Alors que la règle du consentement semble prévaloir aujourd’hui en santé et dans le champ médicosocial, le recours à des formes de contrainte, dans les pratiques de soins, demeure très présent. Hors de la psychiatrie, certains soins obligatoires existent en France. En psychiatrie, la loi du 5 juillet 2011 a étendu la possibilité de pratiques de soins contraints, en introduisant notamment le programme de soins susceptible d’« [inclure] des soins ambulatoires, pouvant comporter des soins à domicile » (loi n° 2011-803). C’est avec le rapport Strohl que cette modalité de soins commence à être évoquée auprès de l’exécutif, au motif que cette modalité de soins serait plus adaptée aux modes de prise en charge modernes, la contrainte devenant possible dans des lieux différents et sans requérir une hospitalisation (voir aussi le rapport Piel et Roelandt (2001), et le Plan d’actions pour le développement de la psychiatrie et la promotion de la santé mentale de septembre 2003). La loi du 5 juillet 2011 confère ainsi un cadre juridique aux « sorties d’essai » par lesquelles les équipes médicales autorisaient des sorties de l’hôpital, à titre probatoire. Les patients peuvent désormais être contraints à suivre des soins en ambulatoire, soit ab initio, soit après mainlevée d’une hospitalisation.
L’imposition de la contrainte, en milieu hospitalier comme en ambulatoire, soulève toutefois des questions éthiques non pas simplement parce qu’elle est synonyme de privation de liberté, d’ingérence dans le champ d’action d’autrui, de recours à la violence mais aussi parce qu’elle mobilise un argumentaire de la bienfaisance thérapeutique et de l’intérêt du patient, parce qu’elle mobilise des normes morales, telles que « la fin justifie les moyens », ainsi qu’une détermination de ce que sont les devoirs associés à la fonction de psychiatre de l’hôpital public.
Plus largement, cette législation interroge les limites et les modalités de l’exercice de la psychiatrie car elle pose la question de l’extension du champ de la contrainte, des limites du pouvoir de la psychiatrie, du sens de la liberté et de l’autonomie des patients en psychiatrie, des attitudes à leur égard. Pour ces raisons, on peut douter qu’une approche simplement culturaliste recèle le dernier mot sur ces points, c’est-à-dire que « l’éthique reflète grosso modo le consensus de règles de vie auxquelles se rallie la majorité d’une communauté à un moment donné et en fonction de l’état de sa culture, ce qui explique[rait] le polymorphisme des réponses apportées aux SCA1 un peu partout dans le monde. » (Vidon, 2014).
L’introduction des soins sans consentement en ambulatoire, sous une forme légale en 2011, a suscité, dans le monde de la psychiatrie, des débats. À ceux qui dénonçaient une atteinte aux libertés individuelles des patients de la psychiatrie, d’autres ont répondu par la récusation de l’excessive inflation des libertés individuelles, dans la société contemporaine. Nombre de médecins ont considéré que l’imposition de la contrainte, notamment en ambulatoire, n’était pas une question éthique mais une question exclusivement clinique voire pratique, n’appelant d’interrogation que sur les modalités de « réintégration », i.e. de retour en hospitalisation complète, des patients ne respectant pas le programme de soins. En dépit d’une tradition propre à la psychiatrie, autour de laquelle s’est constituée son identité, l’imposition de la contrainte, notamment en ambulatoire, a paru soulever, aux yeux de certains professionnels, une question éthique. Pour certains, c’est la dignité même des patients qui est mise en cause par ces soins. L’un de ceux rencontrés par l’auteur déclare : « Un patient n’est pas patient tout le temps, il peut être humain aussi […] Avec les soins sans consentement en ambulatoire, on va contraindre le patient à ne jamais avoir cette espèce de dignité où il va avoir à un moment son mot à dire sur sa maladie – c’est un peu particulier en termes éthiques » (voir Guibet Lafaye, 2014).
En effet le pragmatisme, consistant à défendre les soins sans consentement en ambulatoire, au motif qu’ils permettraient de mieux suivre les patients, voire de les « garder sous la main », ne peut constituer un argument suffisant pour les légitimer. Certains professionnels ont voulu se placer sur le même terrain que les défenseurs des droits des patients, en argumentant que les soins sans consentement en ambulatoire permettaient aux patients, paradoxalement, de recouvrer des formes de liberté, que ce soit sur un plan symbolique ou par opposition à la contrainte de l’hospitalisation qui, de fait, réduit la liberté de circulation. On dissociait, dela sorte, soins obligatoires et hospitalisations obligatoires.
