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D’une langue à l’autre

Vera GIACOLOME - Interprète ISM Corum et leurs collègues du groupe d'analyse de la pratique
Ada Luz DUQUE - Interprète ISM Corum et leurs collègues du groupe d'analyse de la pratique
Irina RICHEMOND - Interprète ISM Corum et leurs collègues du groupe d'analyse de la pratique
Hélène BORIE - Psychologue clinicienne, animatrice de ce groupe

Année de publication : 2015

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES HUMAINES, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFCahiers de Rhizome n°55 – L’interprétariat en santé mentale (Février 2015)

Cet article est le produit d’une réflexion menée à partir d’un groupe d’analyse de la pratique avec des interprètes d’ISM CORUM intervenant en milieu social et médico-social.

Nous nous proposons, en appui sur quelques situations amenées par des interprètes, de voir ce qui se joue pour les interprètes et en quoi la prise en compte des différents enjeux de cette situation peut-être un atout pour la relation soignante. Les interprètes avec lesquels j’ai travaillé interviennent après de demandeurs d’asile, de réfugiés ou de migrants allophones, à la demande de services médicaux, médico-sociaux, dans les hôpitaux, consultations, ou cabinets. Ces interprètes sont mandatés et salariés par l’association, ISM CORUM, leurs interventions peuvent être ponctuelles ou s’inscrire dans un suivi plus régulier.

La présence de l’interprète vient modifier la relation du soignant au patient. Modifier c’est certain. Mais vient-elle brouiller ou au contraire rendre possible ? L’interprétariat est une situation à trois, le professionnel, le patient et l’interprète. Dans ce triangle la place de l’interprète est celle du passeur.

Passeur de langue, mais aussi passeur d’une culture à l’autre, à la fois pour le patient et pour le professionnel. Et enfin l’interprète se retrouve, qu’il le veuille ou non, passeur d’affects, d’émotions. Une des particularités de l’interprétariat dans le milieu médico-social c’est qu’il se déroule dans un espace inter subjectif – ce qui n’est pas le cas dans une traduction écrite ou même téléphonique – et que les effets transférentiels sont partie prenante.

Les interprètes d’ISM Corum sont formés à la déontologie et aux principes éthiques de leur intervention. Toutefois l’interprétariat est une pratique solitaire et un métier peu reconnu, même si une charte de l’interprétariat est en voie de promulgation. Pratique solitaire, cela signifie que l’interprète a la charge à la fois de traduire au plus juste ce qui est dit par chacun des partenaires, tout en tenant compte des écarts syntaxiques et sémantiques entre les langues mais aussi des écarts culturels et sociaux entre professionnels français et migrants allophones. Ajoutons les situations traumatiques ou dramatiques souvent évoquées par le migrant qui impactent la voix et le récit et que perçoit l’interprète et qui l’affectent parfois, tout en prenant garde de ne pas s’identifier à celui pour lequel il traduit.

Ce que nous allons évoquer, c’est d’une part la variété, la richesse et la complexité de certaines des situations auxquelles sont confrontés les interprètes, et d’autre part l’intérêt qu’il peut y avoir pour l’accueil et pour le soin des personnes migrantes allophones à une connaissance et reconnaissance mutuelle des praticiens et des interprètes.

L’interprétariat : une situation particulière

S’il est bien connu qu’il ne peut y avoir de traduction mot à mot étant données les différences de syntaxe, de structure des phrases d’une langue à l’autre, le souci de précision demande souvent de faire des choix pour ne trahir ni le patient, ni le professionnel, et le sens des mots est lié à l’histoire culturelle et politique des pays d’origine des migrants.

Une des exigences propres à l’interprétariat dans les soins qui nous distingue d’un autre traducteur, disent les interprètes, c’est que nous avons une double tâche à effectuer. Tout d’abord il s’agit de rendre ce qui est dit dans le temps réel avec le minimum de pertes, qui sont pourtant inévitables puisque la structure d’une langue ne permet pas de tout reconstituer dans l’autre langue. Mais il est aussi nécessaire de faire ce choix en fonction de ce qu’on suppose être le sens de ce qui est dit, tout en tenant compte de l’attente du professionnel, qui est soit très attentif au sens des mots, soit plus pressé. Car il est toujours possible de traduire de plusieurs manières, et c’est avec notre sensibilité que l’on fait le choix le plus « adapté » à la situation.

