En 2011, Médecins du Monde, à l’initiative du Dr V. Girard, a engagé une recherche-action pour élaborer un dispositif réduisant les incarcérations de personnes en grande précarité, ne disposant pas de logement stable et présentant des troubles psychotiques graves, notamment schizophrènes. Il s’agissait, en prenant pour terrain la région marseillaise, d’identifier les facteurs institutionnels expliquant une potentielle sur-incarcération de ces personnes, et le moyen d’y remédier.
Si le croisement incarcération/sans-abrisme/troubles psychiatriques est bien établi au niveau international, les données dont on dispose en France sont plus maigres. On sait que les troubles psychiatriques sévères sont surreprésentés en prison (Falissard, 2004), chez les sans-abri (Laporte & Chauvin, 2010), et que le public des prisons est massivement composé de personnes en très grande précarité (Guilonneau, 2001). Mais on s’est peu intéressé jusqu’ici au croisement de ces variables1, même si le ressenti des praticiens, les entretiens avec les sujets concernés et des études de parcours semblent l’établir. Ce manque s’explique par le fait qu’on a préféré, en France, se concentrer sur la prétendue radicale raréfaction des non-lieux psychiatriques en matière criminelle ou sur des facteurs incantatoires comme la baisse des lits d’hospitalisation ou le rôle du néo-libéralisme et de l’Etat pénal, pour expliquer la prévalence des troubles psychiatriques en prison. Nous manquons en particulier d’études précises sur ce qui semble pourtant être l’une des voies royales d’entrée de ces malades en prison, notamment pour les publics précaires et de petits délits : la voie garde à vue (GAV) =>comparution immédiate (CI). Voie qui conduit, le plus souvent sans expertise psychiatrique, soit à une peine de prison, soit à une détention provisoire. Les rares études dont on dispose (LDH-Toulouse, 2012 ; Conseil Lyonnais Respect des droits, 2009) laissent nettement pressentir qu’à ce niveau, deux variables jouent comme facteurs d’augmentation du risque d’incarcération : ne pas disposer d’un logement stable et paraître « bizarre » ou « fou » à l’audience. Notre intérêt s’est donc porté sur cette voie, afin d’identifier les facteurs institutionnels sur lesquels il était possible d’intervenir tout en restant dans le droit commun. Il ne s’agissait surtout pas, en effet, de se substituer à la justice qui, si elle a des défauts indéniables, joue un rôle de filtre et de protection, en particulier au moment du jugement. L’objectif n’était donc pas de se substituer au jugement mais d’organiser un jugement plus équitable, qui estompe les facteurs de fait et de droit qui jouent sur ces populations comme facteurs discriminatoires.
Nous avons identifié deux principaux points d’achoppement. D’une part, du moment où la personne est gardée à vue à son déferrement au Parquet, elle doit faire l’objet d’un examen médical pour vérifier que son état est compatible avec une GAV (art. 63 du Code de procédure pénale). Cet examen, mené à Marseille par des médecins de l’Unité de Médecine Légale (UML)2, se fait généralement en une quinzaine de minutes et n’a rien de spécifiquement psychiatrique. Lorsque le cas leur semble relever de la psychiatrie, ces médecins peuvent saisir une cellule « psychiatrie-justice » qui fera un examen psychiatrique approfondi. Or on relève un différentiel considérable entre le nombre d’examens menés par l’UML (env. 14000/an) et ceux menés par la cellule (env. 80, dont la moitié conduisent à une hospitalisation sous contrainte (HSC). Même s’il existe d’autres voies de recours à un examen psychiatrique en GAV, ce différentiel s’explique d’abord par le fait que les médecins légistes ne disposent pas des instruments cliniques pour identifier un trouble psychiatrique sévère, et surtout parce qu’ils font une application restreinte de l’article 63 : la compatibilité avec la GAV signifie être dangereux pour soi-même ou pour autrui à l’instant T. Comme, en outre, il n’existe qu’une possibilité: ou bien l’hospitalisation sous contrainte, ou bien la continuation du processus judiciaire, ils ne voient guère l’utilité d’un repérage minimal des troubles psychiatriques indépendamment de ceux qui justifieraient une HSC. Le résultat est simple : un grand nombre de personnes atteintes de troubles psychiatriques graves sont ainsi non identifiées et, lorsque vient le moment de leur comparution, cela joue nettement en leur défaveur. Nous recommandons donc d’améliorer le dispositif de repérage des troubles psychiatriques sévères en GAV, en étendant le sens de l’art. 63 du CPP, c’est-à-dire en signalant à minima l’existence d’un trouble psychotique grave et en interrogeant la compatibilité non avec la seule GAV, mais avec la comparution et la possibilité de se défendre équitablement. Notons qu’il existe, en outre, la possibilité de se coordonner ici avec les enquêtes menées par les travailleurs sociaux après le déferrement. L’objectif est de mieux connaître la situation sociale et médicale du sujet, afin que la réponse judiciaire soit adaptée, en accord avec les principes inscrits dans la loi du 15 août 2014. Il doit devenir possible de signaler les cas difficiles (socialement et médicalement) et suspendre alors le temps, sans cesse plus accéléré, de la machine judiciaire afin, non pas du tout de les soustraire au droit commun, mais de leur permettre d’être jugés équitablement selon ce droit commun. Et cette suspension ne doit pas se faire en détention provisoire, comme c’est systématiquement le cas.
