Le terme, la désignation migrants recèle bien des pièges, que j’ai tenté de débusquer dans La migration comme métaphore1.
Il tend à opposer migrants à autochtones, opposition dans l’air du temps, syntone aux débats politiques. Or nous sommes tous des migrants, si ce n’est dans l’espace, du moins dans le temps.
Même si nous demeurons – un instant – accrochés à la définition usuelle, géographique, de la migration, un bref clin d’œil à nos biographies individuelle et familiale nous oblige à une certaine retenue. Qui vit à l’endroit où ses quatre grands-parents sont nés ?
Mes grands-parents paternels ont grandi dans un petit village, à vingt-cinq kilomètres de Lausanne, ma ville natale. Bled qu’ils ont quitté suite à la faillite de la ferme familiale. Exode rural, exil urbain. Sur fond d’échec d’un projet ancestral. Et ma grand-mère, vite devenue veuve, se retrouva paumée dans la cité, soixante ans durant. Elle ne vivait que pour son village, pour ses habitants, pour son patois en voie de s’éteindre. Et lorsque lui prenait l’envie de mettre le nez à la fenêtre, de regarder son nouveau décor, elle ne pouvait voir que d’infinies alignées de tombes : le cimetière municipal comme unique paysage. Bref, jamais elle ne s’intégra à son nouvel environnement.
Quant à mes grands-parents maternels, ils venaient de La Chaux-de-Fonds, ville horlogère que désertèrent nombre de ses habitants durant la crise des années 30. Comme bien d’autres, ils cherchèrent ailleurs fortune. Fortune au sens de chance. Loterie de la survie. Contrairement à ma famille paternelle, ils s’en sortirent plutôt bien. Du moins en termes d’intégration.
D’un côté comme de l’autre, mes aïeuls, sans aucun doute, furent des migrants. Et qui plus est des migrants précaires, les uns s’en sortant, les autres non. Jamais pourtant ne traversèrent-ils des frontières nationales. Ni n’apparaîtraient comme migrants dans des statistiques démographiques.
« Mieux » encore, la migration peut même faire l’économie de tout déplacement. Nos sociétés, nos institutions, ne cessent de se transformer. Parfois, nous migrons tous d’un monde de sens à un autre en quelques petites années. 1914-1918 ou 1989- 1990 pour ne prendre que deux exemples paradigmatiques. Et nous retrouvons, pratiquement du jour au lendemain, propulsés dans un monde étranger. En d’autres occasions, les migrations temporelles ne concernent que quelques hommes et femmes : tels les employés d’une entreprise, à laquelle ils s’identifiaient, condamnés au chômage suite à une énième restructuration.
La migration participe donc à l’essence humaine. Mais, dès lors, pourquoi associer migrants à des terres lointaines ? La distance, les distances, présentent l’ « avantage » de creuser l’altérité. Distances tant spatiales que temporelles qui finissent d’ailleurs par se confondre. L’autre, venu de l’autre bout de la Terre, est jugé en retard à l’aune de notre progrès, de notre développement. Habile tour de passe-passe, il se retrouve désormais affublé d’un déficit, nous-mêmes servant de jauge. Et poussé dans le caniveau de la précarité.
Nous sommes tous des migrants. Mais à l’évidence pas les mêmes migrants. Nos places, dans nos mondes d’origine et d’accueil, ne sont pas les mêmes. Certains migrent vers les sommets, d’autres vers les fossés, quelques uns tout simplement ailleurs. Mais qu’il est essentiel de prendre conscience que notre différence ne réside pas dans notre label alambiqué de « migrant » ou d’ « autochtone », dans notre origine, notre nationalité ou notre culture !
Où se situent dès lors les frontières ? Comment les caractériser ? L’une se trace dans nos têtes, leur face consciente : lorsque je considère un autre, n’importe quel autre, davantage différent que semblable à moi – taisant notre commune glaise humaine – j’institue une frontière si hermétique que cet autre jamais ne migrera jusqu’à moi. Une autre, plus subtile, loge dans notre inconscient et épouse le parcours du deuil : toute migration se ponctue de pertes et ouvre un processus de deuil dont les hoquets dessinent de nouvelles frontières ; ainsi peut-on comprendre le sort distinct de mes familles paternelle et maternelle, ma grand-mère aux yeux rivés sur les tombes et le cœur cloué au village n’ayant par exemple jamais pu mener ce processus à terme. Une troisième, en bonne partie déterminée par les deux premières, scindera inclus et exclus, sécurité et précarité, la migration de l’une à l’autre étant probablement la pire. Mais les frontières nationales, leur superbe bien qu’entamée, gardent leur signifiance : lorsque le passage dans un sens est ô combien plus périlleux que dans l’autre, il induit chez le voyageur des pertes d’autant plus nombreuses et plus cruelles (en termes aussi de reconnaissance, d’estime sociale) qu’il se retrouvera très certainement qualifié de déficitaire dans son monde d’accueil.
Les frontières majeures sont des frontières mentales. Si elles émanent tant des uns que des autres, celles ciselées par les plus puissants en matière de précarité font bien plus de ravages.
Notes de bas de page
1 Titre par ailleurs de mon livre : Jean-Claude Métraux, La migration comme métaphore, La Dispute, Paris, 2011 ; 2013 pour la seconde édition.