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L’intime et le professionnel

Paul FUSTIER - Professeur émérite de psychologie à l’Université Lumière-Lyon 2

Année de publication : 2013

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, Psychologie, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°49-50 – Reconnaître l’invisible, gouverner l’imprévisible (Octobre 2013)

Les pratiques professionnelles, telles qu’elles se déploient sur le terrain, font appel aux procédures, aux techniques, aux comportements obligés à partir desquels se dessinent une professionnalité, une norme de travail que l’on voudra valider. Mais, simultanément, les prises en charge et les pratiques du soin institutionnel peuvent être envahies par la puissance de l’affect qui caractérise un lien fort ; c’est la personne qui serait en cause plutôt que le professionnel.

Comment, dans le concret des situations, ces deux composantes, dont l’une définit des limites quand l’autre se confronte à l’absolu d’une demande, parviennent-elles à coexister ?

Je me souviens d’une conférence donnée pour des soignants en institutions psychiatriques. Quand vint le moment des questions, une infirmière travaillant en géronto-psychiatrie, et que j’appellerai Anne, prend la parole pour exprimer une difficulté rencontrée avec un patient. Celui-ci lui communique l’impression qu’elle n’en fait jamais assez, qu’elle ne satisfait pas à la demande qui lui est adressée et qu’il lui faudrait donner beaucoup plus que l’exécution de « simples » tâches professionnelles. Elle précise son impression : le patient considérerait qu’elle est sa fille idéale et lui demanderait de coïncider avec cette représentation. Mais il est déçu de la trouver imparfaite et supporte mal qu’elle ne lui soit pas toute dévouée ; notamment, il se sentirait trahi de la voir respecter des horaires, de ne pas être toujours disponible, de lui imposer son départ à la fin de sa journée de travail. Le patient réussit à communiquer à Anne l’impression qu’elle est « avaricieuse », pace qu’elle « compte son temps » au lieu de « donner » son temps ; elle dira que se sentant vulnérable, elle tente alors de se « replier », se contentant d’exécuter ses tâches professionnelles, d’une manière aussi neutre que possible.

L’intervention d’Anne se termine dans un silence lourd de l’auditoire, que je ressens comme de la sidération. À l’inverse, les trois organisateurs de la conférence réagissent par de l’excitation, comme s’il fallait faire obstacle à une attaque imprévue. Tout se passe pour moi comme si Anne avait délivré à ses auditeurs un message de l’ordre de l intime, transgressant une règle implicite de banalité qui voudrait que les situations transmissibles opèrent dans une neutralité excluant toute dangerosité liée à l’affect. Les conditions de mon intervention m’ont donné les moyens, dans l’après coup, d’une longue discussion avec Anne dont je vais maintenant indiquer l’orientation.

J’ai fait alors l’hypothèse qu’Anne était prise dans une contradiction entre deux postures :

Posture A : la professionnalité ordinaire. Anne l’infirmière est (seulement) une professionnelle qui déroule un certain nombre de tâches dont l’ensemble constitue le soin. Il s’agit d’actes techniques qui définissent une professionnalité par leur origine qui provient de l’extérieur (il s’agit des exigences de l’institution, des compétences reconnues par la formation, du droit du travail, des réglementations). Ce qui vient au premier plan ce n’est pas le lien avec le patient, c’est la définition du soin. Par là, Anne tente de se constituer un territoire protégé, avec ses limites clairement définies et des modes d’intervention repérées. Anne se situe dans un contrat salarial, contrat équilibré entre rémunération et pratiques rémunérées. Cette posture A est celle d’Anne avant qu’elle ne connaisse bien le patient, ou, ultérieurement, comme une tentative pour échapper à la puissance des affects, comme s’il s’agissait d’atteindre une sorte de position de repos psychique. Mais l’intervention publique d’Anne montre que cette posture est mise en échec, peut-être parce qu’elle ne correspond pas à ce que Anne désire, en tout cas parce qu’elle ne correspond pas à la demande du patient qu’elle a intériorisée.

