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Mondialisation et Santé Mentale : la Déclaration de Lyon du 22 octobre 2011, une présentation

Jean FURTOS - Psychiatre, ONSMP

Année de publication : 2012

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SANTE MENTALE, Sociologie, Psychiatrie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°45 – La mondialisation pour une écologie du lien social (Octobre 2012)

Pour la première fois au monde, à notre connaissance, un congrès international s’est penché sur le rapport entre mondialisation et santé mentale, postulant des effets psychosociaux péjoratifs sur le lien social. L’idée ne concernait pas seulement les personnes affectées de maladies mentales ou de handicaps, mais une vulnérabilité collective. Le congrès des cinq continents, avec des représentants de 45 pays, s’est effectivement emparé du sujet et a travaillé à Lyon-Villeurbanne du 19 au 22 Octobre 2011. Un consensus s’est dégagé pour reconnaître que la souffrance psychique d’origine sociale en rapport avec la mondialisation apparaissait comme un phénomène qui dépasse en effet le champ de la psychiatrie et du handicap. Une approche clinique et sociologique permet d’authentifier des processus d’aliénation préoccupants qui s’observent potentiellement dans toutes les tranches d’âge et toutes les strates des populations, pas seulement orientés sur les vulnérabilités individuelles. Ainsi, la tendance forte à la précarisation de la transmission intergénérationnelle observée chez les adolescents de Sao Paulo ou de Gennevilliers, chez les enfants des rues en Afrique, les Roms en Espagne, etc…., suggère qu’en période de mondialisation économique, il n’est guère étonnant d’observer une mondialisation de la clinique relativement décalée par rapport aux classifications nosographiques habituelles. De même, l’extension considérable de la souffrance au travail, et pas seulement le chômage, insiste sur le rapport entre la mondialisation, le nouveau management et l’individualisme atomisant qui en résulte. Le congrès s’est conclu par une déclaration solennelle, la Déclaration de Lyon, lue et publiée en trois langues (Français, Anglais, Espagnol), avec un intitulé qui ne donne pas dans la langue de bois (Furtos, Sundram, 2012). Il faut reconnaitre que la préoccupation est sérieuse, inédite dans sa formulation, vitale dans son contenu. Sans doute seuls des praticiens et des chercheurs en santé mentale, mais aussi des représentants de la société civile, à la fois experts pluridisciplinaires et citoyens du monde, pouvaient affirmer que la mondialisation nous rend fous, ajoutant néanmoins l’orientation positive qui en découle, une écologie du lien social. On pourra lire la première partie de la déclaration qui consiste en un préambule sémantique, sous la forme d’un glossaire qui précise le sens des mots, lesquels ne vont jamais de soi. Il permet de comprendre les principes centrés autour du concept de précarité, qui doit être complexifié par rapport à son sens usuel :

1. Une saine précarité est simplement définie comme le fait d’avoir besoin d’autrui pour vivre, dans la réciprocité ; cette précarité, à reconnaitre, qui s’oppose à l’idéologie de l’autonomie obligatoire et atomisante, fait en réalité partie des droits de l’homme :  « Les êtres humains, libres et égaux en droit, naissent et demeurent précaires tout au long de leur vie dans la mesure où ils ont absolument besoin d’autrui pour vivre » (Article 2.1 de la Déclaration de Lyon).

2. Le point d’impact des aspects pathogènes de la mondialisation (il y a donc des aspects qui ne le sont pas), consiste à transformer cette saine précarité en mauvaise précarité, celle dont on parle habituellement. Le passage du sain au malsain aboutie à une triple perte de confiance en autrui, en soi et en l’avenir ; cette triple confiance est pourtant nécessair car elle autorise le “vivre en société”, avec le goût d’aller vers un avenir par nature inconnu orienté par un désir, un projet personnel et collectif.

