J’ai 50 ans, je suis porteuse d’un diagnostic de troubles bipolaires depuis l’âge de 17 ans. Je suis coordinatrice d’un groupe d’entraide mutuelle depuis une dizaine d’années à Lyon. J’ai décidé de me former en tant que patiente et ai obtenu un master en éducation thérapeutique à l’Université Pierre et Marie Curie, à Paris. Je ne suis jamais très à l’aise avec le terme de « patiente experte », mais c’est actuellement celui qui est utilisé.
Aujourd’hui, il m’arrive d’intervenir dans des facultés de médecine à l’invitation d’enseignants de sciences humaines et sociales et de psychiatrie. J’avais déjà participé à un cycle de formation intitulé « la souffrance psychique » auprès d’agents territoriaux (médecins, infirmiers, assistant-e-s social-e-s). Sur trois jours de formation, j’intervenais une matinée, à la suite des interventions d’un psychiatre, d’un travailleur social et d’un sociologue.
La commande qui m’avait été faite était large : aborder la souffrance psychique du point de vue des malades. Mon objectif était dans cette matinée évidemment de ne pas aborder toute la souffrance psychique parce que, j’en étais de toute façon pas capable, et puis je ne suis pas porteuse de toute la souffrance psychique du monde ! Mon objectif, c’était d’essayer de cheminer avec tous les participants autour de la notion de stigmatisation de la maladie mentale, du point de vue de l’accompagnant, et aussi du point de vue de l’accompagné, à partir d’une situation de retournement vécue in situ.
Ma démarche était donc de tenter de faire vivre au cours de cette matinée une expérience aux participants, à partir de laquelle ils pourraient élaborer une réflexion à propos de leurs postures, leurs représentations et leurs émotions, dans le cadre de la relation de soin ou dans le cadre de la relation d’accompagnement, puisqu’il y avait aussi des assistantes sociales.
J’avais choisi d’être présentée dans le synopsis de la formation sous ma casquette de « dirigeante d’une association de santé mentale, coordinatrice d’un groupe d’entraide mutuelle ». Partant de cette identification, je présentai d’abord les fonctions de ce type de structure au travers de ce qui ce qui se vit dans un lieu qui regroupe exclusivement des personnes se reconnaissant comme souffrant de troubles psychiques. Cette présentation de la structure et de ses fonctions attendues dura une demi-heure. Puis, au cours d’un brainstorming autour de ce que représentait la souffrance psychique pour chacun des participants présents dans la salle, j’inclus progressivement des éléments de mon expérience de personne vivant avec une maladie psychique diagnostiquée depuis plus de trente ans, ce que les participants ignoraient jusqu’alors, et qu’ils découvraient à partir de ce moment-là. J’évoquai donc les hospitalisations répétées, la camisole, la chambre d’isolement, et puis des éléments du processus de rétablissement.
Ce procédé de présentation différée de mon identité de malade psy avait plusieurs fonctions. Tout d’abord, échapper à l’étiquetage au cours de la première demi-heure, pour eux et pour moi, pour pouvoir ensuite revenir sur les effets de ces étiquetages, pour eux, et aussi sur moi. Et puis aussi élaborer à partir de leurs réactions, au-delà de la surprise de la révélation. Surprise légitime d’ailleurs, puisque dans le cadre d’une formation, on est en droit de savoir qui parle, et d’où cette personne parle.
L’idée était de permettre par cette mise en situation une élaboration autour des attendus implicites des rôles de chacun dans une relation donnée, en l’occurrence le rôle du soignant, de l’accompagnant et aussi celui du malade. Il s’agissait aussi d’aborder l’auto-stigmatisation, les conséquences que peuvent générer l’enfermement dans la représentation du « bon malade psychique ». Ce n’était pas tant la question du « bon patient », mais plutôt celle de savoir ce que ça représente pour soi-même d’être étiqueté, ou de vivre avec l’étiquette de « malade psy ».
« Mon objectif, était d’essayer de cheminer avec tous les participants autour de la notion de stigmatisation de la maladie mentale, du point de vue de l’accompagnant, et aussi du point de vue de l’accompagné, à partir d’une situation de retournement vécue in situ. »
Ce subterfuge, en me faisant, pour ainsi dire, enfiler sous leurs yeux la camisole, devait permettre à chacun, ainsi qu’à moi-même, de ressentir les effets du brouillage des catégories : comment allaient-ils maintenant retrouver la travailleuse sociale sous cet affublement de la personne avec la camisole ? Allaient-ils même la chercher ? Ou sinon que se passait-il pour eux ? C’est-à-dire, qu’est ce qu’ils vivaient ? Et pour moi, comment continuer à me sentir légitime dans ma posture de transmission, alors que ma raison peut être parfois mise en défaut ? Je me mettais à leur expliquer que je cherche dans le reflet de leurs yeux ou de leur parole à infléchir cette possibilité de la faillite de ma pensée. C’est donc tout ce travail que j’essayais d’élaborer avec eux, in situ.
Ce jour-là, ça s’est bien passé. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Un jour, face à une promo d’infirmiers de première année, ce dispositif de révélation n’a pas fonctionné. Comment nouer un lien avec les étudiants dans ces cas-là ?