Un tel sujet impose :
- d’éviter le piège des positions manichéennes : quand l’heure est aux enjeux politiques (sécurisation, principe de précaution) où la psychiatrie est instrumentalisée dans le champ du tragique et de l’échec, et se pose elle-même en victime d’un enjeu social qui la dépasse ;
- de rappeler que la santé mentale s’adresse à la fois potentiellement à chacun d’entre nous dans ses rapports à la souffrance et au psychisme ; et plus encore à ceux qui sont le sujet d’une souffrance qui les submerge dans le cas des pathologies les plus graves.
C’est pourquoi ce qui nous importera dans ce propos c’est le statut du sujet et le lien qui se crée dans une relation thérapeutique, entre un sujet qui est fondamentalement remis en cause par la maladie et un professionnel dont la légitimité à ce temps et à cette place est sa compétence à aider, soulager, soigner.
Malheureusement la psychiatrie n’est évoquée que pour médiatiser ses échecs, où les événements vécus comme tels ; oubliant que la pathologie mentale est d’abord et surtout un facteur de vulnérabilité chez ceux qui en souffrent et non un facteur de dangerosité. Jamais la psychiatrie n’est évoquée pour mettre en avant ses réussites en termes de liens médico-sociaux mis en place et reconstruits avec les patients, d’amélioration de leurs parcours de soins et de vie. Car la sectorisation psychiatrique, notamment dans sa dimension extrahospitalière au plus près de la population, est depuis plus de 40 ans, une réussite. Les deux éléments les plus difficiles du propos, parmi les enjeux majeurs de la clinique en général et de la psychiatrie en particulier sont le consentement et le principe de précaution. Ces deux questions sont fondamentales ; elles posent à chacun d’entre nous les conditions du statut fait au sujet. En effet, il n’existe pas de réflexion éthique ou clinique qui ne soit à la fois une réflexion sur la société et son histoire ; mais aussi sur l’épistémologie car :
- un système qui n’est pas capable ou n’est plus capable de penser son dépassement, est un système qui s’appauvrit et meurt ;
- nier l’incurable c’est se placer dans une logique totalitaire où règne la toute puissance.
L’apport de la science en médecine, en un demi-siècle, est celle d’une moisson spectaculaire de résultats maintenant établis et prévisibles. De tels progrès ont habitué le patient au succès et l’ont peu à peu transformé en un consommateur exigeant. Cette évolution consumériste entraîne en retour une modification radicale des rapports des patients avec la médecine. Puis, elle acquiert la force d’être inscrite dans l’évidence et dans le prévisible, et ce constat fait, sous la pression des politiques et la volonté du législateur, elle finit par être inscrite dans le Droit, dont nous vivons aujourd’hui la consécration. Il y a donc eu association successive en médecine de deux révolutions : une révolution d’abord scientifique, puis une révolution juridique qui ont considérablement modifié l’une et l’autre l’exercice du soin et le rapport avec les patients. Dans ce contexte n’oublions pas que pour une part c’est faute d’être suffisamment établie par la médecine que la reconnaissance du sujet s’impose en retour dans le champ du droit.
Mais au-delà de cette sauvegarde il y a une autre dimension plus récente à prendre en compte dans une telle modélisation : c’est la tendance à la judiciarisation de la société, c’est-à-dire l’interpellation du droit et de la justice pour régler des différents et des contentieux jusqu’alors réglés par d’autres niveaux ou d’autres instances. Ce nouveau paradigme fait écho à un monde social où la justice prend l’ampleur particulière d’une instance régulatrice hyper-investie.
Les médecins entre technicien de santé et Ponce-Pilate
Fasciné par la culture scientifique et les progrès techniques dans certaines disciplines devenues très techniques, de nombreux médecins ont désinvesti la relation soignant-soigné laissant cet aspect à d’autres professionnels comme les infirmiers. Notre époque assiste à la naissance d’un autre type de médecin : « le médecin ingénieur »; pour reprendre la dénomination de C. Le Pen1. Cette transformation se fait sous la conjonction de trois facteurs :
- l’évolution des performances de la médecine devenue, de façon finalement très récente (début des années 60), efficace ;
- la demande sociale actuelle qui fait de la médecine une prestation de service banalisée débouchant sur l’organisation rationnelle des soins en médecine et sur son industrialisation ;
- la pression économique qui conduit à considérer actuellement comme un partenaire majeur celui qui finance le système de santé, c’est à dire l’assureur.
