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Participation des usagers, individualisation et institutionnalisation des savoirs d’expérience

Roch HURTUBISE - Professeur à l’École de travail social, Université de Sherbrooke, Québec, Canada

Année de publication : 2015

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Philosophie, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°58 – La participation des usagers en santé mentale (Novembre 2015)

L’histoire québécoise récente des mouvements d’usagers en santé mentale inscrit l’enjeu de la participation dans les priorités gouvernementales, c’est-à-dire par la mise en œuvre de dispositifs pour favoriser leur implication dans les politiques publiques et le système de soins. Selon Michèle Clément1, à une prise de parole insignifiante associée à la période asilaire d’avant 1960 – une négation de l’existence du « fou » et sa mise à distance – succède une parole critique et dénonciatrice des conditions de vie asilaires portée par la parution fort médiatisée du livre d’un patient, Jean-Charles Pagé, Les fous crient au secours (1961). Les années 1970 et 1980 se caractérisent par une vie associative qui se développe en parallèle des services existants, les groupes d’entraide permettent une affirmation de l’expérience des usagers en créant des espaces d’échanges où la prise de parole et le partage d’expérience est légitime. C’est dans les années 90 qu’apparaissent les premières expériences de participation dans des comités d’usagers, une période qualifiée par Michèle Clément de parler de soi aux autres : témoigner. Avec la mise en œuvre du Plan d’action en santé mentale 2005-2010 – La force des liens (PASM) les usagers sont formellement invités à participer aux diverses instances de mise en oeuvre2. Cette intégration prescrite par une politique publique s’appuie sur leur reconnaissance comme experts de leur expérience, conviés à la discussion dans une logique d’échange, de partage des expertises et de recherche de solution.

Depuis les années 90, cette articulation forte des mouvements des usagers et de la fabrication des politiques publiques, transforme le regard porté sur la maladie mentale pour laisser une place plus grande à l’idée de saisir la personne dans sa globalité, sa trajectoire et ses contextes de vie. D’ailleurs, le mouvement des ressources alternatives en santé mentale militera pour une reconnaissance des savoirs d’expérience et pour une remise en question des notions de normal et de pathologique. La participation des usagers comme idéal fait largement consensus chez les chercheurs, les praticiens, les responsables de l’élaboration des politiques et les personnes avec une expérience des services renommées ici « personnes usagères des services en santé mentale » (PUSSM). L’idéal de la participation prend plusieurs formes. À titre d’exemple, le responsable d’un numéro de la revue Santé mentale au Québec sur le thème « Partenariats patients en santé mentale » se targue d’être la première revue scientifique francophone à pouvoir arborer le logo Patients included 3.

Dans ce contexte, plusieurs expériences de participation des personnes usagères des services en santé mentale se sont développées, sans que le projet, les modalités et les finalités de cet engagement des usagers dans les services soient clairement définies. La forme la plus classique est celle de la représentation des usagers dans des instances et des comités chargés de l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation de services. Michèle Clément4 note que la multiplication de ces lieux de participation au niveau national et régional se fait dans un contexte qui se caractérise par l’imprécision de la définition même de la participation, l’absence de formulation des attentes à l’égard des usagers, la non-indentification des responsables de l’organisation de cette participation, la faible préparation et le manque de soutien aux usagers. D’ailleurs, la préoccupation de ces derniers pour la planification et l’organisation des services serait secondaire, leurs priorités concernent des problèmes plus pragmatiques comme les droits, l’insertion au travail ou le logement. Les résultats sont variables selon les régions : une sensibilisation des gestionnaires responsables, un débat sur les orientations et les moyens à prendre, la mise en œuvre d’une dynamique de réciprocité favorable à la prise en compte de la réalité des personnes usagères. Le risque est de réduire le pouvoir des personnes à leur statut d’usager des services, de limiter le sujet politique au statut de sujet consommateur5.

« La participation des usagers comme idéal fait largement consensus chez les chercheurs, les praticiens, les responsables de l’élaboration des politiques et les personnes avec une expérience des services renommées ici « personnes usagères des services en santé mentale » (PUSSM). »

Une autre forme de participation est celle des pairs-aidants, des usagers directement impliqués dans l’accompagnement et le soutien aux personnes ayant des troubles mentaux. Leur expérience antérieure en santé mentale est la source de leur légitimité auprès des autres professionnels pour discuter des diagnostics, de l’élaboration des plans d’intervention, pour accompagner les personnes dans diverses démarches. D’une certaine manière, ils sont porteurs du point de vue des personnes usagères dans les équipes d’intervention institutionnelles, dans des groupes de soutien mutuel et dans les organisations d’entraide6. Le succès de leur intégration à l’intervention est lié à la reconnaissance de leurs savoirs d’expérience et à l’opportunité qu’on leur permettra de faire une expérience de distanciation et d’engagement dans un monde plus conventionnel de l’intervention7.

La mise en œuvre de dispositif qui implique directement l’usager dans l’élaboration de son plan d’intervention constitue une forme de participation synchrone qui veut favoriser l’appropriation du pouvoir d’agir de la personne qui demande des services. La personnalisation des services en santé mentale se définit comme la mise en œuvre d’actions à partir des choix, des priorités et sous le contrôle de la personne. Dans ce cas, le rapport à l’expertise d’expérience n’en est pas un d’antériorité et d’une nécessaire distanciation. On y retrouve un rapport immédiat à l’expérience qui repose sur la reconnaissance des forces de la personne, de sa capacité à apporter des solutions à ses problèmes et à être partie prenante des décisions concernant son traitement. Des outils sont développés pour permettre à la personne de participer activement aux différentes étapes de la planification, du suivi et de l’évaluation des services qui lui sont proposés8.

