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Peut-on expertiser l’informel ?

Nicolas CHAMBON - Sociologue, Centre Max Weber, Université Lyon 2, Orspere-Samdarra

Année de publication : 2013

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC MIGRANT, SCIENCES HUMAINES, Sociologie

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Savoirs et pratiques

À l’heure de la « modernité réflexive1 » , la distinction primordiale qu’établissent les savoirs formels, qui s’objectivent en titres, diplômes et qualifications, qui se traduisent par des partitions triviales entre ceux qui savent et ceux qui ont la maîtrise du savoir (savoir spécifique à tel domaine d’intervention, savoir gestionnaire) et ceux qui sont voués à la pratique, est de plus en plus mise à mal ; plus particulièrement là où, comme à l’hôpital, se joue une relation de service, d’aide… avec un public souvent précarisé. Alors, les professionnels qui sont au front acquièrent une connaissance pratique de la relation de type clinique ou jurisprudentiel, en viennent à disposer de compétences qui font défaut à ceux qui les encadrent, tout en sachant qu’ils ne sont pas légitimes pour dire ce qu’ils savent ; et ceux qui sont censés savoir sont critiqués par leurs manques de pratiques de terrain.

Ainsi nous constatons que les spécificités des « migrants précaires » mettent en difficultés les professionnels, notamment soignants. En effet, cette population, en cumulant les vulnérabilités, tant psychiques, sociales qu’administratives, vient accroître le nombre et le type des demandes d’aide. Des patients se présentent en disposant d’informations – concernant par exemple leur parcours administratif- que les soignants n’ont pas et avec des demandes – on pense au certificat médical – auxquels ces derniers sont en mal de répondre. Et généralement, ceux qui connaissent mieux les patients et leurs problématiques sont ceux qui sont au front, ceux qui font le « sale boulot », dans l’accueil de ce public, qu’ils soient psychiatres, assistantes sociales ou infirmiers. Le « sale boulot » consiste ici, pour citer Pascale Molinier, à « devoir se cantonner à réaliser une prestation partielle quand (on) sait que les personnes en grande précarité ont besoin d’un accompagnement global. Ce n’est pas que la prestation proposée soit techniquement mal réalisée, c’est qu’elle est insuffisante. »2 La connaissance est alors diffuse, et n’est pas le propre de ceux qui occupent les places hiérarchiques.

Cela s’inscrit aussi dans un mouvement général de remise en cause de la science dans la société contemporaine, instruit par de nombreuses controverses ou affaires, telle celle dite « du sang contaminé ». Ce qui a valeur d’expertise n’a plus forcément légitimité aux yeux de tous. En santé mentale, les diagnostics médicaux par exemple peuvent être objet de contestation, dans un contexte où se fait jour la crainte d’une « résurgence d’une neurologisation de la psychiatrie »3. Ainsi, le « stress post traumatique » parfois diagnostiqué chez les sujets migrants fait polémique, dans l’« ambiance totalisante du dia nostic and statistical manual of mental disorders (DSM) » pour citer Jean-Pierre Salvarelli. Ce dernier affirme aussi que « l’ensemble des théories, qui ont constitué (la) discipline, se trouve dans l’incapacité de répondre de manière exhaustive et cohérente. (…) Il s’est produit une distanciation entre les corpus théoriques et les pratiques qui en sont issues, devenues singulières, et provoquant un effet de balkanisation de la psychiatrie»4. Ce diagnostic s’applique tout particulièrement au cas des « migrants précaires », pour lesquels les pathologies ne correspondent pas forcément à des catégories nosographiques identifiées. Une psychiatre des urgences nous confie ainsi : « cette barbarie du monde sauvage, on ne la connaît pas aux urgences habituellement [et on voit] des atrocités chez des gens qui, antérieurement, n’ont pas de pathologies mentales, ou ne sont pas disposés à en avoir ». Comment répondre de la souffrance ? Est-elle d’ordre psychiatrique ? Proprement sociale? De plus en plus se pose la question de l’usager, parfois dit « profane », dans les dispositifs5, corrélativement à l’expansion, tout du moins théorique, de la santé communautaire. On doute de la science, et le médecin est aussi confronté à ce doute. Tandis que l’usager, qui est de moins en moins le bon usager attendu, le sollicite d’avantage6, tout en tentant de garder la maîtrise de la relation.

Formel et informel

C’est dans ce contexte, où la distinction hiérarchique entre le sachant et le praticien, mais aussi entre le savant et le profane, se brouille qu’apparaît tout l’enjeu de formaliser les pratiques mais aussi les savoirs. A l’hôpital, ce sont ainsi les protocoles, les certifications, les normes à suivre qui sont de plus en plus nombreux. Il faut pour les professionnels rendre compte de l’activité de manière comptable, codifier les actes. Ce qui est informel l’est alors pour l’institution et pratiquement pour l’encadrement, et qualifie ce qui dérobe à sa reconnaissance, occasionnant par là même une souffrance pour le professionnel. Ce dernier devient alors responsable -notamment d’un point de vue juridique- de tout ce qu’il ferait en dehors de ce cadre. C’est d’autant plus contradictoire -ou plutôt paradoxal pour ceux qui le vivent- que la singularité des individus « patients » ou « usagers » appelle de plus en plus les professionnels à devoir s’adapter, se plier à leur demande, et donc à sortir du cadre de leurs prérogatives.

