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Fractures urbaines et psychée

Chantal DECKMYN - Architecte urbaniste, Anthropologue

Année de publication : 2015

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Anthropologie, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°57 – Des territoires fragmentés: enjeux psychiques et politiques (Juin 2015)

Le combat contre la ville

Le combat contre la ville, lieu des artifices, de la pollution, des épidémies, et des turpitudes, n’est pas récent. Mais que s’est-il passé avec la table rase et le zonage, mis en œuvre notamment selon les préceptes de la « Chartes d’Athènes »1 ? Cette grande utopie hégémonique a trouvé dans l’après-guerre la meilleure des opportunités pour se réaliser et prospérer. La ville s’érige sur une table rase, change radicalement d’échelle, de granulométrie, abandonne peu à peu ses qualités de tissage, et se dissocie en blocs, comme le lait caillé. L’espace public qui liait la ville se désagrège et avec lui l’espace privé qui était son revers. L’espace du sol, préalablement désactivé, n’est plus qu’un fond dénué de qualités propres.

La figure urbaine s’est retournée

Au tissage de creux et de pleins, au système forme/contreforme de la ville continue s’est substitué un système d’objets. Cette révolution, qui répond avant tout à des besoins gestionnaires et marchands, n’a pas été nommée en tant que telle ni décidée, encore moins démocratiquement. Elle s’est présentée comme une réponse à la crise du logement, comme une nécessaire adaptation à la modernité, une évidence technique, un progrès. Elle a même été soutenue par ses partisans comme un impératif esthétique. Elle a été vécue comme une fatalité par la majorité silencieuse, le prix à payer pour le confort, ou le mirage pavillonnaire. Reste que rien ne prouve que ces espaces soient habitables. Cette révolution a tellement d’incidences qu’il est difficile d’en décliner tous les effets.

Surexposition

La « Chartes d’Athènes » prohibe l’exposition des appartements au Nord : les immeubles, tels des tournesols, vont tous être orientés prioritairement vers le Sud. C’est ainsi qu’ils vont définitivement se tourner le dos, chacun présentant son arrière à la face de l’autre. Du fait qu’ils se tiennent à distance les uns des autres et n’ont pas de face cachée, ils sont visibles de partout comme des objets solitaires et surexposés. Leurs habitants sont associés à cette solitude et surexposition, ils n’ont plus de lieu de repli. L’entrée sera souvent située à l’arrière et les poubelles devant l’entrée. Plus question de mises en scène, de diaphragmes pour accommoder son image, plus de contrôle ni de régulation intégrée par la mise en présence et le témoignage mutuels. Le contrôle, externalisé, devient la préoccupation majeure.

Hétérotopies

Au principe de la table rase, qui dénie le sol historique et géographique comme les acquis culturels, s’ajoute un tropisme vers les grands thèmes « naturels » : le soleil, l’air, la lumière, le culte des corps, la force et la santé2. Par leur statut foncier privé3, comme par leur mode de gestion, les parcelles surdimensionnées4 de l’urbanisme moderne découpent à l’emporte pièce de vastes trous noirs dans la culture lentement élaborée par l’histoire et la géographie ; elles créent des vides, des espaces extraterritoriaux où le règlement intérieur se substitue à la loi républicaine et à la démocratie, où ne peut qu’affluer la loi du plus fort. Cette disposition spatiale et sociale correspond aux hétérotopies définies par Michel Foucault : un ensemble monofonctionnel régi par une loi interne, hétérogène au tissu dans lequel il est découpé (cimetières, casernes, hôpitaux, etc.). L’échelle de plus en plus vaste de ces hétérotopies relègue l’espace public à un mince filet résiduel et au statut de voirie. La somme de ces attendus n’a rien de favorable aux plus vulnérables, financièrement, physiquement et/ou psychiquement, à tous ceux dont l’économie personnelle ne se suffit pas des communications dématérialisées ni de l’isolement dans un logement fut-il relié par des voies rapides à des zones commerciales, de loisirs et de travail.

