C’est à la suite d’une demande de soutien à la parentalité concernant des familles déboutées de leur demande d’asile et émanant de bénévoles du Réseau Education Sans Frontière, qu’une recherche-action a été menée à l’ORSPERE, avec comme outil clinique un groupe de parole.
Cette recherche-action a donné lieu à un rapport publié en janvier 20091. Nous aimerions dans cet article préciser quelques éléments cliniques et institutionnels qui nous ont paru exemplaires d’une parentalité confrontée à une situation de précarité.
Une clinique de la désorganisation familiale dans un contexte de précarité : la parentalité « suspendue »
L’expérience de ce groupe de parole a fait apparaître deux niveaux de complexité concernant la parentalité : il s’agit d’adultes confrontés d’une part à la métabolisation d’un processus d’exil traumatique dont il est difficile de transmettre quelque chose à leurs enfants, et d’autre part à une situation de précarité sociale et administrative, parfois extrême, imposée par les contraintes résultant du refus d’asile de la part du pays d’accueil.
Ces deux niveaux de complexité rendent compte d’effets traumatiques cumulatifs sur la « capacité » à être parents, engendrant des fantasmes d’impuissance parentale exprimés à la fois par les parents eux-mêmes et par les bénévoles qui les accompagnent (rappelons que la demande émane des bénévoles, en substance sous la forme : « aidez-nous à continuer à aider ces parents à rester parents »).
Exil et parentalité : que peut-on dire aux enfants ? Que doit-on ne pas leur dire, et à quel prix ?
La question de la transmission générationnelle est la première à se manifester dans le cadre du groupe de parole.
Etre en exil, c’est se mettre en conflit avec son héritage culturel et transgénérationnel. Fuir un régime politique, les conséquences d’un conflit armé, des évènements traumatiques familiaux, impose de rompre en partie avec sa famille et son groupe social élargi.
Certains parents ont dû laisser des enfants au pays. Pour d’autres, les enfants sont nés là-bas et ont dû être arrachés à leur culture d’origine. Et quand des enfants naissent en France, se réactive la question de la séparation d’avec le pays d’où l’on vient…
Quoi qu’il en soit, l’exil pose un problème de transmission culturelle à ces parents envers leurs enfants. La continuité générationnelle est interrogée, voire empêchée.
La parentalité en exil a donc à se construire sur cette tension délicate entre fidélité au pays d’origine et nécessité de la rupture avec lui. En même temps que les enfants interrogent leurs origines et les raisons de l’exil, le souci pour les parents s’exprime aussi dans ce qui est transmis aux enfants en termes de traumatismes et d’héritage culturel. Comment composer un métissage culturel sur des non-dits, voire sur des interdits de penser, quand les raisons de l’exil concernent des violences intentionnelles (viol, torture, faits de guerre, répression politique, etc…) dont les effets sont justement de détruire la possibilité des liens à l’autre et à soi-même ?
C’est à ce niveau de problématique parentale que la question du désir d’affiliation au pays d’accueil prend tout son sens. Ce désir rend compte de la demande d’un appui nécessaire sur une structure institutionnelle afin que puissent continuer à se tisser les éléments indispensables à la transmission dans l’alliance et la filiation.
Or que se passe-t-il lorsqu’à cette demande est opposée la brutalité d’une fin de non-recevoir de procédure administrative ?
Le désir d’affiliation empêché attaque l’alliance et la filiation
Par affiliation nous entendons ce qui concerne les liens d’un sujet à un groupe dans une dimension horizontale, les places qui lui sont accordées, assignées par ce groupe, alors que la dimension de la filiation est celle de la verticalité d’une lignée dans les liens familiaux.
Le désir d’affiliation à un pays d’accueil peut prendre de multiples formes : s’y inscrire professionnellement, s’y inscrire juridiquement (demande d’asile, etc…) ou y fonder une famille avec un autochtone.
Cependant, ce désir va être mis à mal dans des situations extrêmes où la survie de l’ensemble de la famille est en jeu, où l’exil précède la quête d’affiliation.
C’est dans ce contexte que la recherche-action donne des éléments sur la mise en danger de la parentalité en situation où les familles sont sous le coup d’une obligation de quitter le territoire, après avoir épuisé tous les modes de recours possibles, vivant là depuis plusieurs années dans des situations d’incertitude, de précarité au niveau des revenus et du logement, d’invisibilité à certains moments et en même temps de développement d’une vie sociale, scolaire pour les enfants.