Ce dualisme entre le formel et l’informel permet de caractériser les enjeux de pouvoir et de légitimité qui ont cours. L’informel désignant ce qui se fait « hors protocole », il importe à l’institution de le rationnaliser, et de disposer des instruments adéquats pour cadrer ce qui déborde. Finalement la formalisation des pratiques, des savoirs viendrait suppléer ce qui se jouait en termes de relation de pouvoir dans le marquage entre savoirs et pratiques. Mais cela déplace aussi le pouvoir du côté du gestionnaire, et non plus seulement du côté du médical. Du moins le pouvoir va-t-il désormais à ceux des praticiens qui jouent le jeu, le jeu de l’institution ; ceux qui savent être des bons gestionnaires, dans un contexte de réorganisation permanent de l’hôpital et de sa bureaucratisation.

Noter, évaluer, sélectionner, manager : il y a aujourd’hui une omniprésence de l’expertise. La formalisation vient redoubler ce pouvoir, le pouvoir du sachant, de celui-là même qui peut dire ce qui est informel, et qui demande à ce qu’on le formalise. Justement, la caractérisation de l’informel participe aussi de ce mouvement et c’est ce paradoxe que nous souhaitons souligner ici : l’invocation de l’informel, la reconnaissance de sa valeur et les tentatives qui s’ensuivent pour l’objectiver viennent formaliser… Gare à la méprise !

Politique de la connaissance

Cette omniprésence de l’expertise n’échappe donc à aucun professionnel, ni même aux chercheurs de sciences humaines. Nous sommes aussi appelés, à titre d’experts, pour venir dire au commanditaire ce qui se joue et ce qui échappe et ce faisant, pour le réintroduire dans ce mouvement de rationalisation des pratiques et des savoirs. Là où des psychiatres affirment « nous sommes des cliniciens et non des gestionnaires ou des dispensaires d’actes »7, nous défendons, en tant que sociologues, l’enjeu de faire un pas de côté par rapport à ce type de demande. Voici quatre points que nous soutenons, documentés par notre pratique de sociologue, mais qui peuvent faire écho à d’autres pratiques.

1. Toute activité a une valeur heuristique ; c’est-à-dire qu’elle constitue comme telle le lieu d’une enquête pratique, le terrain de formation d’une connaissance située d’une portion du monde social, dont le caractère souvent idiomatique la rend difficilement formalisable ; d’autant plus difficilement formalisable qu’elle est plus opératoire.

2. Par conséquent, il y a un enjeu à faire valoir ces activités sans pour autant les formaliser. Pour rejoindre ce qu’affirme Jovelet, « tout n’est pas quantifiable, tout n’est pas évaluable, par exemple la relation de confiance, le transfert, les effets thérapeutiques de la parole à côté de ceux des médicaments »8. Pour le sociologue, tout l’enjeu de l’enquête ethnographique est alors de documenter l’heuristique des activités pratiques sans les dénaturer, de prendre en compte les savoirs les plus informels en les rapportant à leurs modalités de constitution et d’existence, d’explorer la ligne de partition entre formel et informel sans que cela ne vienne formaliser l’informel et en considérant, dans une perspective pragmatiste, que cette partition n’est pas une finalité, ni un point de départ, mais seulement, là où elle est à l’œuvre, un point de passage.

3. Cela pose aussi la question de la place de l’expérimentation dans les pratiques de recherche ethnographiques dès lors que l’on prend le parti de ne pas être les sachants du monde social, ni les experts de l’informel. À ce titre, il nous semble en effet important de devoir expérimenter d’autres manières de prendre part et de restituer ; par exemple par la mise en place des collectifs ou des scènes de réflexivité. Dans un contexte où le collectif est dégradé, et devant la responsabilisation accrue des individus face aux problèmes auxquels ils sont confrontés, il y a peut-être un intérêt à repenser les contours des collectifs9 qui font ressources au sein des institutions.

4. Le quatrième point que nous défendons, c’est que cette perspective est éminemment politique. En effet, le présupposé qui sous-tend notre engagement ethnographique, celui d’une heuristique de l’activité pratique, correspond à une proposition d’inspiration pragmatiste relative à l’omniprésence de l’enquête dans le monde social, laquelle se couple à une problématique de la « démocratie cognitive ». « Une chose n’est pleinement connue, soutient Dewey, que quand elle est publiée, partagée et socialement accessible (…). La connaissance enfermée dans une conscience privée est un mythe, et la connaissance des phénomènes sociaux dépend tout particulièrement de sa dissémination, car ce n’est qu’en étant distribuée qu’une telle connaissance peut être obtenue ou mise à l’épreuve »10.

Notes de bas de page

1 Beck Ulrich, La société du risque, Aubier, 2001

2 Molinier Pascale et al., « Introduction au dossier », Travailler, 2010/2 n° 24, p.16, 17

3 Jovelet Georges, « Les conditions de la psychiatrie publique », L’information psychiatrique, 2011/10 Volume 87, p. 772

4 Salvarelli Jean-Pierre, « De quoi la psychiatrie estelle le nom ? », L’information psychiatrique, 2013/1 Volume 89, p. 16

5 Par exemple, le troisième colloque national des PASS qui aura lieu à Chambery le 16 mai 2014 sera (selon les termes de l’appel à communication) organisé avec l’apport de ceux qui vivent les dynamiques de précarisation ou d’exclusion.

6 Nous avions défendu dans le précédent numéro de Rhizome le migrant précaire comme figure du débordement

7 Jovelet p.777

8 Jovelet p.773

9 C’est aussi l’argument chez Pascale Molinier, Temps professionnel et temps personnel des travailleuses du care : perméabilité ou clivage ? Les aléas de la « bonne distance » in Temporalités n°9, 2009

10 Dewey John, Le public et ses problèmes, Gallimard, collection « Folio essais », Paris, 2010 (1927), p.275

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