Sur-sécurisation

Ce que met en œuvre la fermeture des enceintes du logement et du commerce, c’est la volonté fantasmatique de presser les mauvaises graines hors de l’orange commune, de les rejeter et maintenir à l’extérieur, exactement comme la climatisation rejette au dehors un air surchauffé : ces espaces sur-sécurisés concentrent au dehors la délinquance et la marginalité mais aussi la précarité sous toutes ses formes.

« Ces espaces sur-sécurisés concentrent au dehors la délinquance et la marginalité mais aussi la précarité sous toutes ses formes. »

À mesure que l’on sécurise des isolats, on augmente l’insécurité de tous, et à mesure que l’on développe à l’intérieur de ces isolats la culture du même, on fait baisser les seuils de tolérance à l’égard de ce qui est différent. La privation de diversité, la monotonie, rendent intolérable toute discordance, ou plutôt dans la monotonie tout paraît discordance.

L’urbanisme de secteur

Notre condition urbaine que David Mangin définit comme urbanisme de secteur5, n’est pas le fruit du hasard, c’est une pensée de la logistique, plus militaire que civile, un modèle fait non pour les humains qui habitent là mais pour les promoteurs, les voitures et la gestion des flux. Il se présente sous la forme d’un réseau de voirie avec de grandes mailles, reliées au réseau national ; à l’intérieur des grandes mailles, le système se ramifie en arbres isolés. Les voies s’évitent, s’enroulent en ronds-points, s’enjambent en passerelles et aboutissent chacune à un cul-de-sac, l’important c’est qu’elles ne se croisent pas.

Pensée logistique ne veut pas dire pensée logique. Au niveau du sol, le langage de l’espace s’embrouille, se met à fourmiller de non-sens et de contresens : cheminements entravés par des chicanes, orientation à gauche pour aller à droite, etc. Il perd le sens et le fait perdre à ceux qui le pratiquent. Là où le sens se perd le signe s’épanouit et une avalanche de signes tente en vain de venir à notre secours, comme si l’inintelligibilité de l’espace était le fait de notre manque d’intelligence ; hérissements de flèches, pictogrammes simplistes, mots d’ordre infantilisants : « je me mets en règle », « j’aime ma ville », « je jette mes déchets dans la poubelle ».

La ville historique

Les voies autoroutières circulent entre des villes interchangeables, homogénéisées par le paysage de leur périphérie, mais aussi par la zone piétonnière qui occupe leur centre. Des villes de plus en plus reléguées au rang d’aires autoroutières (retenues par leurs bretelles) ou muséales.

Car la ville, dite historique pour qu’on comprenne bien qu’elle est révolue, est elle-même devenue une zone : touristique. La concurrence entre les villes désireuses d’attirer touristes et investisseurs a pour effet de faire refluer des centres tout ce qui risquerait de nuire à leur image clean ou d’importuner leurs clients. Faire refluer les malades, les pauvres et les fous. Mais où ?

Les échelles se sont démultipliées en même temps que les distances, dématérialisées, se sont rétrécies, mais seulement dans le temps, seulement pour les voitures et les ondes, elles sont devenues impraticables pour ceux qui se servent de leurs pieds. La réalité incontournable et constructive de la matérialité, le côtoiement, la rencontre, la triangulation des relations par un espace public, toutes choses propices à établir une bonne relation avec le monde et soi-même, sont évacuées comme un danger.

L’espace militaire

Dans la ville continue traditionnelle, le tissu n’est pas une virtualité, les objets et les creux sont réels, et s’ils offrent aux humains qui les habitent la portance d’un tissu, c’est qu’ils sont à la fois matériels et symboliques6 et vivants, ce sont des contenants qui existent avec les usages dont ils sont le lieu. Ces espaces exercent de fait une fonction d’hospitalité et constituent les conditions pour accueillir. Étymologiquement, accueillir quelqu’un, c’est à la fois le reconnaître, le choisir et l’inviter à se joindre aux autres.