Nous présentons le récit d’une situation vécue lors d’un suivi psychologique et de sa traduction en serbo-croate. Une jeune bosniaque qui est suivie dans un dispositif de soins depuis quelques mois répond à la question du psychologue: «vous avez perdu beaucoup de proches pendant la guerre ? ». Elle les nomme en disant leur lien de parenté avec elle, et tout d’un coup elle s’arrête, me regarde dans les yeux et s’adresse à moi : «excuse-moi, je ne sais pas comment on dit amidzic chez vous».

Aucune difficulté pour comprendre ce mot, ni pour le traduire par – «cousin» ou plus précisément «cousin germain». Ce qui est difficile, c’est de décider à ce moment comment et à quel degré informer le soignant du contenu de sa phrase ? Plus que ça, faut-il expliquer le contexte ? Faut-il spécifier que le mot amidzic (amidza) est un mot d’origine turc, et qu’avant la guerre en Yougoslavie, il n’y avait que des familles musulmanes dans le milieu rural qui l’utilisait dans la vie de tous les jours ? Or l’utilisation des mots de ce registre dans la langue littéraire et officielle d’aujourd’hui a pour but à la fois de faire oublier les mots synonymes du registre standard, de renforcer l’identité nationale et de souligner la différence entre le bosniaque et le serbe ou le croate.

  • Faut-il insister sur les nuances qui se perdent dans la traduction puisqu’en français, on désigne par le même mot tous les cousins tandis qu’en serbo-croate (variante bosniaque), on distingue amidzic = fils de mon oncle paternel,, donc mon cousin, mais il existe aussi daidzic = fils de mon oncle maternel, donc mon cousin également.
  • Faut-il traduire son besoin de s’excuser auprès de moi (nous sommes originaires de Bosnie toutes les deux, sauf que mon prénom lui permet de supposer que je ne suis pas musulmane)?
  • Comment rendre compte de cette drôle de formulation « chez vous » qui pourrait signifier uniquement une autre appartenance géographique mais qui– pour elle, ce « chez vous » renvoie à une autre appartenance culturelle et veut dire « vous, les autres Bosniaques, chrétiens »
  • Le bon sens me dit que ce n’est pas la peine d’interrompre le fil des échanges entre le soignant et le soigné pour clarifier cette petite phrase incise, destinée à moi, surtout que les explications semblent être purement techniques. Sauf que, selon moi, l’utilisation de ce mot apporte quelque chose de plus dans le contexte donné.  Comme il s’agit d’un dérivé à l’aide d’un suffixe amidz(a) + ic, cet « ic » ( le même qu’on retrouve dans la plupart des noms de familles originaires d’ex-Yougoslavie ) désigne la provenance ou l’appartenance. Mais cet « ic » peut aussi former un diminutif, il contient l’idée « petit de », « descendant de », « cher à quelqu’un », « proche de quelqu’un ». Cette patiente est en train de dire non seulement qu’elle a perdu un cousin (terme assez neutre, qui n’exprime pas particulièrement de lien affectif), mais en fait que celui qu’elle a perdu, c’est le fils du frère de son père, un petit, un être cher et proche, et tout ça en utilisant un seul mot. N’est-ce pas important pour la jeune femme et pour son psychologue que ce soit cela qui soit compris ?

Cet exemple souligne ce travail d’adaptation incessante et subtile pour faire passer un sens des uns aux autres en restituant le mieux possible ce que chacun veut dire. Traduire c’est dire presque la même chose, et c’est ce « presque » qui demande attention et lucidité.

Le recours à un interprète dans la relation clinique est parfois jugé inutile car on arrive à comprendre à peu près, ou bien cela est plus économique quand on peut faire appel à des salariés des structures ou à des amis ou de la famille. Nous n’insisterons pas sur la famille car il est avéré que les enjeux du couple ou des membres de la famille prennent le pas sur la traduction et que dans la majorité des cas, il n’y a pas la possibilité d’entendre librement un patient si c’est sa famille qui traduit, en particulier pour les femmes si le mari ou la famille sont présents. A titre d’illustration signalons juste l’exemple suivant où le recours en seconde instance d’un interprète a mis en lumière des erreurs ou de traitements. En PMI, une maman turque vient pour son enfant qui pleure tout le temps, il n’y a pas d’interprète. La maman semble comprendre quelques mots de français, le médecin lui dit de lui donner une cuillère à café d’un médicament matin et soir à son enfant. Elle revient une semaine suivante, cette fois avec une interprète présente, le bébé pleurant de plus en plus et ne dormant plus. On se rend compte alors que la maman avait compris une cuillère café – car en turc il n’y a pas de préposition entre deux mots, et donc elle donnait des cuillères de café à son bébé… très énervé.

