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L’Internet pas net : entre fascination et angoisse

Serge TISSERON - Psychiatre, Psychanalyste, Directeur de recherches à l’Université Paris X Nanterre

Année de publication : 2010

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, Psychologie, SCIENCES HUMAINES, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°39 – Contribution à la notion de paranoia sociale (Juillet 2010)

J’imagine que les nouvelles technologies ont été inventées avec le désir louable de nous rassurer : pouvoir joindre ses proches et être joint par eux à tout moment permet en effet d’échapper à beaucoup d’inquiétudes, notamment celle de la solitude. En fait, Internet permet de satisfaire de nombreux désirs : valoriser ses expérience en se donnant une multitude d’interlocuteurs ; n’être jamais oublié, pouvoir se cacher et se montrer à volonté (désirs qui fondent respectivement l’intimité et ce que j’ai appelé l’extimité1 ) ; et enfin possibilité de contrôler la distance relationnelle en filtrant les appels et en choisissant de répondre ou non.

Alors, sommes-nous tous heureux et rassurés avec Internet ? Pas vraiment, parce que si les nouveaux réseaux satisfont ces désirs, leur dynamique suscite aussi de nouvelles angoisses.

Une pression grandissante

Tout d’abord, ces innovations technologiques exercent une pression considérable. Quelles que soient nos réticences, il nous est de plus en plus difficile de refuser de faire ce qui nous semble être attendu de nous, et de plus en plus difficile d’y parvenir : répondre aux courriels, à la sonnerie de nos téléphones portables, essayer les nouveaux logiciels que nos fournisseurs d’accès nous proposent, répondre à nos nouveaux amis sur Facebook, entretenir une vie sociale sur Twitter, etc… Du coup, l’existence entière est placée sous le double signe de l’urgence et de la frustration. Difficile, dans ces conditions-là, d’être empathiques. Qui ne s’est surpris un jour à être brutal dans un mail sans aucune intention agressive ? Le fait de répondre à une heure avancée de la nuit n’est pas seule responsable. N’avoir ni le visage, ni la voix de notre interlocuteur au moment où nous lui parlons augmente les risques d’impolitesse… et de frustration.

Intéresser plutôt que communiquer

Dans la vie courante, toute parole est en principe adressée à quelqu’un. Sur les nouveaux réseaux sociaux, c’est le contraire. Les messages sont souvent adressés à tous ceux qui auront envie de la prendre pour eux, comme des petites bouteilles jetées à la mer dans l’attente qu’un ou plusieurs interlocuteurs s’en emparent. Du coup, celui qui s’adresse à moi est-il vraiment préoccupé de ma personne ? Rien, n’est moins sûr…

D’ailleurs, la plupart des échanges engagés dans les espaces virtuels répondent à la règle de Google, qui donne à voir en premier les espaces ou les productions qui recueillent le plus grand nombre de visites. Que celles-ci se soient accompagnées de plaisir, de dégoût ou de colère n’a aucune importance. Le nombre d’interlocuteurs importe seul et le jugement de chacun d’entre-eux n’est pas pris en compte.

Appliquée aux nouveaux réseaux sociaux, la règle de Google consiste à vouloir se faire remarquer à tout prix. D’où la tendance de certains usagers – notamment les jeunes – à rendre leurs messages caricaturaux, voire provocateurs. Le nombre de « clics » engendrés prime sur tout le reste. C’est la « googlelisation de l’estime de soi »2. Le problème est que celui qui s’habitue à gérer sa solitude avec ses « 600 amis sur Facebook » est moins disponible pour chercher une relation réelle.

Je, tu, il me surveille

Sur Internet, rien n’est jamais effacé et tout se diffuse très vite, éventuellement à l’insu des usagers eux-mêmes. Certains découvrent par exemple que ce qu’ils inscrivent sur leur « fiche perso » est utilisé par des moteurs de recherche pour leur fournir des publicités ciblées ! Par ailleurs, les informations données à un ami unique peuvent parvenir de proche en proche à des personnes mal intentionnées qui peuvent en faire un usage hostile. La photographie d’un jeune homme éméché mise sur Internet par un camarade de boisson, peut se retrouver trois ans plus tard chez un employeur…

Il est essentiel que chaque usager des nouveaux réseaux prenne conscience de ces problèmes et réfléchisse bien à ce qu’il désire livrer d’informations personnelles. C’est pourquoi chaque ordinateur devrait porter cette inscription : « Attention : tout ce que vous écrivez ici tombe dans le domaine public » !

D’autant plus que plus mon identité sera contrôlée, mise en fiche et centralisée dans des banques de données qui m’échapperont, et plus je serai tenté de m’accorder un contrôle sur l’intimité d’autrui. Le risque principal de nos cultures démocratiques n’est pas une tyrannie hyper centralisée. C’est la généralisation de la surveillance réciproque.

