratique a été validée collectivement, et donc trouve une légitimité. On a balisé le terrain et on passe à autre chose.
J’ai insisté sur la dimension du management et des théories qui s’y rapportent parce que je considère qu’elles influent sur les pratiques. Des logiques s’affrontent sans arbitrage, et dans des rapports de force stériles. Si nous laissons s’imposer des logiques de management souvent mal maîtrisées, nous laissons modifier nos pratiques, qui finalement risquent de perdre leur sens au détriment des patients. Si l’on n’est pas capable de restituer ce qui est fait, ce que l’on fait tous les jours, on se verra imposer dans toutes nos actions, dans tous nos dispositifs, dans tous nos établissements, des référentiels qui ne correspondent absolument pas à notre vision, à notre conception de la psychiatrie ou de la santé mentale. Il y a urgence à ce que l’on définisse une auto prescription en s’appuyant sur nos expériences. Il y a urgence à capitaliser, à publier, à dire ce que l’on fait tout en intégrant ces composants médico économiques, organisationnels. Ca ne veut pas dire que l’on a baissé les bras. S’appuyer sur les nouveaux concepts de management en se les appropriant signifie, pour moi, participer à une forme de résistance.