Les affects et le transfert dans la situation clinique avec interprète

Le professionnel mais aussi l’interprète, ne peuvent pas faire fi de l’autre comme sujet singulier. Il est là avec son corps qui évoque d’emblée une histoire (l’âge, le vêtement, la fatigue, les stigmates éventuels, d’autre fois l’attitude d’emblée méfiante, le désir de s’interposer de certains hommes dans la parole des femmes etc.), les regards, les silences, les blocages, les larmes. Il y aussi une langue, que les interprètes identifient rapidement comme assez fruste ou au contraire cultivée, avec la plupart du temps un transfert positif ou parfois négatif qui s’établit plus volontiers sur l’interprète que sur le professionnel parce que c’est lui qui est le vecteur de la langue et donc de la parole. Lorsque les affects sont en jeu il est difficile de ne pas être traversé par ce qui vous est adressé, de garder sa place de transmetteur, tout effectuant l’aller- retour entre les deux interlocuteurs.

D’où ce souci incessant, inévitable, qu’il ne faut pas vouloir nier ou aseptiser a priori, d’être dans ce triangle en étant à la fois adresse et vecteur. Mais c’est une situation qui suppose une alliance de fait entre le praticien et l’interprète, pour décoder après coup ce qui peut se jouer et cela de façon parfois très perturbante.

« La douleur de l’autre ne nous laisse pas indifférent, même si l’on essaie de ne pas se laisser submerger par l’émotion », disent parfois les interprètes. « Le plus difficile c’est lorsque les médecins se retranchent derrière nous, se bardant de mots techniques et nous laissent en première ligne. » Je me retrouve avec un patient serbo-croate en service de chirurgie, le médecin va l’opérer. Il m’appelle et me dit « dites-lui que je vais lui greffer un rein, un foie, un pancréas et vous ajouterez qu’il y a 2% de chances que ça réussisse » puis « je vous laisse, je vais boire un café ». J’étais pétrifiée mais je me suis approchée et je lui ai dit cela, calmement. Le monsieur m’a regardée et m’a dit « ne vous faites pas de souci, je vais mourir, je le sais, ne vous inquiétez pas ». C’est lui qui avait perçu mon angoisse, le médecin lui prenait son café. La situation s’inversait, c’est le patient qui s’interposait et pacifiait l’annonce !

Autre exemple, je dois annoncer à une dame, toute contente de me voir et de parler, qu’elle a un cancer et qu’elle va mourir. J’essaie de trouver les mots. Je le fais et en partant je m’effondre.

« Devant une annonce terrible, nous sommes nous-même saisis ; nous qui étions porteur d’un soulagement en permettant de se faire comprendre, nous devenons alors porteur de catastrophe ». Comment se protéger ? Faut-il se protéger ? Rester professionnel c’est ne pas se laisser envahir par la douleur de l’autre, mais dans certaines circonstances, l’émotion témoigne aussi à l’autre notre empathie et la reconnaissance de sa souffrance. « On s’ajuste comme on peut, on essaie de ne pas s’affoler, mais en même temps – explique une interprète -si la personne voit que je ne me protège pas trop de l’émotion ça facilite sa parole et ça facilite la traduction. »

La situation suivante évoque une relation suivie entre une psychologue, une dame en demande d’asile et une interprète, qui a assuré régulièrement la traduction. C’est donc une relation dans une temporalité où le travail de l’interprète opère un relais transférentiel, qui va remettre en mouvement un processus de symbolisation. Il s’agit d’une dame rescapée du massacre de Srebrenica, où elle a perdu son mari et un fils. Cette dame a des douleurs incessantes depuis sa demande d’asile, sans substrat somatique avéré malgré de nombreux examens. Il faut dire aussi que sans ces douleurs, elle a peu de chances d’obtenir son statut d’étranger malade en France. Mais en même temps depuis son arrivée elle tient un discours confus sur Srebrenica, son histoire, ses douleurs, dans lequel on ne comprend pas grand-chose et où elle ne parle pas d’elle. Au fil du temps, écoutée par la psychologue et toujours avec moi comme interprète, sa parole devient plus claire, et peu à peu sa sensibilité, ses affects peuvent s’exprimer…

