Vous êtes ici // Accueil // Publications // Personne n’est isolé. Mémoires, p. 8-10.

Personne n’est isolé. Mémoires, p. 8-10.

Nicolas CHAMBON

Année de publication : 2016

Type de ressources : Articles scientifiques - Thématique : PUBLIC MIGRANT, SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger le PDF

Octobre 2016 : les médias couvrent largement le démantèlement de la jungle de Calais. La « proposition » qui est faite aux migrants est de rejoindre ces nouveaux dispositifs : les Centres d’Accueil et d’Orientation (CAO). Certains habitants s’inquiètent de l’implantation de ces CAO à proximité et de la présence en leur sein d’un public particulier : des jeunes hommes, que les professionnels du champ de l’asile appellent les « isolés ». À partir de ma position de sociologue à l’Orspere-Samdarra, je documente ici l’évolution de la catégorie d’ « isolé » et de ce qu’elle recouvre. Si, à sa création, le Dispositif National d’Accueil (DNA) accueillait de manière marginale des isolés, la norme a aujourd’hui changé. Accompagnants, travailleurs sociaux, militants, cliniciens sont amenés à appréhender la souffrance de migrants isolés généralement en situation de précarité. Dans cet article je rappelle que les isolés ne sont pas qu’une catégorie mais aussi des personnes avec une inscription sociale. Il importe alors de porter une attention aux attachements, d’autant plus quand ceux-ci ne sont pas a priori légitimés et/ou visibilisés, particulièrement dans le cadre de la procédure de demande d’asile.

Une catégorie sociale ? Juridico-administrative ?

Pour le responsable d’une association1, « avant quand on parlait d’isolés, on pensait aux vieux immigrés ». C’était alors un public qui était « très loin du soin, qui ne demandait rien ». Pour un opérateur de l’asile, il y a un enjeu à distinguer les « célibataires » et les autres isolés qui ont généralement une famille au pays. Selon celui-ci, la différence est alors de taille : « celui qui a sa femme et ses enfants là-bas, il est obligé d’y penser, d’envoyer de l’argent. »

Les isolés étaient discriminés, notamment en terme d’accès à l’hébergement dans la procédure d’asile. Étaient prioritaires les familles avec enfants, puis parmi les isolés les femmes enceintes et les hommes malades. Ensuite les hommes en bonne santé pouvaient espérer avoir un hébergement.

Cette catégorie peut ainsi s’interpréter comme étant le « résidu » de ce qui n’est pas priorisé (familles, enfants,…). « Il n’y a rien pour les isolés » est une phrase qui revient souvent chez les militants, bénévoles ou professionnels du secteur de l’asile ou du soutien aux migrants. « On se tape tous les isolés, personne n’en veut, ils sont au bout de ce qu’il est possible de faire » se plaint un militant d’un collectif qui propose des permanences juridiques en droit des étrangers à Lyon. Du côté des migrants, les « isolés » se plaignent aussi de la concurrence des familles qui « ont le droit à tout » selon les mots d’un Malien en situation irrégulière : se dessine alors une hiérarchie entre catégorie.

L’isolement juridique ou administratif ne correspond pas forcément à l’isolement social. L’exemple des Mineurs Isolés Étrangers est à ce titre paradigmatique. Selon Laurent Delbos2 « il peut s’agir de jeunes qui ne sont pas isolés au sens commun du terme ». Ils peuvent en effet migrer et être avec d’autres adultes, sans que ces derniers ne soient leurs représentants légaux.

Actualités

Depuis le début du XXIème siècle, et plus particulièrement depuis 2015, les isolés deviennent majoritaires chez les demandeurs d’asile. Selon un opérateur de l’asile, « il y a une inversion des masses de population ». Les enjeux géopolitiques (guerres, instabilité de certains États, répression, contrôle des frontières…) participent de l’évolution des publics. Les familles balkaniques et caucasiennes qui étaient -au début des années 2000- présentes en nombre dans la demande d’asile sont aujourd’hui plus minoritaires. En 2016, les premières nationalités qui obtiennent le statut de réfugiés sont les Soudanais, Erythréens, Afghans, qui migrent en très grande majorité seuls. Ce sont aussi des nationalités qu’on retrouve dans les campements de la région parisienne ou dans les « jungles » du nord de la France.

Les opérateurs de l’asile sont aujourd’hui d’autant plus incités à prendre en charge ce public. Selon l’un d’entre eux : « il y a des incitations fortes qui sont envoyées aux établissements, aux Cada entres autres, pour augmenter leur capacité d’accueil et prendre en charge les isolés, alors même que pendant 20 ans toute la logique de développement des Cada s’est faite sur l’accueil des familles ».