Du colloque singulier à la prestation de service
Le constat de la fin du « colloque singulier », c’est à dire du rapport duel entre un médecin et un patient, c’est aussi la fin d’un rapport d’échanges sans témoin. La loi, et les nouvelles références professionnelles (justice, déontologie …) ou sociales (assurance maladie, personne de confiance …), sont autant d’occasions d’essayer de l’aménager pour y déroger. Le médecin lui-même c’est vu octroyer, en plus de son rôle de soignant, un rôle social de certificateur qui octroie des avantages (arrêt de travail …) et des prébendes (indemnités journalières …). Cette nouvelle mission s’est de plus accrue au cours des années et n’a pas fait l’objet d’une réflexion suffisante, notamment sur les conséquences qu’un tel exercice a sur les autres dimensions de l’activité médicale.
L’idée de départ du législateur (« favoriser une meilleure information du patient, obtenir un consentement plus éclairé et mieux associer le patient aux décisions qui le concernent »), dont le principe n’est contesté par personne, surtout pas par les médecins, risque de se trouver pervertie par les conséquences du contexte de son application. Car de l’information, conçue pour permettre au patient une réappropriation, il risque d’y avoir un glissement vers une information, conçue pour se protéger. La médecine ce n’est pas seulement de la vérité et de la science, c’est aussi de l’espoir et de l’humain. La médecine, et plus particulièrement la psychiatrie, est un métier qui, par essence, comporte des risques, notamment relationnels. Vouloir les maîtriser tous, c’est favoriser l’évolution des soignants vers un repli prudent derrière la prestation de service dégagée de tout investissement relationnel. Là où certains croyaient promouvoir le principe d’autonomie, il y a surtout le risque de voir se développer le principe de précaution. Alors les médecins ne sont que des exécutants contraints à appliquer des normes et des procédures. Dans ce contexte les soignants peuvent aisément devenir des « Ponce Pilate » détachés d’une décision appartenant en théorie au patient dont ils ne sont plus que « les conseillers et les gestionnaires ».
Au-delà du principe de précaution : une autre vision de l’humain
Le 20ème siècle, tant dans sa version moderne que postmoderne, est le début d’une nouvelle période avec l’avènement d’un univers rationnel basé sur de nouveaux repères : le risque, la prévisibilité, la responsabilité et l’indemnisation. La société est alors présidée par des références à l’individualisme, la toute-puissance sur la nature ou la maladie. Dans ce contexte la société n’accepte plus la fatalité et la mort, et l’incurable n’existe plus.
Par des changements successifs, il y a glissement de la sphère des principes philosophiques et moraux à la simple gestion de la réalité, c’est-à-dire en conséquence le passage de la morale à la sphère du pragmatisme et de l’hygiénisme.
Les conséquences sont importantes. L’instance politique ne joue plus le même rôle de régulation. Le politique répond maintenant « au coup par coup », de façon à la fois émotionnelle et instantanée; c’est-à-dire sans recul, ni élaboration. Son objectif est la médiatisation qui fonde et amplifie ce court-circuit de l’élaboration ; le passage à l’acte législatif répond au passage à l’acte transgressif.
Mise hors d’état de nuire d’un individu qualifié de socialement dangereux
C’est bien la fin d’un système précédemment établi, où l’évaluation dépendait du médecin pour le champ de la responsabilité, du juge pour le domaine de la sanction et de la punition. Dans ce type de répartition, les rôles sociaux faisaient pour chacun tiers dans des fonctions à la fois réelles et symboliques conçues et vécues comme complémentaires (légitimité de l’art médical et légalité du droit). S’y substitue un nouveau système basé, non plus sur la justice au sens ancien, mais sur la mise hors d’état de nuire d’un individu qualifié de socialement dangereux.