C’est ici, en effet, que loge un second point d’achoppement. La plupart de ces prévenus se retrouvent en CI, procédure de jugement accélérée au nom de la simplicité juridique des cas (flagrants délits, etc.) ; mais cette simplicité juridique masque mal la profonde complexité sociale et sanitaire des situations. S’il existe une justice qui pèse, plus que toute autre, sur les classes sociales défavorisées, les personnes discriminées sur leur couleur ou leur apparence, c’est la comparution immédiate. A cette première inégalité s’en ajoute une autre: si vous êtes, notamment, sans abri et/ou présentez des troubles psychiatriques, vous avez une bien plus grande probabilité d’être incarcérés (détention provisoire et/ou peine de prison). Cette inégalité trouve d’ailleurs un fondement dans le droit puisque l’article 144 du CPP exige des garanties de représentation (en particulier un logement stable) pour bénéficier d’un aménagement en milieu ouvert et justifie la détention provisoire au nom de risque de réitération de l’infraction (quand une personne est jugée « bizarre », par exemple). De plus, le juge estime souvent, en l’absence de solution alternative, que la détention sera le meilleur lieu pour l’évaluation et/ou le soin de la personne. Il dispose donc de nombreux arguments pour motiver la détention et son attitude est tout à fait compréhensible en l’absence de solution alternative fiable. Il est probable que l’adoption de la contrainte pénale n’y changera rien : si on ne permet pas au juge de disposer de solutions rassurantes, efficaces, rapidement mobilisables, qui lui démontrent qu’un suivi en milieu ouvert est possible et souhaitable pour ce type de public précaire et atteint de troubles psychiatriques sévères, il aura toutes les raisons de continuer à les diriger vers la détention provisoire puis/ou vers la détention tout court.
D’où notre seconde préconisation : faire jouer le délai de droit de quatre mois (renouvelable une fois), renforcé par l’art. 132-70-1 de la loi du 15 août 2014, pour expérimenter un dispositif pluridisciplinaire en milieu ouvert, en alternative à la détention provisoire, qui articule un logement individuel (sur le modèle « Un chez-soi d’abord »), une prise en charge individualisée (notamment avec un effort de réinsertion sociale) et médicale (dans la mesure où la personne concernée doit être diagnostiquée comme souffrant d’un trouble psychotique grave – schizophrénie ou psychose paranoïaque). Ce dispositif vise à réduire les facteurs qui jouent comme autant de discriminations au moment de l’audience, de montrer qu’une exécution des peines en milieu ouvert est possible dans le cas où la personne serait condamnée, et d’éviter ainsi le recours à la prison par défaut. Il ne s’agit pas, répétons-le, de se substituer au procès mais de permettre un procès plus équitable. Si le juge décide ensuite, malgré tout, de condamner la personne à une peine de prison, ce sera en connaissance de cause et il devra motiver sérieusement sa décision. Si la personne n’a pas commis d’infraction, inversement, elle sortira libre de toute obligation mais aura évité la détention provisoire, initié un premier travail de suivi et de réinsertion, et pourra intégrer, si elle le souhaite, d’autres programmes existants.
Soyons néanmoins clairs : cette expérimentation comporte des dangers considérables, qui sont d’ailleurs en germe dans la contrainte pénale, et en particulier le risque que parquet et juges voient dans ce dispositif un moyen de contrôler une population désinsérée et précarisée, en recourant au soin psychiatrique comme technique principale, et en arguant de petites infractions qui, sinon, seraient restés d’ordre infra-délictuel. L’expérimentation doit donc être contrôlée, ses objectifs évalués, et la population à laquelle elle s’applique clairement délimitée (au point de vue du diagnostic en particulier). Elle doit s’accompagner en outre d’un véritable plafonnement du taux d’incarcération et de mécanismes d’incitation/contrainte pour les juges, sans quoi ces ‘alternatives’ aux incarcérations contribueront simplement à la croissance de la population sous-main de justice, sans réduire les incarcérations.
Notes de bas de page
1 À l’exception d’une étude (DREES, 2002) qui montre que sur 2300 personnes suivies en SMPR, 12 % étaient sans-abri.
2 La situation varie fortement selon les villes et il serait souhaitable de mener une étude comparative multisites pour voir quelle organisation est la plus efficace.