Mayotte est un petit bout de France en terre Africaine, un Outre-mer Franco-Comorien perdu au milieu du canal du Mozambique dans un océan de précarité politico-économique. L’île connaît de profondes mutations socioculturelles dans le cadre du processus de départementalisation, débuté il y a près de 40 ans.
En 1974, un 1er référendum appelle les 4 îles Comoriennes (Grande Comores, Anjouan, Mohéli et Mayotte) à décider de leur indépendance, ce que choisit une grande majorité des Comoriens. Mayotte « l’oubliée » de la période coloniale, la refuse à 63%. En 1975, l’ONU proclame l’Union des Comores comme pays indépendant incluant Mayotte (principe d’intangibilité des frontières régissant les processus de décolonisation). Pour de probables intérêts géostratégiques et sous la pression de politiques locaux, la France organise un second référendum en 1976 (au nom de l’autodétermination des peuples) : 99,4% des Mahorais confirment leur désir de rester dans le giron Français. Après une longue feuille de route, Mayotte accède, le 3 Avril 2011 au statut de 101ème département Français. Les Mahorais souhaitent alors que l’Histoire s’accélère. Dès octobre 2011, la grande grève contre la vie chère (surnommée « la révolte des mabawas2 ») paralysa l’ile durant 44 jours et se transforma en guérilla urbaine d’une rare violence. A travers ces événements sociaux médiatisés, la métropole découvre son 101ème département.
Mayotte, lieu de rencontres et de migrations
La singularité hybride de Mayotte semble liée à l’ambigüité socioculturelle de son histoire et à la rencontre entre deux référentiels : occidental à la Française et traditionnel Comorien sans oublier les influences culturelles malgaches et africaines arabo-musulmanes. Y cohabitent ainsi des concepts à priori antagonistes : communauté-individu, ruralité-urbanisation, surnaturel-rationnel, religieux-laïcité, polygamie-monogamie, système familial élargie-système nucléaire, école coranique-école républicaine, spiritualité-matérialisme, justice cadiale islamique-droit commun républicain. Ces dualités posent la question d’un syncrétisme possible ou impossible. Le processus d’intégration politique (assimilation juridique et économique) est vu par certain comme un fait postcolonial (Roinsard, 2012). Quoiqu’il en soit, Mayotte est un objet de projections mythiques à l’origine de parcours migratoires aussi divers que les horizons des populations concernées.
Parcours migratoires et impacts psychiques
À partir des vécus psychiques de différents migrants, les professionnels de la santé mentale se confrontent ainsi à une psychopathologie du traumatisme, de l’exil clandestin, de l’expatriation et de la précarisation.
Le Comorien clandestin
Les « cousins » comoriens des trois îles voisines circulaient librement à Mayotte jusqu’en 1995 et ont acquis depuis, le statut de clandestin suite à l’instauration des « visas Balladur » : « le frère » est devenu « l’étranger ». Ils se rendent à Mayotte en traversant l’océan sur des barques illégales : « les kwassas-kwassas 3 ». Ces traversées entraînent de nombreux naufrages, et les 80 kilomètres séparant Anjouan de Mayotte sont devenus le plus gros cimetière de l’océan Indien. Avant la traversée, le sujet comorien est habité par des mythes (ceux de l’unité culturelle des Comores et du mirage de l’eldorado français). Pendant la traversée, le bras de mer se transforme en bras de fer. Maskini1Maore : précarisation des migrants à Mayotte, 101ème département français Se développe alors un sentiment d’impuissance et de peur intense face à un océan hostile, à la vétusté et à la surcharge du kwassa. À l’arrivée dans le lagon, un bon nombre des arrivants sont « chassés » par la police aux frontières et sont rapidement « bargés » (expulsés dans leur pays d’origine) sans recours4. L’eldorado espéré se transforme en cul de sac précaire : peu ou pas de travail, loi du plus fort avec des situations d’exploitation. Néanmoins, une certaine ambivalence est de mise, entre domination et solidarité, rejet et acceptation5. Le syndrome psychosocial anxieux ou dépressif est renforcé par le climat d’insécurité lié au danger quotidien d’être pris par la police pour un retour annoncé à la case départ (avec l’échec et la honte qui l’accompagnent). Cette population clandestine se masse dans des habitats insalubres en tôle ondulée6.
