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Déconstruire les normes sociales et prévenir les violences de genre

Dr Kpote - Animateur

Année de publication : 2023

Type de ressources : Rhizome - Thématique : TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°85 – Quand le genre se manifeste (mai 2023)

J’anime des temps d’échange et de prévention auprès de jeunes qui ont majoritairement entre 14 et 15 ans et qui viennent de milieux divers, sur deux grandes thématiques principales : la vie affective et sexuelle – au sein de laquelle la question du genre est abordée – et la réduction des risques sur les drogues1. L’association avec laquelle je travaille intervient aussi sur la thématique du « bien-être », donc sur la santé mentale, qui est selon moi une question transversale.
Dans le cadre des actions de préventions que je mène, je porte une attention particulière au fait de laisser une place importante aux débats contradictoires. En effet, aujourd’hui, il existe beaucoup de lieux et de sources d’information – notamment numériques –, mais il manque des espaces de débat. Lors des temps d’échange, un des enjeux est donc d’inviter les personnes présentes à interroger leurs représentations. Ce qui demande, par ailleurs, beaucoup d’énergie.

Rhizome : Comment déconstruisez-vous les stéréotypes liés au genre avec les jeunes rencontrés ?
Depuis cinq ans, la question du genre est très présente, notamment sur les réseaux sociaux au sein desquels on trouve un grand nombre de témoignages de personnes LGBTQIA+. Lors des temps de sensibilisation, nous parlons avec les jeunes d’identité, de transidentité, d’assignation en lien avec le sexe génital… J’observe deux courants parmi les jeunes que je rencontre.
Une petite minorité d’entre eux est très sensibilisée et conscientisée au sujet. Je vois donc sur les visages de certains qu’ils approuvent que l’on parle de ces thèmes sans utiliser directement des termes binaires (fille, garçon) comme cela est fait de manière habituelle. Quelques jeunes sont officiellement concernés ou se questionnent sur leur identité de genre – notamment à travers la non-binarité ou la transidentité – et le revendiquent. Ils vont d’ailleurs parfois me reprendre sur certains termes ou connaissent et emploient des termes plus récents que moi. À ce moment-là, je m’appuie sur leur expertise. Il arrive aussi que certains d’entre eux viennent me questionner à la fin du temps d’échange, je me charge donc de les orienter vers des associations militantes. Le fait de parler d’eux leur fait du bien et leur montre que nous ne les oublions pas.
Toutefois, la grande majorité des jeunes ne comprend pas à quoi fait référence la question du genre. Cette thématique sort de leur champ de réflexion habituel au regard de leur prisme socioculturel, familial et environnemental. En réaction, ils peuvent également exprimer une grande lassitude vis-à-vis des nombreux témoignages publiés sur les réseaux sociaux, qui peuvent les excéder et leur donner l’impression que les personnes LGBTQIA+ sont partout, ou alors qu’elles sont plus défendues que d’autres publics, victimes eux aussi de discriminations.
C’est évidemment très intéressant de travailler cela avec eux, car la catégorie LGBTQIA+ représente des individus très différents et est, en réalité, encore très discriminée. Nous discutons également des orientations sexuelles, mais aussi identitaires. Les personnes intersexes, par exemple, posent des questions en lien avec leur naissance et mettent en lumière la manière dont les normes sociétales les excluent. Il est important que les jeunes repèrent cette diversité de profils qui ont en commun le fait d’être discriminés et minoritaires.

Nous sommes très souvent touchés par des discriminations qui nous concernent. L’idée est donc de créer des ponts entre les différentes discriminations existantes, notamment en tissant un lien entre le vécu des jeunes, eux aussi confrontés à la discrimination pour d’autres raisons – d’ordre religieux, de racialisation ou de classes sociales (ou cumulant parfois plusieurs de ces discriminations, on parle alors d’intersectionnalité) –, et celui des personnes discriminées pour des questions de genre.
De plus, le public que je rencontre a tendance à hiérarchiser les discriminations. Certains jugent que le racisme est plus grave que l’homophobie, par exemple. Par conséquent, on entend beaucoup de propos homophobes. Il s’agit alors de permettre aussi aux jeunes d’acquérir un peu plus d’empathie pour des communautés qui sont elles aussi victimes de discriminations.

Rhizome : Comment faites-vous dialoguer, de manière théorique et pratique, les questions d’identité, de sexualité et de genre ?
Les jeunes ont une identité de genre à laquelle ils s’identifient. La majorité d’entre eux se reconnaît en tant que fille ou garçon, mais, bien évidemment, il y a aussi beaucoup d’autres identités comme fluide, neutrois ou non-binaire, entre autres. Il me semble qu’elles doivent être mises au même niveau, sans être hiérarchisées. Qu’importe le mot utilisé, le plus important demeure ce que cela signifie pour la personne et de respecter les pronoms choisis. Les attirances, quant à elles, qu’elles soient amoureuses ou sexuelles, sont indépendantes de cela. J’essaie également de faire comprendre aux jeunes lors de ces temps de discussions qu’il faut voir plus large que l’hétéronormativité et que tout ne doit pas toujours être accolé aux questions de sexualité comme ils peuvent le penser.
Il est nécessaire de mener une réflexion collective sur les normes qui façonnent les rapports sociaux plutôt que d’être focalisé sur celles et ceux qui en sortent.

