L’abord d’une « clinique de la rue » implique une observation longue et nécessaire, une écoute et une analyse des comportements humains dans la rue et du témoignage direct ou implicite de personnes qui y vivent, y évoluent et parfois y meurent en vain de toute forme d’aide ou d’accompagnement. Elle permet d’identifier les codes, les modes de fonctionnement et les logiques de survie qui s’opèrent dans la rue.
En tant qu’équipe soignante, nous adaptons nos interventions à ces réalités car il est difficile pour la personne de se rendre à un rendez-vous ou de s’y tenir, de tenir un engagement ou une parole, vu la densité et la complexité des paramètres qui conditionnent son quotidien.
Dans le cadre de nos suivis, nous comptabilisons les « non trouvés » comme un fait participant à l’élaboration de la clinique propre de la personne prise en charge : évitement, fuite, hospitalisation, désinvestissement, oubli, principe d’immédiateté…
Il n’est pas rare de constater que les lieux bruyants génèrent le silence, voire le mutisme de la personne. La voix et la parole n’ont peu ou plus de place et le corps s’est réorganisé en conséquence. La personne est parfois devenue sourde, aphone. Faute d’interlocuteurs, elle parle seule, chuchote ou s’est retranchée derrière des murs d’affaires étalées sur le sol, d’ordures, de sacs plastiques ou de cartons et astreint l’autre à se rapprocher d’elle ou à s’en éloigner définitivement.
Le travail de rue suppose cette conscience difficile du contexte dans lequel s’opère le « symptôme ». Le libre arbitre d’une personne d’organiser, de défendre voire d’afficher sa vie à la rue ne peut être mis à l’épreuve sans une très grande prudence au risque de déconstruire des systèmes défensifs installés et efficaces pour des résultats au mieux médiocres, parfois dramatiques.
Les rues de Paris sont devenues au fur et à mesure des années le siège de l’exercice des associations caritatives, des antennes de quartier d’aide aux sans-abri, des solidarités locales, individuelles (riverains, commerçants, paroisses…) qui représentent souvent les premières lignes de contact auprès des ces personnes. C’est après un temps de contact plus ou moins long et plus ou moins établi que la psychiatrie se voit interpellée pour une évaluation, une aide, comme une voie d’accès et d’accompagnement possible aux soins d’une personne en souffrance psychique.
Après une première étape d’évaluation de la « nature » de la demande et d’identifier lorsqu’elle existe, la personne ressource dans la situation (tuteur, travailleur social, 115, parfois ami ou commerçant…), l’équipe est amenée à aller rencontrer la personne signalée dans la rue et engager un travail.
La subjectivité des soignants et des travailleurs sociaux, les cultures professionnelles différentes et les histoires individuelles rendent ces premières approches longues et difficiles mais le travail n’en passe pas moins par la qualité d’un lien effectif. Cela exige une rigueur et un engagement quant à la mobilisation du soignant et du travail de l’équipe. Lorsqu’un travail s’engage, des passages réguliers s’organisent.
Lorsque la personne relève d’un suivi psychiatrique, il est indispensable de se rapprocher du secteur dont elle dépend, de travailler ensemble sur un accueil et un suivi de qualité, sur la question de la référence du lieu et de ses intervenants comme un repère stable possible.
C’est également dans cette perspective que nous sommes confrontés au refus de soins, d’où l’importance d’une relation de confiance qui s’inscrit dans le temps.
Ce travail doit tenir compte des effets bien prégnants de la rue sur les personnes : elle laisse des traces indélébiles, des cicatrices mal refermées. Elle est aussi un lieu de passage, de socialisation, de construction de repères, de rencontre, au prix parfois d’expériences douloureuses. Sans doute, l’équilibre demeure t-il toujours un peu fragile. Les aspirations et les fantasmes autour de la « resocialisation » ou de la réinsertion agissent sur des représentations qui nous éloignent parfois de la réalité de la personne.