L’exilé africain
Parallèlement, une autre vague de migration provient de l’Afrique des grands lacs (Rwanda, Burundi et Congo). L’itinérance est douloureuse, marquée par la fuite de leur patrie (symbole paternel) pour se soustraire à des menaces et des persécutions mais aussi par l’abandon brutal et la perte de l’objet terre natale (symbole maternel). Le long chemin de l’exil vers Mayotte repose sur la quête, par-delà les traumatismes, d’une nouvelle identité de réfugié politique. L’arrivée sur le lieu mythique du sol français se fait sur une terre d’accueil fantasmée comme la patrie des droits de l’homme et le lieu d’une richesse promise. Rapidement s’installe une phase nostalgique (deuil des objets sociaux et déception de la terre d’accueil). On observe un syndrome psychotraumatique avec une évolution dépressive quasi constante, caractérisée par une tonalité persécutoire et des somatisations.
L’expatrié Mzungu (« le blanc »)
Dans sa migration à Mayotte, le sujet occidental est lui aussi, habité de mythes : île paradisiaque (retrouver le paradis perdu), Robinson Crusoé (vie autarcique, hors système), le voyage initiatique, la nouvelle Cythère (utopie érotique), le noble sauvage (pur et non corrompu), le nouveau monde et les utopies libertaires (un « tout est possible » sur un territoire vierge).
L’île véhicule des équivalents symboliques possiblement source d’expressions pathologiques : séparation et enclavement ; discontinuité du lien humain ; exiguïté et promiscuité ; confrontation à une altérité exotique (incompréhension du regard de l’Autre îlien) ; temporalité flottante dominée par la tonalité fataliste d’un surmoi divin ; précarité « criante » ; tensions sociales de plus en plus intrusives. La rencontre du Mzungu, porteur de ses projections imaginaires, et du réel de Mayotte peut faire émerger un certain nombre de syndromes : la dépression de l’île déserte, la fusion paradisiaque hypomaniaque, la paranoïa sensitive insulaire et la perversion du royaume insulaire7.
Pour conclure
Notre pratique clinique nous montre comment différents migrants, dans leur rencontre avec le territoire hybride de Mayotte, peuvent être confrontés à une précarisation, tant dans sa dimension psychique que sociale. « Maskini » dans ses différentes acceptions, nous montre, peut être ici plus qu’ailleurs, comment pauvreté et tristesse peuvent se lier intimement. Face à cette précarisation, les professionnels de la santé mentale s’efforcent, tant bien que mal, de jouer un rôle de médiateur avec un réseau transversal de partenaires dans le but de s’appuyer sur la force et la richesse d’une interdisciplinarité8: travailleurs sociaux, humanitaires, associations, État, Conseil Général… Une écologie du lien social est-elle de l’ordre du possible à Mayotte ? La menace d’une nouvelle implosion est dans tous les esprits. À Maore9, ce vécu au quotidien du précaire, fait souvent résonner en nous, une humilité particulière. Celle-ci ne viendrait elle pas d’un bas fond de notre psychisme, comme la vibration d’une précarité originelle, celle de notre condition d’être humain ?
Notes de bas de page
1 En Shimaore : 1) pauvre. 2) je compatis à ta tristesse. À rapprocher de maskini wami « pauvre de moi », dans ce qui m’arrive de grave (tonalité fataliste) entraînant malheur et tristesse
2 Ailes de poulet bon marché, devenues le symbole d’une consommation de première nécessité
3 terme provenant d’une danse régionale congolaise très saccadée
4 « La république indigne » titrait en première page libération en 2008, décrivant les conditions « d’accueil » du centre de rétention administrative
5 « Les Mahorais, dans leur volonté d’être français et de se plier aux règles de la métropole n’en restent pas moins Comoriens dans l’âme. La vitrine assimilationniste cache ainsi l’arrière-boutique qui elle, reste Comorienne » (Carayol 2007)
6 Kaweni, quartier de Mamoudzou, est le plus grand bidonville de France