Ce point d’impact doit être considéré comme une véritable forme de pollution du lien social et du lien avec soi-même, aussi toxique pour la vie sur la planète que la pollution des fleuves, des rivières, des océans et de l’atmosphère. A quoi servirait en effet une planète biologiquement viable si l’être humain disparaissait en tant qu’être social ? C’est le souci que porte avec une emphase justifiée la Déclaration de Lyon. La responsabilité qui en découle s’exerce sur le plan clinique, au sens large de ce terme, et bien sûr sur le plan politique. C’est pourquoi la déclaration se termine par des recommandations qui visent leur mise en actes au niveau micro-local et global. Affirmer que la mondialisation est un déterminant de santé mentale, avec des effets sur la santé des individus vivant en société, ouvre à une responsabilité collective à assumer ; et ce dans la non toute puissance, mais avec détermination. Une prise de conscience de cette nature nécessite l’instauration d’antidotes, une régulations des processus économiques non limités à leurs seuls aspects financiers, et laisse espérer des effets de seuils mutatifs sur le plan des mentalités et de leur prise en compte sociale, économique et politique.

Quand la mondialisation nous rend fous, pour une écologie du lien social

Nous, signataires de cette déclaration, réunis en Congrès des 5 Continents sur les effets de la mondialisation sur la santé mentale, experts pluridisciplinaires en santé mentale en même temps que citoyens du monde, appelons à une prise de conscience des effets psychosociaux de la mondialisation et des principes et conséquences qui en découlent.

Cette déclaration se situe dans la filiation des principes de la Déclaration d’Alma Ata de 1978 et de la Charte d’Ottawa de 1986,en accord avec la récente Déclaration Politique de Rio du 21 Octobre 2011 sur les Déterminants Sociaux de Santé, tout en précisant la spécificité de la Déclaration de Lyon : promouvoir une Ecologie du Lien Social dans le contexte de la Mondialisation.

1- Préambule sous forme de glossaire

Certains mots doivent être précisés pour éviter les malentendus : mondialisation, psychosocial, santé mentale, précarité, souffrance, écologie des liens sociaux.

1-1 La mondialisation associe deux processus différents et intriqués :

– un processus de très longue période qui résulte de la croissance des flux migratoires, des échanges humains, commerciaux et d’informations à travers les frontières physiques et politiques. Les échanges culturels se sont intensifiés depuis le milieu des années 80 avec la révolution numérique jusqu’à la dimension d’un village planétaire où « l’autre est mon voisin ». C’est une véritable conscience mondiale qui émerge aujourd’hui, et les régulations revendiquant une meilleure gouvernance et une nouvelle citoyenneté, sans exclure les identités nationales et régionales. Le risque est celui d’une solidarité abstraite et vide. Ce défi est périlleux mais vital à relever.

– ce premier processus est à distinguer du second qui est constitué par la prédominance de l’économie de marché soumise au seul profit, nommément le néo-libéralisme ; le mouvement a émergé à la fin du XIXème siècle et s’est accéléré à la fin de la seconde guerre mondiale. Le marché est supposé rationnel et l’Etat devrait se cantonner à une intervention minimale, sans régulation. Une idéologie se construit où seule l’initiative individuelle devient le pivot de la richesse des nations comme de leur malheur. Cette dérégulation est démultipliée par l’accélération des flux des nouvelles technologies en information et en communication, du fait du premier processus, mais elle domine le monde par la cupidité sans contrôle de ceux qui sont aux manettes ; déconnectée de l’économie réelle et du pouvoir politique, elle n’a pas d’horizon temporel ni social.

Ces deux niveaux de processus ont des effets psychosociaux différents dont il convient de reconnaître les effets fastes et néfastes en termes de santé mentale.

1-2 Les effets psychosociaux : le qualificatif  psychosocial  souligne l’interaction normalement indissoluble entre ce qui revient à la part du sujet et ce qui revient à la vie sociale. En ce sens, les effets de contexte, et en tout premier lieu celui de la mondialisation, affectent simultanément le sujet individuel et le lien social. Ces effets favorables ou défavorables en termes de santé mentale constituent l’orientation principale de la Déclaration de Lyon.

1-3 La santé mentale : au sein d’une société de plus en plus individualiste dans ses aspects à la fois promotionnels et atomisant, les effets psychosociaux concernent nécessairement la santé mentale de tous. Elle ne se limite donc pas ici à la prévention et à la prise en charge des troubles mentaux traités habituellement par la psychiatrie, qui restent essentielles ; elle ne se limite pas davantage à promouvoir les droits des personnes handicapées, ce qui reste non moins essentiel, mais elle considère les effets psychosociaux de la mondialisation sur l’ensemble des citoyens du monde dans les divers aspects de leur vie. La mondialisation nécessite une approche systémique et globale de la santé qui doit aussi prendre en compte les différences de pays, de région, de religion, de culture.