Agir dans le sens d’inscrire à tout prix une personne installée dans la rue dans un dispositif d’aide ou dans un cadre institutionnel peut paradoxalement produire une errance dont la personne avait réussi à se préserver en se « fixant » quelque part. Ceci par la multiplication et l’éclatement géographique des lieux ressources dans lesquels elle serait amenée à se rendre. Tandis qu’elle dort à tel endroit, elle mange ou se douche à tel autre, doit traverser la ville pour voir son médecin ou son assistante sociale ou encore récupérer des affaires laissées dans une consigne. La multiplication des lieux génère potentiellement celle des intervenants qui sont autant de personnes agissant sur l’usager et disposant chacun d’un point de vue de ses problèmes et des moyens d’y remédier. C’est une précarité du lien social, du lien affectif, du schéma corporel…
La personne référente ou ressource dans une prise en charge est importante. Mais les questions de transfert entre une personne sans-abri et un professionnel sont avant tout une affaire d’équipe dans sa capacité à se positionner face à un individu pour lequel la relation inter individuelle a longtemps été ponctuée par des échecs, des abandons, des ruptures. Aussi l’infirmier n’agit jamais seul mais dans le cadre d’une équipe et d’une institution et, pour notre part, dans celui du service public hospitalier.
Toute la difficulté consiste à instituer un cadre de fonctionnement là où il fait défaut, puisque le champ d’intervention s’exerce « hors les murs » et se pense à l’instar des pratiques rencontrées « dans les murs ». Or, il semblerait que dans ce domaine, nous sommes encore à l’aube de penser l’institution psychiatrique hors des lieux dans lesquels elle existe classiquement. Au-delà de pratiques nouvelles qui tendent à se développer de plus en plus, il s’agit aussi de confronter sa pratique soignante à des réalités politiques. De fait, l’institution est de plus en plus amenée à se penser « ailleurs » car elle se voit sollicitée « ailleurs ». Ce n’est pas une nouveauté, les pouvoirs publics demandent à la psychiatrie de se positionner ou d’agir là où d’autres en amont n’ont pas réussi ou ont désinvesti. Quand il s’agit de la rue, elle arrive parfois en bout de chaîne des mailles infernales de l’exclusion et se voit interpeller pour évaluer ou agir sur des personnes qui ont été exclues des exclus. La réalité est que la psychiatrie ne peut et ne doit répondre seule à ce débat sans risquer de s’immiscer à tous les coins de rue ou de porter atteinte aux droits des personnes qui vivent dans la rue. Les sujets rencontrés doivent rester au centre des préoccupations éthiques des soignants. Les nouvelles pratiques du prendre soin, les nouvelles approches des personnes, une clinique de plus en plus étoffée se veulent être une garantie face aux exigences des pouvoirs publics et aux politiques sécuritaires. Un véritable défi pour le soignant qui compose en permanence avec ses limites déontologiques, son champ de compétence et son cadre de fonctionnement.
Le cadre des pratiques est donc sans arrêt à reconstruire et cette expérience conduit à reconsidérer les règles et les représentations de la psychiatrie institutionnelle classique. Elle impose à chacun une réflexion sur ses actions et sur les frontières éthiques auxquelles il se confronte.
Travailler en tant qu’infirmier psychiatrique dans la rue interroge d’emblée sur la légitimité de l’intervention d’une telle discipline en dehors des murs ou des cadres institutionnels dans lesquels elle s’exerce.
Pour répondre au débat sur la légitimité, il faut se souvenir que dans ce domaine rien n’est figé. Ce qui a du sens aujourd’hui sera scandaleux ou inadapté demain, ou l’inverse. La rue change. La population de rue aussi. Les représentations évoluent ou involuent en fonction des contextes politiques et socio économiques. La rue, en tant que domaine public, est en remaniement constant à travers les politiques sociales ou celles liées à l’urbanisme, à la sécurité, à la fonctionnalité, à l’esthétique… C’est précisément cette appartenance au domaine public qui fait d’elle le théâtre de la vie.