Les problématiques de la filiation à défaut de pouvoir s’élaborer se rejouent ou se renouent à travers l’affiliation. Selon une hypothèse de R. Kaës (1985) « toute affiliation à un groupe se fonde sur un conflit avec la filiation, avec le roman de la filiation ». C’est dans cet entrecroisement complexe entre affiliation et filiation que les parents peuvent opérer une forme de réappropriation subjective de leur histoire. Par appui sur le socle de ce processus d’historicisation, les éléments psychiques nécessaires à l’investissement de leur fonction parentale peuvent alors se déployer.
La parentalité n’existe pas hors d’un contexte culturel et social, « pas plus qu’il ne peut y avoir de société durable sans parentalité » (D. Houzel, 2007, p. 148).
La parentalité ne peut être perçue comme un bloc monolithique, mais bien comme composée de plusieurs aspects. En 1999, D. Houzel [2] et ses collègues proposent un modèle de la parentalité selon trois axes, interdépendants les uns des autres, chacun étant susceptible de défaillances : l’exercice de la parentalité, l’expérience de la parentalité et la pratique de la parentalité. « D’une manière synthétique, on peut dire que la notion d’exercice renvoie à l’identité de la parentalité, celle d’expérience aux fonctions de la parentalité, et celle de pratique aux qualités de la parentalité ». L’exercice de la parentalité définit les cadres nécessaires pour qu’un groupe humain, une famille et un individu puissent se développer. Il a trait aux droits et aux devoirs attachés aux fonctions parentales. L’expérience de la parentalité recouvre l’expérience subjective de ceux qui sont chargés des fonctions parentales. Il s’agit d’une expérience affective et imaginaire de tout individu impliqué dans un processus de parentification. Quand à l’axe de la pratique de la parentalité, il recouvre les tâches effectives qui incombent à chaque parent, que ces tâches, ces soins ou ces pratiques éducatives soient délégués ou pas à d’autres adultes. Ces trois axes doivent être lus et revisités en articulation avec le champ économique, juridique, culturel et social. Ainsi C. Sellenet propose une prise en compte de ce qui peut modifier en positif ou en négatif les éléments de cette parentalité, « à savoir : le contexte économique et culturel, social, familial, les réseaux de sociabilité, le contexte institutionnel, c’est-à-dire l’étude de l’ensemble des interventions proposées ou imposées à cette famille, le contexte juridique clair ou confus gérant les rapports entre les individus »3.
L’exil va souvent mettre en difficulté certains parents sur les compétences affectives, sans les empêcher pour autant de pratiquer leur parentalité au sens des actes de la vie quotidienne à assurer. Les mères entendues dans le groupe de parole sont en difficulté sur leur expérience de la parentalité quant aux enjeux affectifs : « se sentir mère » des enfants ici et des enfants laissés là-bas, confrontées aux décalages entre ce qu’elles imaginaient d’elles comme mère et ce qu’elles peuvent être dans la réalité (de l’exil, de l’éloignement…).
Ce modèle sous forme d’axes de la parentalité fait entrevoir une possibilité de parentalité partielle au sens de l’exercice de la parentalité (notamment pour les parents ayant des enfants au pays). Cette dimension est au cœur du travail psychique réalisé en groupe ; il permet de rendre vivant ce lien affectif à travers la parole et la possibilité de vivre une émotion partagée avec d’autres en groupe.
Ainsi le souci du risque de transmission du vécu traumatique des parents envers leurs enfants montre que l’axe de l’expérience de la parentalité est soutenu dans le groupe et peut alors exister : ce souci, parfois ressenti comme insoluble, est ici entendu comme un signe de « bonne parentalité » (ou de parentalité suffisamment bonne…). Se préoccuper de ce que l’on peut dire ou ne pas dire à son enfant, qui était vécu comme une incapacité ou une impuissance parentale, peut trouver dans le groupe de parole l’appui nécessaire pour devenir une modalité de prendre soin.
C’est la dimension concernant l’exercice de la parentalité qui est la plus attaquée dans une situation de séjour illégal ou « d’entre-deux » d’attente de régularisation, du fait de l’absence d’une ou plusieurs sécurités de base (très grande précarité, logement, revenu, menace de reconduite aux frontières…). Faire valoir ses droits et ses devoirs de parents vient se heurter à la nécessité de se cacher et de ne pas se faire connaître (auprès de l’école, du médecin, de toute institution étatique).
Qu’en est-il d’une parentalité non assise sur le droit ? Comment cette absence de possibilité de reconnaissance vient-elle altérer les autres dimensions de la parentalité et entraver son exercice ? Comment le désir d’affiliation qui se heurte à une impossibilité de réalisation, même partielle, menace ou attaque l’alliance et la filiation ?