1-4 Le mot précarité n’a pas seulement la signification négative qui lui est ordinairement attachée, synonyme d’incertitude, de risque de catastrophe, de pauvreté. Il est intéressant d’évoquer le fait que, dans la plupart des langues d’origine latine, précarité vient du terme latin precari qui signifie : dépendre de la volonté de l’autre, obtenir par la prière. L’état de précarité, dans ce sens, est antagoniste et complémentaire de l’autonomie. Il signifie une dépendance à respecter, évidente chez le bébé même si l’on reconnaît ses compétences ; non moins évidente chez la vieille personne mais aussi à tous les âges de la vie. Les situations de maladie, de traumatisme, de fragilité particulière augmentent le niveau de précarité qui signifie tout simplement et positivement : avoir absolument besoin de l’autre, des autres, pour vivre. Dans cette perspective, on peut parler d’une saine précarité définie par le besoin d’un support social à tous les âges de la vie, dans la réciprocité de l’échange. Par rapport à la notion utile de vulnérabilité, celle de précarité a le mérite précieux, en cette époque individualiste, d’inclure l’autre, les autres, dans sa définition.

1-5 La souffrance : les situations de précarité sont nécessairement  ambivalentes en ce qu’elles produisent aussi bien de la sécurité et du plaisir que leur contraire. C’est pourquoi la souffrance est une réalité du sujet humain, sans préjuger de son avenir ; elle peut apparaître sur la scène sociale ou rester dans l’intériorité ; elle s’accroît lorsque les conditions de la confiance sont attaquées.

1-6 L’écologie du lien social  constitue l’horizon de la Déclaration de Lyon, son objectif : à quoi servirait de sauver la planète si les humains eux-mêmes disparaissaient en tant que chacun d’entre eux est un être social ? La vie sociale des êtres humains devient un enjeu majeur.

L’orientation du congrès des cinq continents, et de cette déclaration qui le conclut, est d’examiner attentivement en quoi les aspects néfastes de la mondialisation mettent en péril les situations ordinaires de précarité en polluant les modalités concrètes du lien social.

Il s’agit de se confronter aux « conditions qui nuisent à la santé à tous les niveaux » (Déclaration Politique de Rio, 8) et d’en tirer les conséquences pratiques pour favoriser des effets viables et durables en termes d’écologie humaine.

2 – Déclaration de principe

2-1 Les êtres humains, libres et égaux en droit, naissent et demeurent précaires tout au long de leur vie dans la mesure où ils ont absolument besoin d’autrui pour vivre.

2-2 Cette précarité native est l’un des moteurs du maintien de la vie grâce aux liens interhumains, familiaux et sociaux ; elle s’oppose à l’exclusion.

2-3 Cette précarité native ne doit pas être confondue avec le seul sens négatif qui lui est ordinairement attaché. Elle ne doit pas non plus être assimilée à la pauvreté, bien qu’elle lui soit souvent associée.

2-4 Les conditions qui favorisent des liens humains suffisamment confiants constituent la base d’une saine précarité et concernent toute personne en charge sur le plan social, économique et politique ; elles impliquent la justice et l’équité, et donnent force au sentiment personnel d’une maîtrise de l’avenir auquel chacun peut activement participer.

2-5 L’ignorance de ces conditions est aussi néfaste à l’individu et à la société que celles touchant aux atteintes de la liberté et de la sûreté, elle fait violence aux personnes. Toutes les violences ne sont pas du registre d’une cruauté « chaude », comme la torture, par exemple : il faut savoir reconnaître les cruautés « froides », de plus en plus importantes, du registre du mépris social, de la disqualification et de l’exclusion.