Rhizome : Remarquez-vous des différences importantes auprès des différents jeunes rencontrés en ce qui concerne les stéréotypes de genre ?
Je vois de réelles différences de réactions dépendant des milieux sociaux desquels les jeunes sont issus, alors que les personnes concernées, quant à elles, peuvent être originaires de tous les milieux.
De nos jours, les propos homophobes – notamment au nom d’une certaine lecture de la religion – sont très forts. Beaucoup de personnes sont en quête de sens et le fait religieux ou spirituel est omniprésent dans les échanges. De plus, un grand nombre de jeunes est en quête identitaire. Ils revendiquent et parlent de leurs croyances. Personnellement, cela ne me gêne pas du tout. Lorsqu’ils mobilisent la religion dans le cadre de nos échanges, je les questionne même afin qu’ils puissent développer ce qu’ils défendent : pourquoi mobiliser la religion à ce moment-là ? Qu’est-ce qu’elle leur apporte ? Les croyances religieuses ou spirituelles des personnes que je rencontre font partie de leur identité, il est nécessaire de les prendre en compte. Une des conditions est qu’elles invitent au débat et non qu’elles le ferment.
Lorsque je travaille auprès d’un public primo-arrivant, notamment avec les mineurs non accompagnés, les échanges sont intéressants mais pas toujours évidents à cause des barrières linguistiques. Je suis donc amené à travailler avec des interprètes qui ont parfois eux aussi des représentations bien ancrées et qu’il faut alors aussi interroger. Nous abordons notamment ensemble le sujet de la drague de rue. Ces jeunes sont dans un univers qui n’est pas habituel, ils se socialisent dans l’espace public et ils n’ont pas les codes. Afin de les sensibiliser à ce nouvel univers dans lequel ils vivent, il est alors nécessaire de travailler à partir de leur vécu quotidien et de leur parcours migratoire traumatique.

Rhizome : Selon vous, les réseaux sociaux occupent-ils aujourd’hui une place importante auprès des jeunes que vous rencontrez ?
Les réseaux sociaux prennent beaucoup de place, les jeunes sont toujours sur leur téléphone et sont abonnés, au minimum, à trois ou quatre réseaux sociaux différents2. Sur ces réseaux, les questions de genre et d’orientations sexuelles sont commentées avec beaucoup de violences. Certaines personnes s’approprient le sujet et parlent à la place de celles qui sont concernées. Les lexiques et les manières de penser sur ce thème peuvent donc être discriminants et peu réfléchis.
À titre individuel, j’éprouve une certaine méfiance envers les Youtubeurs. Ce sont souvent des personnes qui parlent beaucoup d’elles et de leur vie personnelle, cela relève donc plutôt du registre du témoignage. Il me semble que le vécu d’une personne ne peut pas servir d’exemple, il faut réussir à sortir du nombrilisme et prendre du recul sur son vécu personnel. Nous remarquons bien, par exemple, dans le domaine de la réduction des risques et des dommages concernant la consommation de drogues, que le parcours et la relation aux produits sont très personnels. Ils ont donc une valeur de témoignage avec laquelle nous ne pouvons réellement travailler. Cela ne fait pas partie du domaine de la prévention.

Aussi, beaucoup de jeunes refusent d’aborder le sujet du genre sur les réseaux car ils craignent les réactions. Nous pouvons dire qu’il s’agit d’une thématique « hyper-inflammable ». Il existe toutefois des comptes chargés de faire de la prévention et de la sensibilisation, mais ils sont malheureusement suivis par des personnes conscientisées ou de haut niveau social. La majeure partie des jeunes ne peut pas être touchée par ce biais. Il serait donc nécessaire d’aller là où se trouve ce public.

Rhizome : Quels sont vos points de vigilance autour des questions de genre ?
Il me semble intéressant d’amener les jeunes à travailler sur le sujet du genre – dont la plupart ne se préoccupent pas spécifiquement – afin de questionner avec eux les normes qu’ils portent autour de cette question. Par ce biais, je travaille avec eux sur les impacts des constructions sociales et notamment sur le poids des normes. La segmentation et le fait d’avoir reçu des éducations différentes (en tant que fille ou garçon) apportent moins de liberté et d’égalité. Les normes de genre nous enferment sans même que l’on s’en aperçoive et peuvent être pesantes. Par exemple, les représentations associées au fait « d’être un homme », comme l’expression excessive de la virilité, peuvent amener aux rixes, à la prise de risque, au décrochage scolaire… Nous pouvons également citer ici la fameuse masculinité « toxique ».

Il est également important de ne pas être laxiste sur les termes employés, notamment afin de ne pas laisser des propos sexistes et homophobes s’installer. Sans cette attention, le risque est qu’ils soient, par la suite, intégrés, mais aussi qu’ils deviennent finalement si courants que des personnes se permettent de les dire « juste pour rigoler » alors même que cela peut être très oppressant, surtout pour les personnes concernées.

Notes de bas de page

1 Ces temps sont proposés au sein de différentes structures, telles que des collèges ou autres établissements dépendant de l’Éducation nationale, des foyers de l’Aide sociale à l’enfance, des lieux de protection judiciaire de la jeunesse et des instituts médico-éducatifs.

2 Snapchat, Instagram, Tiktok, Twitter, Twich, Discord…

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