Les éléments cliniques recueillis dans le cadre du groupe de parole indiquent comment la précarisation de la fonction parentale menace à la fois l’alliance et la filiation :
– l’alliance, lorsque la place des pères dans le groupe est impossible à trouver (la présence des pères est suspecte de perturber, voire d’empêcher, l’utilisation de la parole au sein du groupe), lorsque les figures d’autorité (judiciaire, administrative, policière) ne peuvent qu’être sources de menaces dans la réalité concrète de la vie de tous les jours.
– la filiation, lorsque dans le groupe circulent des fantasmes d’abandon d’enfants, d’adoption par les bénévoles de certains parents eux-mêmes. Apparaît ainsi le paradoxe déchirant de devoir renoncer à la parentalité pour pouvoir rester parent. Comme dans d’autres situations d’extrême précarité, il s’agit là de mécanismes de survie : il n’y a plus d’autre solution pour préserver l’idéal de bon parent que de se sacrifier comme parent dans la réalité.
Fonctions possibles et limites d’une intervention soignante
Dans un tel contexte, le positionnement soignant est complexe et inhabituel au regard des missions dévolues aux institutions de santé mentale.
Il s’agit en effet de tenir compte des paradoxes de cette parentalité en carence d’asile, à la fois :
– entendre une demande qui ne peut se dire directement dans le lieu du soin « psy », mais qui se dépose ailleurs, dans les interstices institutionnels (cf. les espaces de dépôt de la souffrance4)
– répondre aux exigences de cette clinique psychosociale, en appui sur les dépositaires (porteurs) de la souffrance et de la demande que sont les bénévoles engagés dans des relations d’aide (notons qu’à la suite de cette recherche-action, une formation à destination des bénévoles s’est mise en place, ainsi que des groupes de travail thématiques entre bénévoles),
– garder une position clinique citoyenne face au risque de confusion des places qui infiltre cette clinique particulière (notamment à l’œuvre dans les processus pathologiques de « parentisation » des enfants décrits par J. Barou dans son article « Désarroi des parents, compassion des enfants » page 12 de ces Cahiers).
La création d’un dispositif marginal, hybride, bricolé5 avec le rôle accordé aux bénévoles dans la co-animation du groupe de parole s’entend comme une réponse à la demande d’affiliation et contient une première forme de reconnaissance non pas administrative ou juridique, mais d’un statut (subjectif, affectif, éducatif…) de parent. Il ne s’agit pas de se substituer à des processus institutionnels défaillants, mais de créer des conditions favorables au déploiement de capacités subjectives nécessaires à une recomposition de la parentalité.
Ainsi, le groupe comme lieu de parole permet à nouveau l’expérience de statuts différents de la parole, qui n’est plus réduite à sa dimension « utilitaire » pervertie par les nécessités de la procédure (produire un récit pour convaincre du bien-fondé de sa demande dans le but d’obtenir des papiers…) ou bafouée et désavouée par les réponses négatives des autorités administratives. Cette parole a été souvent déjà mise à mal dans l’expérience vécue là-bas.
Le soignant est peut-être là pour accueillir la parentalité sous ses formes les plus diverses, lui donner un lieu d’asile. L’effort se situe donc dans l’accueil de ce qui se déroule dans les interstices, à la marge, dans les espaces intermédiaires, avec les partenaires du lien comme l’Ecole, les bénévoles des réseaux, les parrains républicains, etc.
La clinique psychosociale a pour caractéristique de ne pas se déposer dans le cadre clinique habituel. Il convient alors de se donner les moyens d’accueillir cette vie psychique qui se déroule autrement en dehors des murs de l’hôpital.
Notes de bas de page
1 Rapport de recherche-action sur « La parentalité en contexte d’exil et de précarité à partir d’un groupe de parole pour familles étrangères en attente d’une régularisation ». Colin V., Meryglod N., Furtos J. (Janvier 2009).
2 Cf article D. Houzel page 4 de ces Cahiers.
3 Sellenet C., Essai de conceptualisation du terme « parentalité » : http://documentation.reseau-enfance.com/IMG/pdf/concept_parentalite.pdf
4 Roussillon R., 1987, « Espaces et pratiques institutionnelles, le débarras et l’interstice » in Kaës R. et coll., L’institution et les institutions, Dunod, pp. 157-178.
5 Colin V, Meryglod N., 2008, « Une aire d’accueil pour parents en exil », Rhizome, n°32, p. 5.