2-6 Les contextes sociaux, économiques et politiques sont susceptibles de faire basculer massivement les liens humains du côté de la méfiance, entraînant alors une précarité négative, avec des effets péjoratifs sur la santé mentale. Ces effets portent sur le rapport à soi, à la famille, aux groupes humains et sur le rapport crucial à l’avenir. Ces effets peuvent être décrits de diverses manières, notamment qualifiés de dépression, de repli sur soi, d’atomisation des individus, de paranoïa sociale, de disparition de tout projet d’avenir autre que catastrophique.

2-7 Ainsi le respect effectif de l’écologie du lien social fait intégralement partie des déterminants sociaux de la santé mentale ; cette écologie du lien social doit être envisagée dans une acception systémique et globale, non réductible aux symptômes et aux désordres traités par la psychiatrie.

2-8 Dans cette perspective, une santé mentale suffisamment bonne peut être définie comme suit&nbs

  •  la capacité de vivre avec soi-même et avec autrui, dans la recherche du plaisir, du bonheur et du sens de la vie,
  • dans un environnement donné mais non immuable, transformable par l’activité des hommes et des groupes humains,
  • sans destructivité mais non sans révolte, soit la capacité de dire « NON » à ce qui s’oppose aux besoins et au respect de la vie individuelle et collective, ce qui permet le « oui »,
  • ce qui implique la capacité de souffrir en restant vivant, connecté avec soi-même et avec autrui.

2-9 A ce moment de l’histoire humaine, le contexte social, économique et politique est celui de la mondialisation. Nous devons affirmer sa forte potentialité à rendre les humains fous d’angoisse et d’incertitudes quant à la fiabilité des liens sociaux ; il affecte les assises symboliques des cultures et des personnes, il affecte la notion même d’avenir et de projets porteurs de sens. En tout cela il est antagoniste aux Droits de l’Homme.

3  – Recommandations

Nous, signataires de cette déclaration, réunis en Congrès des 5 Continents sur les effets de la mondialisation sur la santé mentale, experts pluridisciplinaires en santé mentale en même temps que citoyens du monde :

3-1 Demandons que soit reconnue l’importance d’une santé publique qui intègre les effets psychosociaux liés au contexte social, économique et politique, dans le cadre de pratiques de santé mentale concrètes et solidaires, dans le respect de la dignité des personnes.

3-2 Insistons sur la responsabilité de toutes celles et ceux qui, à des titres divers, sont en charge d’une écologie humaine fondée sur une saine précarité des liens humains, aussi vitale que l’air que l’on respire ou que l’interdiction de la torture, de l’esclavage et de l’oppression. On doit avoir à répondre de cette responsabilité (2-4, 2-9).

3-3 Demandons aux responsables politiques et économiques que ces effets de contexte soient intégrés dans la refondation d’une gouvernance financière globalisée et durable, sous contrôle du politique, afin de permettre aux banques de jouer leur rôle de soutien de l’économie réelle, de l’emploi et de l’innovation technologique. Cela nécessite une régulation exercée par le pouvoir politique.

3-3 bis Insistons pour que cette régulation s’exerce effectivement au niveau des systèmes financiers dérégulés et des pulsions de cupidité de ceux qui sont aux manettes, comme un principe de civilisation pour tous ; faute de quoi, si ce principe impératif n’est pas exercé à la bonne place, il se déplace d’une maniéré éhontée au détriment des personnes, surtout les plus vulnérables et les plus marginales, en les stigmatisant, selon le principe idéologique que seule l’initiative individuelle est le pivot de la richesse, et en l’occurrence, du malheur des nations (cf 1-1).

3-4 Sachant qu’à ce jour il n’y a pas d’espace public mondial qui puisse objectiver, mesurer et qualifier les effets psychosociaux défavorables de la mondialisation, nous voulons instaurer une organisation internationale pérenne, amorcée par le Congrès des cinq continents. Il s’agit de soutenir cette préoccupation vitale d’une écologie des liens humains auprès des décideurs économiques et politiques afin que les principes de gouvernance, les lois et règlements tiennent compte de ce qui est faste et néfaste aux liens sociaux.

Proposons à cette fin de constituer un Observatoire International sur la Mondialisation et l’Ecologie humaine ; son but sera la recherche, les échanges et les propositions concernant les problèmes de précarité et de souffrance mentale liés aux effets aliénants de la financiarisation et de la marchandisation du monde.

22 octobre 2011

Congrès des cinq continents

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