Les expériences de participation des usagers dans les dispositifs de recherche révèlent des enjeux d’articulation des savoirs d’expérience et des savoirs scientifiques. La légitimité du point de vue des personnes usagères dans un processus qui cette fois vise la production d’une connaissance est mise à l’épreuve, l’expertise d’expérience cherche sa place et est l’objet de nombreuses traductions pour pouvoir trouver sa place. Baptiste Godrie9 a analysé une trajectoire de pair-chercheur comme partenaire égalitaire dans le cadre du Projet Chez soi à Montréal. Comme témoin privilégié de la vie des sujets pour penser les stratégies de recrutement, de développement des grilles d’entrevues ou à travers une implication directe dans le travail d’analyse, le pair chercheur est susceptible de vivre des conflits identitaires et une dissonance entre son monde et celui de la recherche qui lui donne l’impression qu’il n’appartient plus à l’univers de la rue et qu’il n’a pas de légitimité véritable dans le monde scientifique.

Finalement, les expériences de participation des usagers à la formation des professionnels se multiplient dans plusieurs programmes que ce soit en médecine, en psychiatrie, en sciences infirmières ou encore en travail social. L’intention des programmes de formation où ces initiatives se développent est d’introduire aux principes et valeurs de l’approche du rétablissement qui donne une priorité importante aux choix et aux potentiels des personnes bénéficiaires des services. D’un rôle de témoin à une implication tout au long de la formation des étudiants, la participation des usagers peut prendre la forme de conseil et de commentaires sur les exercices pratiques des étudiants. Les futurs professionnels seraient plus sensibilisés à l’expérience de la personne et développeraient un autre point de vue sur les troubles mentaux10.

« Experts-conseils, pairs-aidants, patients partenaires, usagers-chercheurs et usagers-formateurs sont autant de déclinaisons de la volonté de nombreux acteurs de concrétiser la valeur et le projet de la participation des usagers. »

Experts-conseils, pairs-aidants, patients partenaires, usagers- chercheurs et usagers-formateurs sont autant de déclinaisons de la volonté de nombreux acteurs de concrétiser la valeur et le projet de la participation des usagers. La mise en œuvre d’un nouveau plan d’action en santé mentale réaffirme les principes de la participation sans donner beaucoup plus de précisions (ni de moyens) sur les modalités. Le bilan qui a précédé l’élaboration de cette nouvelle mouture du plan d’action conclu que la participation des usagers a des impacts positifs tant sur les services que sur les usagers. Certes, le regard des professionnels n’est plus excluant comme à la période asilaire. Mais qu’en est-il de l’équilibre entre savoirs d’expérience et savoirs d’expert ? L’idéal d’une meilleure prise en compte de l’expérience des usagers ne se traduit pas automatiquement par une ouverture et une articulation plus grandes de ces savoirs. L’enjeu de la représentativité, au sens de la fiabilité, de ces savoirs se pose de manière fréquente et les savoirs des usagers ont souvent un statut périphérique. La participation veut favoriser l’implication et le développement d’un agir. Mais reprenant l’analyse de Soulet à propos de l’agir faible, peut-on penser que l’institutionnalisation de la participation des usagers ne tend pas à individualiser leur capacité d’action dans un contexte d’incertitude, à limiter leur capacité à se projeter, à identifier les finalités de leur action et à vivre avec des effets plus ou moins prévisibles. Le rôle des regroupements et des associations d’usagers en santé mentale est ici central pour permettre une collectivisation de ces expériences et pour retisser des liens avec les mouvements d’usagers.

Notes de bas de page

1 Clément, M. (2011). La participation, les temps, de la parole et le mouvement, des usagers des services, de santé mentale au Québec. Le partenaire, 20(2), 4-13.

2 Le nouveau plan d’action en santé mentale 2015-2020 réaffirme cette préoccupation pour la participation des usagers à la planification et à l’organisation des services en insistant sur le déploiement de cette participation y compris au niveau du plan de traitement.

3 Pelletier, J.-F. (2015). Présentation : que la révolution patient-usager-citoyen se poursuive. Santé mentale au Québec, 40 (1), 81-100.

4 Clément, M. (2015) Participation publique et santé mentale : la réponse contrastée et inachevée des utilisateurs de services. Santé mentale au Québec, 40 (1), 81-100.

5 Gagné, J. (2009). La participation citoyenne en santé mentale : une expérience locale au Québec. Santé, société et solidarité, 2, 119-123.

6 Komaroff, J. et Perreault, M. (2013). Toutes les organisations ne sont pas égales quant au pouvoir décisionnel de leurs pairs aidants ! Drogues, santé et société, 12 (1), 41-56.

7 Bellot, C., Rivard, J., et Greissler, É. (2010). L’intervention par les pairs : un outil pour soutenir la sortie de la rue. Criminologie, 43 (1), 171-198.

8 Morin, P., Bossé, P.-L., Carrier, S., Garon, S. et Lambert, A. (2015). La personnalisation des services de santé mentale : une voie d’avenir, Santé mentale au Québec, 40 (1), 135-152.

9 Godrie, B. (2015) L’autre côté de la clôture. Quand le monde de la santé mentale et de la rue rencontre la recherche. Santé mentale au Québec, 40 (1), 67-80.

10 Pelletier, J.-F., Gifuny, A., Nicole, L., Labrie Racine, G., Bordeleau, J. et Rowe, M. (2013). Sur la contribution des personnes utilisatrices de services de santé mentale en tant que partenaires d’enseignement en psychiatrie. Global Health Promotion, 20 (3), 66-75.

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