Une procédure qui isole

De manière générale, la plupart des migrants primo-arrivants demandent l’asile sur le territoire français. Dès lors, il y a un effet d’isolement induit par les procédures elles-mêmes. Il faut faire valoir son histoire singulière. Il s’agit d’isoler son histoire, l’objecter, l’objectiver, quitte à la figer. Prenons la mesure aussi que malgré l’augmentation du taux d’acceptation depuis 2015, notamment en première instance à l’Ofpra, la plupart des requérants sont déboutés de l’asile. D’une certaine manière, ils deviennent alors déboutés de leur histoire. Le refus du statut de réfugiés oblige à mettre fin à l’accompagnement3 lié à la demande d’asile. Pour les déboutés, c’est alors le temps de la « non procédure », un « entre temps », caractérisé par un vide qui occasionne une grande fatigue. Il faut alors trouver les ressources nécessaires pour entretenir l’espoir et combattre la résignation. L’isolement c’est aussi la solitude.

Accompagner des isolés

Des acteurs du champ de l’asile soulignent dans un rapport4 que l’accompagnement des isolés induit une attention particulière. De profils plutôt jeunes et masculins, les isolés sont souvent en situation d’extrême précarité5. Ils se retrouvent à être dans une démarche de survie, au détriment de l’investissement dans la procédure. Les auteurs affirment que le « quotidien difficile et incertain entraîne souvent des comportements dépressifs et de repli sur soi. Contrairement aux familles qui ont des repères une vie sociale balisée par les liens par exemple, avec l’école de leur enfant, des rendez-vous incontournables, les personnes isolées s’éparpillent. Les conditions d’accueil jugées difficiles pour le public isolé génèrent et exacerbent des troubles psychologiques qui viennent s’ajouter aux traumatismes vécus au pays. »

La question des communautés

Le modèle de citoyenneté républicain proscrit la représentation communautaire, toujours suspectée de possibles dérives communautaristes. De ce fait ce sont les associations qui sont légitimées par la puissance publique et qui inscrivent leurs actions dans un certain cadre, notamment quand elles répondent à des appels d’offres et doivent alors veiller au cadre non discriminant de leurs actions. Les migrants des campements, en rejoignant les CAO, quittent généralement des membres de leurs « communautés » pour rejoindre une structure dont les modalités d’organisation sont bien différentes.

Nouvel horizon problématique aujourd’hui pour de nombreux professionnels : comment travailler avec les « communautés » ? Que ce soit une assistante sociale de CMP qui a dans ses contacts des membres de l’église évangéliste voisine pour un hébergement d’urgence, les infirmiers d’une équipe mobile qui doivent « négocier » avec les tenanciers d’un squat, ou dans les campements du Nord de la France, des psychologues en maraude qui s’appuient sur la communauté voire les passeurs pour maintenir le lien avec les migrants ; les modes d’intervention évoluent et font face à l’épreuve pratique de la rencontre. Autrement dit, la « communauté » est moins identifiable et assignable à une personne médiatrice dans un dispositif ad hoc, mais une réalité qui s’impose : celles de proches, dont on a parfois du mal à savoir s’ils viennent en soutien ou si au contraire ils exploitent la situation. En tous cas, ils sont là.

Au-delà de cette catégorie d’isolé, il y a peut-être une évolution de l’appréhension de la question de l’isolement aujourd’hui, corrélativement à celui du paradigme d’intervention psychologique. Nous faisons l’hypothèse que cette évolution invite à repenser l’appréhension du fait social dans la clinique.

Personne n’est isolé

Cette proposition émane d’un sociologue, un chercheur du social : personne n’est réellement isolée, il y a des attachements plus ou moins légitimes. Les enquêtes au long cours relèvent souvent la complexité des réseaux qui entourent les migrants. Avec les nouveaux moyens de communication il est devenu beaucoup plus facile de garder le lien avec le pays, avec la famille. La migration elle-même est aussi facilitée par l’entraide communautaire, ou de militants6. De ce fait la considération de l’isolement continue d’évoluer.

Alors que fondamentalement l’intervention psychologique singularise, au regard de ce constat elle est aussi appelée, nous semble-t-il, à participer à la (re)connaissance de ces attachements déjà-là mais illégitimes (religieux, familiaux, proches…). Tandis que nous sommes dans le paradigme de la reconnaissance des singularités, c’est en partie l’attachement qui se trouve à devoir être investigué. Quand bien même la procédure viendrait délégitimer des types d’attachements, il y a un enjeu à les connaître, voire à les reconnaître.

