Résumé
Cette thèse porte sur un dispositif de traitement clinique de la précarité : le Carrefour Santé Mentale Précarité du Centre Psychothérapique de l’Ain. Ce dispositif, créé dans le cadre des politiques publiques d’accès à la prévention et aux soins (article 71 de la loi du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions), met en réseau des professionnels de la santé mentale (travailleurs sociaux, infirmiers, psychiatres, psychologues, cadres infirmiers) qui partagent le même souci de se tenir au chevet d’individus présentant un mal-être psychique en lien avec une impossibilité, récente ou plus ancienne, de s’affirmer sujet de leur propre vie. A partir de l’analyse des pratiques – d’accueil, de prise en charge, d’accompagnement, d’orientation – de ces cliniciens de la précarité ainsi que de l’analyse des modalités de cadrage de ces pratiques – organisation des activités, corpus doctrinaux de référence, modalités d’évaluation des pratiques professionnelles -, il s’agit de comprendre, d’une part, comment se reconfigurent les dispositifs de protection issus des nouvelles politiques de l’Etat social actif concernant la lutte contre l’exclusion sociale et, d’autre part, comment se transforment les processus d’individuation qui sous-tendent ces pratiques et dispositifs.
La thèse met en évidence l’émergence de collectifs d’intervention qui, par un travail de reconnaissance du parcours de vulnérabilité des personnes en situation de précarité, engagent une pratique spécifique de soin qui relève du care. A partir de la clinique psychosociale de la perte des attachements de la personne, l’enjeu consiste à maintenir et/ou réparer la sociabilité des personnes en situation de précarité. Les cliniciens de la précarité développent une pratique que nous pourrions qualifier d’écologique dans le sens où ce qui constitue l’adresse du lien à étayer n’est déterminé que par l’individu lui-même en lien avec tout ce qui le relie au monde. Son corps, sa subjectivité et l’ensemble des êtres et objets présents dans son environnement (famille, culture, travail, droits, santé, argent, etc.) forment les principaux supports de l’intervention. Pour connaître ce par quoi la personne en souffrance tient et se tient dans la société, les cliniciens se mobilisent en réseau, partagent la connaissance qu’ils ont de la personne et, ce faisant, se font collectivement ethnographes de ses attachements, quitte à mobiliser dans cette ethnographie personnalisée tous les corpus doctrinaux ressources et toutes les épistémologies (sociologie, anthropologie, psychologie, médecine, santé publique, économie, philosophie, etc.) leur permettant de mieux situer/comprendre ces attachements. A travers cette clinique en réseau, les cliniciens tentent de maintenir une forme collective de solidarité thérapeutique où les bénéficiaires de l’intervention ne sont plus tant considérés comme autonomes et abstraits qu’interdépendants et concrets.
La description analytique détaillée de cette nouvelle forme de traitement clinique nous permet de montrer comment les politiques de santé mentale au front de l’exclusion ne peuvent plus être interprétées seulement en termes de prestations sociales et d’offres de soin qu’il s’agirait de redistribuer en contrepartie de l’activation des individus, mais plutôt comment elles correspondent aussi, du fait de l’engagement de certains cliniciens, à de nouvelles manières de penser et d’assurer le maintien de ces individus en reconnaissant à la fois leurs droits et les multiples formes d’attachements qui les relient au monde. (…)