Malgré certaines limites méthodologiques, de nombreuses études soulignent de longue date la fréquence élevée des pathologies psychiatriques en milieu pénitentiaire. Un grand nombre de troubles mentaux rencontrés en prison ne sont ni consécutifs à la privation de liberté, ni même simplement intercurrents à la détention. Des historiens discutent l’augmentation du nombre de personnes détenues présentant des troubles mentaux de même que le lien qui en est fait avec le mouvement de désinstitutionalisation de la psychiatrie et la fermeture de nombreux lits, indiquant que de tout temps celui-ci a été important.
La population sous écrou reste à haut risque suicidaire. En dépit d’une tendance à la diminution du taux de suicides au cours de ces 20 dernières années, ce taux (17 pour 10 000 en 2011) reste un des plus élevé de l’Union européenne, à l’instar du taux de mortalité toutes causes confondues (40,5 pour 10 000). Il est possible, avec précaution, d’adjoindre à ces statistiques les tentatives de suicide ainsi que les comportements auto-agressifs (automutilations, etc.). À noter l’absence de travaux en France sur le suicide en détention et ses rapports avec les troubles mentaux.
Souffrance psychique, une maladie ?
Il est généralement admis que l’entrée en détention fait partie des événements de vie susceptibles d’induire une souffrance psychique. Cependant, peu d’études concernent la santé mentale ordinaire des personnes détenues ordinaires, alors que la souffrance psychique en milieu pénitentiaire est attestée ne serait-ce que par les observations quotidiennes des personnels soignants exerçant en milieu carcéral. Cette souffrance psychique se traduit souvent par de l’insomnie, un sentiment de tristesse, d’angoisse ; elle a un retentissement sur les liens sociaux et sur la santé physique des personnes.
En prison, se retrouvent généralement des personnes dans des situations complexes de vulnérabilité aggravées par l’incarcération. La population détenue est caractérisée par une surreprésentation des catégories sociales en grande précarité, sans travail, sans abris ou au logement précaire, sans soutien de l’entourage compte tenu de la dissolution ou de l’absence de liens familiaux, au niveau éducatif peu élevé, avec un faible recours au système sanitaire avant l’incarcération bien que présentant de nombreuses difficultés en matière d’addiction ou de santé mentale. La précarité socio-économique caractérise l’immense majorité des personnes détenues.
L’écrou, l’enfermement et le quotidien de la vie carcérale représentent des évènements stressants, parfois constitutifs de véritables traumatismes psychoaffectifs. Les deux caractéristiques principales de l’incarcération sont la contention spatiale et la durée de cette mise à l’écart. La rupture d’un « certain » équilibre de vie, la perte des repères affectifs, familiaux, professionnels, environnementaux (interruption de la vie sociale habituelle et manque de contact avec la famille et les amis) entre en résonance avec la souffrance psychique de l’entourage. L’isolement avec l’extérieur de la prison est paradoxalement étroitement lié aux conditions de détention dans leur dimension humaine (promiscuité, manque d’intimité, surveillance) mais aussi matérielle (surpopulation, confinement, insalubrité…).
L’incarcération est une rupture dans le cours du temps. Le temps judiciaire est incertain. Le temps en milieu carcéral ne s’écoule pas de la même manière qu’à l’extérieur. La gestion du temps de détention n’appartient pas à la personne détenue. L’activité est rythmée par les contraintes du milieu (horaires d’ouverture de cellules, des repas, des promenades…) et de l’environnement (parloirs, extractions, jugements, activités visites diverses). Le manque d’activités majore la sensation d’ennui et de vide. Le corps est malmené : manque d’activités physiques, mauvaise alimentation, abus de tabac et autres substances psychoactives licites ou non, confinement dans des espaces réduits, modifications du vécu sensoriel (restriction du champ de vision et développement de l’acuité auditive). Un contact physique peut être imposé (fouille à corps).
Les relations entre personnes détenues sont souvent basées sur des rapports de force, provoquant souvent un sentiment d’insécurité personnelle intense. Elles sont marquées par une sorte de hiérarchisation selon le délit ou le crime commis, selon l’origine géographique, voire ethnique. Elles renforcent la peur de la perte d’intégrité physique et psychique fréquemment rencontrée. La personne détenue est maintenue dans un état de dépendance et d’impuissance entraînant des effets déstructurants et infantilisants, pouvant majorer tension et violence internes et interférer avec sa capacité à mobiliser des ressources personnelles.
Souffrance psychique, quel soin ?
Une étude de la DREES en 2003 indique que si huit entrants en prison sur dix ont été jugés en bon état de santé général, un sur dix se voit prescrire une consultation spécialisée en psychiatrie. Le recours à la psychiatrie est dix fois plus impor- tant en milieu pénitentiaire qu’en milieu libre. Les symptômes alors constatés renvoient le plus souvent aux difficultés manifestes vécues et témoignent d’une souffrance psychique sans pour autant qu’une maladie mentale soit identifiable. Souffrance qu’Anne Lécu a qualifié de « souffrance existentielle secondaire à l’incarcération, à ses causes et à ses conséquences »1.
La souffrance psychique et son expression peut ouvrir sur des soins au sens de prendre soin, montrer de l’intérêt. Force est de constater qu’en milieu pénitentiaire, le soin se résume très souvent au soin dispensé dans les structures sanitaires, au soin sanitaire. Certes, ce soin est rendu possible avec la compétence des personnels soignants, d’autant qu’ils acceptent de rejoindre la personne là où elle exprime sa souffrance et non uniquement au travers du filtre de ses référentiels professionnels. Ce soin est aussi rendu possible s’il s’inscrit dans le cadre sanitaire aux contraintes déontologiques respectées, ne serait-ce que le secret médical et l’indépendance des médecins, et aux exigences éthiques fortes. Contraintes et exigences loin d’être universellement partagées au sein d’un établissement pénitentiaire. Cadre spécifique qui permet une rencontre singulière avec certes un personnel de santé mais « venant de l’extérieur », cette qualité l’emportant parfois sur la compétence professionnelle.
Ainsi, la médicalisation de fait de la souffrance psychique, voire sa psychologisation, conduit à tirer cette souffrance psychique du côté de la singularité individuelle au regard d’éléments de contexte que la personne détenue « n’assume pas ». Le risque est grand à ce qu’elle ne revienne à disqualifier le poids de ces éléments de contexte et à ne pas en prendre toute la mesure dans l’architecture, l’organisation et le fonctionnement d’un établissement pénitentiaire. Ce risque est un enjeu éthique fort pour les personnels de santé. En effet, l’apaisement de la souffrance psychique ne se limite pas à une seule approche sanitaire de la personne, mais concerne l’ensemble des acteurs de son environnement. Pour conclure, nous reprendrons ce que l’on peut lire dans le Rapport de mission du Professeur Terra « Prévention du suicide des personnes détenues » publié en décembre 2003 : « Pour avoir une atmosphère propice à la prévention, le stress et l’anxiété des personnes détenues sont à réduire au maximum en particulier grâce à de bonnes relations entre les détenus et le personnel pénitentiaire, à des conditions de vie décentes, à l’assurance de ne pas être brutalisé, au maintien des liens familiaux ainsi qu’à des activités constructives et valorisantes ».
Notes de bas de page
1 Article revue éthique, Lécu A., « De l’épreuve existentielle », M1, 2006 : p. 3.