La surveillance obéit en effet à la même règle de base que la violence. Ceux qui la subissent sont plus enclins que les autres à la reproduire. C’est ainsi que ceux qui souffrent de violence de la part de leur supérieur hiérarchique se comportent volontiers de la même façon avec leurs subalternes, voire avec leur conjoint et leurs enfants. L’employé qui se sent constamment contrôlé par son patron court le même risque. D’abord, il risque de s’y habituer comme à quelque chose de normal – si ce n’était pas le cas, il n’aurait pas d’autre solution que de démissionner – et de là à considérer comme normal de surveiller les autres, il n’y a qu’un pas. Bien sûr, comme pour la violence, tous ne le franchissent pas, mais en cas de suspicion, la tentation de le faire est d’autant plus grande que cette attitude est plus banalisée.

Vers une société de la paranoïa ?

Qui surveille peut craindre d’être surveillé. C’est pourquoi la surveillance que chacun est tenté d’établir sur ses proches augmente finalement son angoisse. Si l’autre s’y était déjà mis ? Et le cercle vicieux diabolique risque d’être verrouillé définitivement par la confusion facilement faite entre sécurité physique et sécurité psychique. Confrontés à toujours plus d’insécurité intérieure, nos contemporains risquent bien d’être sensibles aux propos démagogiques de ceux qui croient, ou feignent de croire, que ce sentiment d’insécurité soit lié à un défaut de sécurité réelle. Avec le danger de répondre à cette insécurité du dedans par une demande de sécurité renforcée, dans un enchaînement terrifiant…

Ainsi risque de s’instaurer une société de la paranoïa. Mais qu’est-ce qu’un « parano » ? Ce n’est pas quelqu’un de méchant et de mal intentionné, comme on pourrait le croire. C’est plus simplement quelqu’un qui a peur sans précisément savoir de quoi ni pourquoi. Alors il cherche, il enquête… La paranoïa est le chemin naturel de celui qui se sent angoissé et décide que son inquiétude justifie une contre-attaque. Le paranoïaque est « persécuteur – persécuté », entendons par là qu’il a toujours l’impression qu’il ne fait que contre-attaquer. Le problème est que les attaques dont il se sent victime n’existent le plus souvent pas. Et même sans arriver à cette extrémité, chacun risque bien d’être perdant quoi qu’il arrive : si sa surveillance est fructueuse, ses découvertes l’inciteront à plus de surveillance encore ; et si elle est infructueuse, il sera incité à chercher plus encore afin de découvrir ce qu’il est persuadé qu’on lui cache. Mais chacun sera perdant aussi du point de vue de la confiance que lui accorderont ses proches. Tous penseront en effet : « Ne t’attends pas à ce que je te raconte quoi que ce soit de ce que je fais puisque j’ai bien compris que tu cherches constamment à le savoir dans mon dos ».

Le droit de se faire oublier

La possibilité pour chacun d’un contrôle sur les informations qu’il dépose sur Internet n’est pas seulement un problème de liberté publique, c’est aussi la condition de la survie du système. En effet, la satisfaction du désir d’extimité suppose que le désir d’intimité soit satisfait. S’il s’avérait que les nouveaux réseaux sociaux menacent l’intimité, rares sont ceux qui prendraient le risque d’y dévoiler des aspects d’eux-mêmes. On peut dire les choses autrement : pour que les gens aient envie de se montrer, il faut qu’ils puissent se cacher aussi souvent qu’ils en ont envie. C’est ce droit qu’il faut mettre en place. Chacun a aussi le droit de disparaître ou, plus simplement, de changer d’avis. Pourquoi ne pas prévoir que tout espace investi par un Internaute – comme un blog ou l’avatar utilisé dans un jeu vidéo – soit automatiquement détruit après un certain temps de non usage ? Voire que chacun puisse effacer des données qu’il a lui-même entrées s’il le désire ? Des internautes de plus en plus nombreux en ressentent le besoin, et bientôt, ce sera la majorité. Face aux logiciels qui menacent subrepticement les libertés, il est essentiel d’en concevoir qui les protègent.

Notes de bas de page

1 Serge Tisseron, (2001), L’intimité surexposée, Paris, Ramsay. Réédition Hachette Littératures 2002.

2 Serge Tisseron, Op. cit.

Bibliographie

Serge Tisseron, (2008), Virtuel mon amour ; penser, aimer, souffrir, à l’ère des nouvelles technologies, Albin Michel.

Serge Tisseron, (2008), Qui a peur des jeux vidéo ? Paris, Albin Michel.

Serge Tisseron, (2001), L’intimité surexposée, Paris, Ramsay. Réédition Hachette Littératures, 2002.

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