La loi du 5 juillet 2011, créé avec le programmes de soins, un « “entre-deux” entre la contrainte exercée en hospitalisation complète et l’alliance thérapeutique consentie sur laquelle reposent les soins libres » (Robiliard, 2013). Cependant certains ne manquent pas de souligner l’inanité de soins dispensés sans le consentement du patient. Avec la question des soins sans consentement en ambulatoire, une représentation de la fonction de l’hôpital et des moyens de contrainte qui y sont associés se trouve en jeu. Elle demande aux acteurs de s’engager dans un arbitrage entre normes médicales, éthiques, judiciaires et administratives. Une confusion des registres normatifs traverse toutefois les justifications du programme de soins. Ainsi D. Robiliard considère qu’« il pèse […] sur le patient en programme de soins une obligation légale et morale de respecter ce programme, obligation assortie d’une sanction : le retour éventuel en hospitalisation complète en cas d’échec »2, réintroduisant des obligations morales – incombant au patient et relayées par certains médecins – dans un domaine strictement médical.
Le conseil d’État, dans sa décision n° 2012-235 du 20 avril 2012, a néanmoins rappelé « qu’il incombe au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la protection de la santé des personnes souffrant de troubles mentaux ainsi que la prévention des atteintes à l’ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties ; qu’au nombre de celles-ci figurent la liberté d’aller et venir et le respect de la vie privée, protégés par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ainsi que la liberté individuelle dont l’article 66 de la Constitution confie la protection à l’autorité judiciaire ; que les atteintes portées à l’exercice de ces libertés doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis ». Ce faisant, le Conseil constitutionnel rappelle, à juste titre, que l’exercice de la contrainte ne peut s’exercer que la sphère hospitalière. Dans cette perspective, la loi n° 2013-869 du 27 septembre 20133 confirme qu’« aucune mesure de contrainte ne peut être mise en œuvre à l’égard d’un patient pris en charge » en ambulatoire ou à domicile (art. 1). Les soins sous contrainte relevant d’un programme de soins ne sont donc pas susceptibles d’une exécution forcée.
Les arguments mobilisés par le débat autour de la contrainte en ambulatoire occulte toutefois la question fondamentale des outils conférés à la psychiatrie, pour répondre aux besoins de ses patients, et surtout celle de la possibilité que ces patients, en dépit de leur pathologie, accèdent au statut de sujets de droit à part entière, quand bien même leur autonomie et leur liberté individuelle ne s’actualiseraient apparemment pas selon les mêmes modalités que pour les patients de la médecine somatique et pour les sujets sains. On ne peut récuser la liberté formelle et les droits constitutionnels de certains citoyens, au motif que leur pathologie est la principale source de leur aliénation et qu’elle serait plus aliénante que toute autre privation de liberté ou limitation des libertés individuelles. Le pouvoir médical et ses possibilités de contrainte ne peuvent s’autoriser de ce que la maladie prive les patients de leur liberté pour euphémiser la contrainte, imposée à ces derniers, et récuser l’ampleur des formes de privation de liberté qu’autorisent les réformes des soins sans consentement en ambulatoire ainsi que de l’hospitalisation sous contrainte.
La loi du 5 juillet 2011 entérine et perpétue un clivage entre catégories de patients. Peu de raisons justifient que le respect des droits individuels constitutionnels de certains patients passe au second plan, au nom de motifs pragmatiques ou s’enracinant dans un souci indéniablement médical mais paternaliste. Le statut et la protection des droits fondamentaux de l’ensemble des citoyens ne peuvent faire l’objet de traitements différenciés, en contexte médical ni selon les pathologies considérées. Cette dichotomie entre catégories de patients pourrait partiellement être résorbée, si les soins sans consentement en ambulatoire étaient, comme le suggère une partie des psychiatres, soumis au contrôle du juge des libertés et de la détention, dans des conditions qui autorisent un réel examen des dossiers des patients4.
Notes de bas de page
1 Soins sans consentement en ambulatoire.
2 Ou encore : « la seule contrainte susceptible d’être exercée sur un patient en programme de soins est une contrainte “morale” ou psychologique résultant, d’une part, de l’obligation légale de le respecter et, d’autre part, du risque de retour en hospitalisation complète en cas d’inobservance » (Robiliard, 2013).
3 « Modifiant certaines dispositions issues de la loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge ».
4 Pour une perspective plus complète sur les soins sans consentement en ambulatoire, voir Guibet Lafaye, 2014.