Ainsi, lors d’une consultation, la patiente dit « ça me perce l’âme ». La psychologue lui répond « vous avez mal à l’âme» et la patiente fait un jeu de mot en serbo-croate difficile à traduire, car pour dire « maladie mentale » ou « maladie psychique » en serbo-croate on utilise un adjectif dérivé du mot « âme ». Plus tard la psychologue demande « comment baptiseriez-vous votre souffrance? ». La traduction me fait hésiter puisqu’en serbo-croate « baptiser » est totalement identifié au baptême chrétien, et même si ça peut avoir le sens figuré comme en français. Pour éviter les blocages chez la patiente et avec l’assentiment de la psychologue, j’utilise le terme « nomme r».

J’ai eu le sentiment qu’avec le temps la dame a acquis une vraie confiance dans ma façon de traduire ce qu’elle disait, et qu’elle s’est ouverte à évoquer peu à peu avec la psychologue, au-delà de la plainte somatique, la douleur de sa propre histoire.

On le voit dans cet exemple, le travail clinique du psychologue avance, dans une vraie collaboration avec l’interprète (non énoncée mais acceptée, reconnue) qui a permis par la très grande attention au sens des mots, à leur valeur affective dans chaque culture, dans le passage d’une langue à l’autre que cette dame renoue dans la parole avec sa souffrance, ses affects et son histoire, et puisse trouver une autre voie que la somatisation.

Conclusion

Nous avons voulu insister sur la situation d’interprétariat dans le travail clinique comme espace d’échange de langue corrélé à un espace interculturel et à un espace inter-psychique possible si l’on reconnait que l’autre de l’autre peut faire relais. Passeur culturel, l’interprète l’est, par la langue mais aussi par la possibilité de donner à comprendre d’autres mœurs, une autre culture. La langue, et singulièrement le langage vecteur des récits d’exil ou des démarches de soin et d’insertion, est une production culturelle. Si l’on veut signifier aux étrangers qu’on les accueille en tant que personnes dignes de respect, comment le faire sans être attentif à leur façon de se dire, donc à leur culture. Et si les interprètes qui ont tous une double culture, ne savent pas tout des modes de pensée, de vie des personnes issues de leur univers, ils sont quand même souvent mieux placés pour éviter certaines incompréhensions massives. Parfois cela passe par un écart à la règle d’abstention, lorsque l’interprète perçoit qu’il y a de l’incompréhensible dans ce que demande le travailleur social ou le soignant , et qu’il suggère, d’expliquer autrement la demande.

Dans le cadre d’un récit entre un travailleur social et une jeune réfugiée fuyant une persécution dans la brousse angolaise, et ayant perdu ses enfants, l’assistante sociale cherche à savoir d’où elle est partie, par où elle est passée, quel jour, à quelle heure, pourquoi elle n’est pas allée à l’hôpital, au commissariat… La jeune femme traumatisée ne sait pas répondre, bafouille, se paralyse. L’assistante sociale insiste, pense qu’elle dissimule. L’interprète demande à l’assistante sociale si elle permet qu’elle l’interroge autrement : elle lui demande alors si elle est partie au lever du soleil, combien de nuits elle a marché, dans quelle direction, si elle fuyait un endroit où sévissait une faction armée hostile à sa famille etc…ce que la jeune femme explique et ce qui permet de sortir d’une suspicion et d’une incompréhension en introduisant une médiation entre deux espaces culturels bien différents.

La dimension inter psychique concerne les trois partenaires mais c’est un espace qui n’est pas balisable, codable, a priori. Il y a nécessairement de l’inattendu. C’est parfois là que viendra se loger l’accueil de la souffrance. Ces quelques exemples nous montrent que les interprètes sont partie prenante de cet espace. Ils peuvent participer d’une certaine forme d’alliance thérapeutique facilitant la reconnaissance de la posture subjective du patient. La place de chacun doit être tenue et reconnue, ce qui suppose un échange et un respect mutuel.

Dans notre monde de plus en plus multiculturel nous sommes tous prêt à affirmer l’égale dignité de l’autre et singulièrement de l’étranger, mais sommes-nous aussi attentifs à faire vivre ces valeurs jusque dans nos pratiques professionnelles ?

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