L’évaluation et la décision dépendent maintenant, par un transfert des compétences, à une commission : la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté (CPMS). Cette commission est conçue comme une représentation du corps social, et comme telle :
– elle reste dans la gestion du réel dans ce qu’il a de plus opératoire ;
– elle intègre comme principe fondateur non plus la sauvegarde de l’humain, mais la gestion déshumanisée d’un risque dont il faut protéger la société ;
– sa logique n’est plus centrée sur le coupable qu’il faut certes punir mais aussi réhabiliter, mais sur la protection de la société par rapport à une cause qu’il convient de contraindre au mieux et d’éliminer au pire ;
– elle ne fait plus tiers car elle n’agit plus dans le domaine du symbolique, puisque siègent à la CPMS : d’une part des associations de victimes, dans un registre qui peut voir se substituer la vengeance sans tiers (« je venge la victime ») à la justice qui passe nécessairement par un tiers (au sens où la justice était donnée au nom du peuple français par des représentants chargés de cette fonction) ; d’autre part des psychiatres convoqués dans le champ de l’évaluation de la dangerosité sociale, c’est-à-dire dans un registre hors de leur compétence professionnelle.
L’analogie déshumanisée de l’être humain devenu, quand il dérange l’ordre social, un produit dangereux pour la société, n’est pas sans conséquence. En effet, cette substitution n’est pas innocente au sens où elle n’est pas un problème de forme, mais une radicale évolution de fond qui fait disparaître deux principes fondateurs de notre régulation sociale : la présomption d’innocence et la notion de défense possible du mis en cause.
Conclusion
Aussi, derrière « les mirages » d’une société mondiale, ce qui est en jeu c’est l’opposition entre deux modèles :
– l’un, qui est le nôtre, dont les principes visent à faciliter le lien social, donc le groupe, et à protéger l’individu vulnérable ;
– l’autre, plus anglo-saxon, dont les principes sont basés sur un droit jurisprudentiel et une promotion de l’individu.
Chacun de ces systèmes a ses qualités et ses défauts ; et la vérité n’est pas dans la victoire de l’un sur l’autre mais dans un nouvel équilibre entre les patients, qui évoluent dans leurs exigences, et les soignants, confrontés dans leur travail à la souffrance, la maladie et la mort, qui doivent aussi évoluer dans leur façon de travailler et de communiquer. Or, cette confrontation, ancestrale et profondément humaine, comporte plus d’invariants, notamment psychologiques, que ne le conçoivent des textes basés sur la volonté de banaliser à tout prix les soins, en terme de services rendus. Dans cette perspective les textes sont une référence sur laquelle le sujet citoyen peut compter pour garantir, en Droit, son égalité par rapport aux autres ; mais dans les situations de prévention, de diagnostic ou de soin, ces textes ne seront pas grande chose s’ils ne sont pas incarnés par des professionnels de qualité capables de les faire vivre face aux inégalités et à la vulnérabilité particulière et évolutive de chaque sujet malade.
Le consentement devient un concept qui organise de nombreux textes de références en médecine. Les enjeux du consentement sont actuellement plus imposés par le corps social et par le niveau de régulation qui s’en inspire : le juridique. Dans ce contexte, le cas de la psychiatrie est particulièrement intéressant, car il ne permet pas de faire l’abstraction de l’inégalité du sujet dans le soin et il n’autorise pas à faire croire qu’en termes de santé le patient est un consommateur comme les autres.
Les médecins et tous les soignants doivent défendre un espace de soin qui soit aussi un espace de liberté : que tous les patients et ceux qui sont réellement attachés à leur sort réalisent qu’ils en seront les premiers bénéficiaires, et en cas de suppression de cet espace, les premières victimes.
Notes de bas de page
1 Le Pen C., 1999, Les habits neufs d’Hippocrate, Ed. Calmann-Lévy, Paris