Posture B : l’intime. Apparemment, le patient ne se satisfait aucunement de ce modèle « technique » que pourrait lui proposer Anne. Il fait savoir à celle-ci qu’il est dans l’affect, que ce qui importe pour lui c’est ce lien puissant qu’il a noué avec elle. Anne aurait à prendre sa place comme une figure de fille idéalisée, toute dévouée à son père. Elle est, en quelque sorte, « sommée » de se soumettre au désir du patient ; être professionnelle est devenu dérisoire, à la neutralité des protocoles ou des procédures se substitue une tension psychique liée aux enjeux relationnels. Il est question de Don et de Dette et non plus de contrat ou d’échange salarial. Mais cette posture est intenable ; Anne ne saurait réussir à s’identifier à une figure idéale, satisfaisant à l’absolu d’un désir qui voudrait la capturer totalement dans une sorte d’asservissement; le patient lui demande d’être partie prenante d’une adoption imaginaire, lui interdisant d’exister ailleurs et avec d’autres ; vouloir y échapper serait trahir. Un retour à la posture A pourra alors être tenté par Anne, mais elle le ressentira comme la marque d’un échec, un renoncement à sa « mission ».

La situation que nous décrivons oppose donc deux postures antagoniques ; il y a une posture de « professionnalité ordinaire » constitué par un ensemble d’agirs professionnels définis de l’extérieur par des savoirs, des techniques, des coutumes, des réglementations. Il y a une posture « intime » faisant appel à l’affect, en provenance de l’intérieur du Moi dans son lien avec autrui. On sent bien que chacune des deux postures est porteur de sens, mais elles se combattent l’une l’autre ; selon les situations et les personnes, l’une l’emporte et l’autre est sacrifiée. Pourtant elles sont liées l’une à l’autre par construction ; en effet chacune est une tentative pour se substituer à l’autre qu’elle met en échec et par qui elle est mise en échec. Chacune de ces deux postures conduit à l’autre qui s’y oppose, puis fait retour comme pour échapper à cette dernière.

Comment comprendre alors que ces deux approches puissent, et même doivent, être maintenues ensemble dans le même mouvement ? Comment sortir de la confusion comme de l’exclusion d’un de ces deux termes ? Je propose d’utiliser le concept de métaprofessionnalité comme un outil permettant au professionnel de clarifier cette problématique en contenant, dans la représentation qu’il en a, les deux séries d’éléments pourtant antagoniques auxquels il est confronté.

Ce modèle décrit un paradoxe dans la mesure où il distingue deux niveaux. Il y a le niveau 1 qui oppose deux éléments antagoniques, la « professionnalité ordinaire » d’une part, et « l’intimité » d’autre part. Il y a le niveau 2, celui de la métaprofessionnalité qui contient et articule ces deux éléments.

Qu’est ce qui permet à la métaprofessionnalité d’exercer cette fonction contenante ? Comment peut-elle transformer la contradiction entre intimité et professionnalité ordinaire au profit d’un antagonisme qui va permettre de les rendre compatibles et non confondues ? Elles n’apparaissent pas au même endroit, dans l’accompagnement du patient, l’une s’exprimant dans les agirs professionnels (dans un faire), l’autre dans les affects (dans un ressenti).

Dans l’exemple que nous prenons, Anne aura à accepter les affects qu’elle ressent suite aux demandes d’amour dont elle est l’objet ; elle aura à accepter d’être fabriquée par le patient comme un support pour des représentations de fille idéale ou en échec de l’être. Mais cette reconnaissance ne doit pas amener Anne à modifier ses agirs professionnels ; ceux-ci trouvent leur origine dans un registre d’extériorité dont une caractéristique essentielle est d’exister préalablement à la rencontre avec le patient. Ils doivent donc demeurer à peu près invariants puisque non dépendants des relations qui se créent. Ce maintien n’est pas aisé, on le voit bien dans la difficile négociation qu’Anne mène à propos de ses horaires de travail. Sensible à la force de la demande que lui adresse le patient, elle pourrait bien, pour satisfaire celle-ci, avoir, comme nous le disions plus haut, envie de modifier ses agirs, en donnant, par exemple, au patient, plus de temps que ce qui est prévu dans ses horaires de travail. Elle esquisserait alors, dans sa pratique professionnelle, une tentative pour répondre en actes aux affects qui lui sont communiqués, comme s’il s’agissait de mettre sa pratique en conformité avec ces derniers. En revanche, et à l’inverse, dans ce type de situation, la contenance opèrera toutes les fois que le soignant acceptera de ressentir et de reconnaître l’affect qui est le sien, sans que se modifie le cadre organisateur de ses gestes professionnels ni les constituants de sa pratique. Cela pourrait être un des objectifs que devrait se donner une formation clinique au service du soignant.

Bibliographie

Fustier, Paul, (2000) : Le lien d’accompagnement entre lien et contrat salarial, Paris, Dunod.

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