Le migrant est la figure de l’individu désaffilié. Dans le paradigme d’action contemporain du champ médico-social, l’objet des étayages psychologiques est le social décrit comme faisant défaut. L’intervention psychologique se déploie alors dans une perspective de reconnaissance sociale de la personne en difficulté. Il s’agirait moins de l’émanciper de sa communauté d’appartenance que de le reconnaître dans sa singularité, avec ses attachements. Cette problématique de l’isolement documente la précarité du lien mais aussi l’importance que peut revêtir un accompagnement ou un soin.

Au-delà de la catégorie, des représentations, il nous semble important que l’intervention psychologique ait une attention aux attachements (en pensant aussi que le mode de relation thérapeutique en est un parmi d’autres). Autrement dit, au-delà de la catégorie, il y a une personne avec son inscription sociale. Dans mon travail de thèse, je rends compte, à partir de récits de vie, de l’histoire d’un isolé, débouté de l’asile, en situation irrégulière pendant 5 ans, et qui avait une vie sociale bien remplie : il travaillait au noir, et naviguait de bars en bars. Régularisé après un mariage, il me confie ensuite qu’il s’ennuie. Sa nouvelle femme est musulmane pratiquante. Elle ne tolère plus qu’il boive. Il ne sort plus. Maintenant qu’il est régularisé, il peut travailler, légalement. Mais il n’y a pas de travail… Le voilà socialement isolé.

L’isolement une vulnérabilité ?

L’isolement n’est-il pas une vulnérabilité ? Dans une période où le concept est mobilisé par les pouvoirs publics et est critiqué, il nous permet de caractériser justement le « faisant défaut » autrement que de manière catégorielle. L’isolement est moins une question objectivable, qu’une affaire de sujet. Promu par des chercheurs7, le concept de vulnérabilité renvoie à des situations, et non à un groupe. La vulnérabilité ne vient pas qualifier la personne de manière totale, mais caractériser la relation. Elle est ainsi relative. On est vulnérable, en référence à quelque chose.

Mais voilà qu’elle devient une catégorie, à la faveur de la réforme de la procédure de demande d’asile en 2015. Les requérants ont la possibilité de demander un certificat de vulnérabilité8, certificat qui peut octroyer quelques avantages, dont possiblement un hébergement en Cada le temps de la procédure. Mais il s’agit encore d’inclure et donc d’exclure, pour dire qui « à le droit à ». Toutes les victimes de torture sont vulnérables. Mais il y aurait des victimes encore plus vulnérables… Finalement, j’invite à considérer l’isolement, non comme une catégorie, mais comme une situation sociale, qui peut-être une vulnérabilité supplémentaire. Si les « isolés », et aujourd’hui les « vulnérables », apparaissent sous le prisme de la catégorie, il y a un véritable enjeu à considérer justement le versant social de l’identité de celui ou celle qui apparaît comme tel.

Notes de bas de page

1 Je tiens à remercier le comité technique « asile migration » de l’Orspere-Samdarra qui a nourri cet article de ses réflexions.

2 Laurent Delbos, « Les enjeux juridiques autour des mineurs isolés étrangers », VST – Vie sociale et traitements 2016/2 (N° 130), p. 16-22.

3 L’isolement des accompagnants dans cette épreuve pourrait être l’objet d’un objet d’un autre article.

4 Coordination Refugiés Rhône-Alpes (CORA), Étude exploratoire sur la prise en charge des demandeurs d’asile et refugies isoles dans les structures spécialisées de Rhône-Alpes, Mars 2008.

5 Sur migration et précarité : Nicolas Chambon, Gwen Le Goff, « Enjeux et controverses de la prise en charge des migrants précaires en psychiatrie », Revue française des affaires sociales 2016/2 (n° 6), p. 123-140

6 Voir l’article de Manon Filali, Lorsque les réseaux sociaux servent l’humanitaire in Rhizome n°61.

7 Axelle Brodiez-Dolino, Isabelle von Bueltzingsloewen, Benoît Eyraud, Christian Laval et Bertrand Ravon (dir.), Vulnérabilités sanitaires et sociales, De l’histoire à la sociologie, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

8 Estelle d’Halluin, « Le nouveau paradigme des « populations vulnérables » dans les politiques européennes d’asile », Savoir/Agir 2016/2 (N° 36), p. 21-26.

Publications similaires

Pompier, métier de l’urgence

santé mentale - professionnalité - urgence - psychosocial - précarité

Loïc ARNOUD - Année de publication : 2018

Le travail social missionné à l’accompagnement de réfugiés : partage d’une expérience professionnelle

migration - professionnalité - TRAVAIL SOCIAL - migration

Christine FEUZ - Année de publication : 2013

Alors, la rencontre. La dimension interculturelle en prévention spécialisée.

prévention - famille - précarité - accompagnement - rue - jeunesse - accompagnement - accompagnement