Le tissu urbain et le tissu social sont des tissus non pas techniques mais organiques, ils ne sont pas seulement liés ils sont la même chose, les deux aspects d’un même phénomène. Ils ne sont que la traduction de ce qui devrait être une pensée politique soucieuse d’accueillir et réguler le vivant.

L’espace institutionnel

Le tissu social a suivi les mêmes métamorphoses que le tissu urbain : la portance sociale ordinaire de la ville continue, en particulier les commerces, les services et espaces publics, les repères élémentaires, les interstices sans fonction précise et les formes de l’hospitalité, cette portance s’est désagrégée avec le tissu urbain. De la même façon que les réseaux logistiques se sont substitués au tissu urbain, les réseaux fonctionnels des institutions se sont substitués au tissu social. L’espace institutionnel7 a pris le pas sur les espaces privés et publics. Les personnes, en tant que sujets, ont comme disparu, à la fois flottantes, détachées les unes des autres, et chacune devenue composite, fractionnée en objet(s) des différentes institutions : elles sont des chômeurs, locataires, parents d’élèves, jeunes, handicapés, etc. Si bien que pour reconstituer une personne dans son entier, on tente de rassembler autour d’elle tout le réseau : emploi, logement, santé, éducation, assistance sociale, justice, police.

« La disparition de la ville, sa métamorphose en hétérotopies juxtaposées, la réduction tant quantitative que qualitative de l’espace public et démocratique, mettent tout un chacun en situation de manquer d’air. »

Cette situation sera particulièrement préjudiciable à celui qui serait le siège d’une souffrance mentale. La portance d’un milieu, les occasions offertes par l’ordinaire de côtoyer les autres, de parler avec eux, va lui faire cruellement défaut. L’absence d’espace public conjuguée à la mise en place du réseau institutionnel vont réduire les possibilités d’abri ou d’échappée, les opportunités et les interstices. Tout est sous la crudité de la lumière. Trouvant difficilement, sinon à abolir sa souffrance du moins à la réguler, celle-ci va le déborder d’autant. Il ne sera plus alors considéré comme un sujet souffrant au service duquel apporter tous les soins nécessaires, mais comme le lieu d’un dysfonctionnement, donc la cause d’un trouble qu’il convient de traiter par la mise en place d’actions correctives (sous le regard scrutateur des normes ISO 9000). Cela ne signifie pas forcément qu’il bénéficiera des services dont il a besoin : outre un milieu ordinaire, l’appui régulier d’un psychologue, psychanalyste ou psychiatre, et le cas échéant un asile où se mettre à l’abri en attendant que la tempête s’éloigne.

Conclusion

La disparition de la ville, sa métamorphose en hétérotopies juxtaposées, la réduction tant quantitative que qualitative de l’espace public et démocratique, mettent tout un chacun en situation de manquer d’air. La ville ne peut guérir la souffrance mentale. L’espace n’intervient pas dans le registre des causes mais des conditions, celles-ci, notons-le, étant aussi déterminantes que celles-là.

Par sa contenance, sa portance et comme milieu vivant (au sens océanique, nourricier du terme), elle était en mesure de lui offrir des conditions pour composer et s’apaiser. Ces conditions se sont aujourd’hui retournées comme un gant, tout se passe comme si le milieu nourricier était devenu allergène.

Notes de bas de page

1 Rédigée en 1933 par Le Corbusier, éditée et diffusée à partir de 1944.

2 Relire la « Chartes d’Athènes », sa conformité à l’idéologie des années trente.

3 Qu’il s’agisse de copropriétés, de résidences sécurisées ou d’ensembles HLM.

4 100, 200, 500 fois plus grandes que les parcelles jusqu’au milieu du XXe.

5 Mangin D. La ville franchisée, Paris : La Villette, 2004.

6 Au sens de registre symbolique, non de symbolisme.

7 Avec les organismes gestionnaires HLM, le logement lui-même est devenu institutionnel.

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