Monseigneur Jacques Gaillot, ancien évêque d’Evreux, est connu pour ses actions et son soutien du côté des précaires, des « sans ». Homme de terrain, il est souvent intervenu sur des problèmes de société et pour la défense des minorités Dans une entrevue, il insiste sur l’importance aujourd’hui de porter une croyance qui permette de « s’ouvrir aux autres », et souligne le danger à ce qu’il y ait des « professionnels de la croyance ». Pour Jacques Gaillot, il ne s’agit pas de promouvoir « la spiritualité de confort » : « ce n’est pas une évasion ». Au contraire, la spiritualité c’est ce qui permettrait le partage, le lien à l’autre, une « commune fraternité ». Autrement dit, elle n’est pas réservée à une élite, et elle est même très présente chez les plus précaires d’entre nous.
La spiritualité est un bien commun de l’humanité. De tout temps, des femmes et des hommes ont connu un art de vivre qui faisait d’eux des « sages ». Une sagesse qui donnait du sens à leurs actions, leurs luttes, leurs choix. Souvent ces sages ne se réclamaient ni d’un dieu, ni d’une révélation, mais ils trouvaient en eux l’énergie nécessaire pour mener l’aventure de leur vie.
On parle volontiers aujourd’hui d’une spiritualité laïque, d’une transcendance sans dieu. Elles ne sont pas réservées à une élite. C’est toujours pour moi une joyeuse surprise de découvrir une spiritualité parmi ceux que le monde délaisse. Dans les rencontres que je fais quotidiennement, les valeurs de solidarité, de fidélité dans l’amitié, de partage font grandir en humanité et donnent un sens à la vie.
Le film « Au bord du monde » donne la parole à quelques SDF qui vivent seuls et dispersés dans Paris la nuit. On est d’abord saisi d’admiration par la splendeur des monuments de la ville des lumières la nuit. Chaque SDF rencontré prend la parole lentement et longuement sans être interrompu. Ce qu’ils disent sur eux-mêmes, sur ceux qu’ils rencontrent dans la journée, sur la société est très éclairant, en particulier la valeur du respect de l’autre et de l’amour. A la fin du film, je me demandais si leurs paroles n’avaient pas plus de beauté que les lumières de Paris la nuit !
Avoir une spiritualité aujourd’hui, c’est, à mon avis, être habité par le souffle. Chacun, chacune trouve son propre souffle pour vivre sa vie dans une quête jamais achevée. Quand on connaît l’épreuve qui fait brusquement irruption dans nos vies, on parle de traversée du désert. « Faire sa traversée du désert », indique moins un lieu dont il faudrait sortir au plus vite, qu’un chemin intérieur où l’on est confronté à soi-même. Au désert, on ne peut pas échapper à soi-même. On prend conscience de ce que l’on est, de sa finitude.
Leonardo Boff, un des chefs de file de la théologie de la libération au Brésil, demanda un jour au Dalaï Lama: « Quelle est pour vous la meilleure religion ? » La réponse ne se fit pas attendre : « La meilleure religion, c’est celle qui te rend meilleur.» Un peu surpris, le théologien insista : « Et qu’est-ce qui me rend meilleur ? » « Ce qui te fait devenir plus aimant, plus solidaire, plus sensible aux êtres humains.»
L’intérêt ne se porte pas sur la religion mais sur l’homme. L’humain d’abord.
Chacun a son chemin
Aujourd’hui les discours sur Dieu ne me disent pas grand chose. Mais quand quelqu’un parle bien de l’homme, mon oreille se dresse car il me dévoile quelque chose de Dieu. Ainsi quand Mouloud Aounit, président national du MRAP parlait avec passion de l’homme et s’indignait contre l’injustice, il m’indiquait la proximité de Dieu aux blessés de la vie. Quand le généticien Albert Jacquard parlait de l’être humain avec conviction et simplicité, il m’apprenait la grandeur de l’homme qui peut se passer de Dieu, mais aussi la grandeur de Dieu qui, dans sa générosité, ne s’est pas rendu nécessaire à l’homme.
La philosophe Simone Weil écrivait ainsi : « Ce n’est pas à la façon dont un homme parle de Dieu que je vois s’il a séjourné dans le feu de l’amour divin, mais dans la manière dont il me parle des choses terrestres.»
Même son de cloche avec Maurice Zundel, théologien suisse : « Quand on me demande qui est Dieu ? Je réponds toujours : « Dites-moi d’abord qui est l’homme pour vous»
A Bastogne en Belgique, j’étais invité à rencontrer des acteurs sociaux qui accompagnent des femmes et des hommes en grande difficulté. Au cours des échanges, je me disais à moi-même : « Heureux sont-ils de vivre ainsi.» Voir dans le visage de chaque être humain non pas sa différence mais ce qu’il y a de plus universel en lui. Reconnaître sa dignité, une dignité que personne ne peut lui prendre. N’est-ce pas cela l’accueil inconditionnel ? On ne peut jamais désespérer de quelqu’un. Il y a toujours une étoile qui continue de briller en lui. Quand des exclus trouvent la bonté dans le regard de ceux qui les accueillent, l’espoir peut renaître. Dans le groupe, une femme témoigna de sa reconnaissance. Elle s’est sentie accueillie, écoutée, respectée. Elle a retrouvé confiance en elle et dans les autres. Aujourd’hui elle va pouvoir se loger, prendre sa vie en main, et bénéficier d’un suivi toujours nécessaire.
Faire crédit à la vie
Quand on me dit « Je ne suis pas croyant », il n’y a aucun étonnement de ma part. C’est le lot de beaucoup aujourd’hui. Ne sommes-nous pas des citoyens avant d’être croyants ? La croyance est un choix personnel qui peut venir après. Par contre, j’ai toujours un étonnement admiratif lorsque je rencontre sur le terrain des femmes et des hommes qui croient au Christ. Croyant ou pas, ce qui est fondamental, c’est de croire en soi, de croire en la vie. Il est impossible de vivre sans faire crédit à la vie. Comme l’écrivait Jean Sulivan : «Vivez tant que vous êtes vivants ».
Une femme de 90 ans m’a confié : « A la maison de retraite où je suis, on veut me préparer à la mort. J’ai refusé tout net. Je ne veux pas me préparer à la mort. Je veux vivre. D’ailleurs, je dois vous dire que je n’ai jamais été aussi vivante que maintenant, même si je n’ai plus toutes les capacités d’autrefois.»
Je l’ai embrassée.
Notes de bas de page
Au bord du Monde est un documentaire de Claus Drexel sur les sans abri parisiens, sorti en janvier 2013 et présenté dans la sélection de l’ACID au Festival de Cannes 2013. La nuit tombe. Le Paris « carte postale » s’efface doucement pour céder la place à ceux qui l’habitent : Jeni, Wenceclas, Christine, Pascal et les autres. A travers treize figures centrales, Au bord du monde dresse le portrait, ou plutôt photographie ses protagonistes dans un Paris déjà éteint, obscurci, imposant rapidement le contraste saisissant entre cadre scintillant et ombres qui déambulent dans ce théâtre à ciel ouvert.