Si elles questionnent la ville, c’est que les existences précaires, marquées par l’incertitude, le sentiment d’inutilité au monde et d’absence d’avenir, n’y trouvent presque aucun espace pour y projeter leurs usages. Dans les villes pensées pour les marchands, la fonctionnalisation des espaces, sous la forme de linéaires commerciaux, d’aires de jeux et de détente, d’agoras citoyennes ou encore de jardins « partagés », laisse peu de place à l’inscription de pratiques a-fonctionnelles ou erratiques, privées ou se passant d’utilité sociale1. Si la ville a peur des vides et des espaces mentaux que ceux-ci sont susceptibles d’ouvrir, il faut alors interroger sa volonté et sa capacité à se concevoir comme un espace accueillant les dispositions à l’occuper forgées dans la violence des exclusions sociales.
Mais quels usages, forgés par quelles conditions ? Ceux par exemple qu’il nous a été donné d’explorer lors d’une enquête menée dans un pôle d’échange multi-modal, le Centre d’Échanges de Lyon-Perrache (CELP)2, centrée sur les usages caractérisés de « non-conformes » par les gestionnaires du site. Comme tout équipement accueillant une activité fortement régulée telle que le transit des voyageurs, le centre d’échange défini une fonctionnalité centrale, la circulation, tout en impliquant une marginalité dans les usages, usages qui ne rejoignent aucune des fonctions identifiées et régulées du site, et dès lors qualifiés de “non-conformes” par le règlement intérieur.
Une première forme de ces usages marginaux consiste en des circulations qui paraissent aléatoires, rejoignant parfois le flot des passants pour s’en détacher un peu plus loin, qui rappellent des arpenteurs procédant par circulation discontinue et entrecoupée de périodes de stationnement, seul ou à plusieurs.
Un deuxième type d’usage consiste en des déplacements s’apparentant davantage à de l’errance, sans destination ni intérêt pour ce qui l’entoure, marquée par des arrêts soudains, des paroles échangées avec soi-même, ou encore des gestes de « prise de tête », offrant le signe d’un égarement plus général que simplement géographique.
Enfin, un dernier type d’usage est celui du stationnement, de l’immobilité dans une posture qui n’est pas de l’attente (transit fixe), mais plutôt dans une attitude de spectateur du passage des autres, avec selon les cas, une visée de sociabilité, qui s’incarne dans des conversations, des échanges, alors que dans l’autre il s’agit d’une immobilité solitaire qui n’engage aucune sociabilité particulière. La première définissant une centralité conviviale garantissant la visibilité du spectacle des passants, et la seconde se manifestant davantage dans des recoins, signe d’une marginalité spatiale et d’un isolement social, autorisant malgré tout des interactions fugaces avec les passants.
Définis par assimilation catégorielle comme le fait de « groupes de jeunes », de “personnes en souffrance psychique”, de “personnes âgées issues de l’immigration”, ou de « sans-abris » ces usages viennent révéler la capacité du lieu à accueillir des expériences sociales spécifiques. Espace public non privatisé et contenant des zones a-fonctionnelles situé en plein cœur de la ville, le centre d’échanges, comme d’autres figures urbaines des non-lieux (quartiers de gares, friches, espaces intersticiels…) permet des jeux de rapprochement/distanciation entre le centre et la périphérie, au niveau urbain comme au niveau social et psychosocial. Qu’il s’agisse de stratégies de confrontation/retrait chez les jeunes venant des quartiers populaires périphériques ; de rapprochement sous contrainte chez les « grands exclus » qui survivent des oboles des passants ; de la recherche d’un abri ou d’un refuge au fracas de la ville chez des personnes confrontées à la souffrance psychologique ; ou de rassemblement communautaire au plus près des autres chez les « chibanis », ces appropriations rendent vivantes les fonctionnalités d’un lieu que ses usagers « lambda » ne font que traverser presque en courant.
Qu’elle soit la matérialisation de rapports sociaux, ou bien le support de leur structuration, la ville est de plus en plus l’espace-temps de vie collective où se nouent les enjeux liés aux mutations sociales. Les lieux comme le centre d’échanges de Lyon-Perrache renvoient particulièrement à ces évidences, étant donné qu’il révèle des phénomènes qui dépassent largement la ville ou l’agglomération. La souffrance psychique générée dans les classes populaires par la mise en insécurité et la fragilisation des existences, l’assignation identitaire et spatiale des jeunes ou moins jeunes des quartiers eux aussi populaires, ou encore le bannissement des sans-abri de l’ordre urbain ; ces effets de la ville excluante se retrouvent condensés dans les lieux qui, parce qu’ils échappent par mégarde à la « prévention situationnelle », constituent des espaces-temps (au sens de Simmel3) suffisamment indéfinis pour autoriser les appropriations marginales. Ces lieux payent d’ailleurs très cher leur fonction d’accueil, par leur stigmatisation (le CELP comme « verrue »), la focalisation sur le risque qu’ils représentent pour l’ordre public (on leur consacre des « cellules de veille ») ou encore la précarité à laquelle on les assigne (la destruction du CELP a été envisagé si souvent !). Là comme ailleurs, accueillir les réfugiés que l’on cherche à bannir est un délit, si ce n’est un crime.
D’un point de vue psychosocial, comment comprendre l’affordance de ces lieux4, autrement dit leur capacité à s’ajuster aux attentes et aux usages et à apporter à ces publics une forme de refuge ou de confort urbain ? On peut analyser cette affordance comme le résultat d’un isomorphisme non aléatoire entre lieux et groupes marginalisés, qui façonne des convergences entre des paysages urbains et des paysages mentaux et rendent confortable ou rassurante la rencontre entre ces deux ordres d’environnement. L’exclusion sociale et la mise en précarité produit, on le sait maintenant très bien, des effets de contraction des perspectives psychologiques (par la difficulté à se projeter dans l’avenir, par exemple5), la difficulté dès lors à s’inscrire dans une forme de distance psychologique au monde6, et donc à élaborer des trajectoires, qu’elles soient spatiales et temporelles, optimisée et aptes au détour en fonction d’objectifs établis personnellement et validés socialement. La mise à l’écart dans l’espace urbain, l’inscription dans une identité sociale négative, la privation de futur par la précarité, tous ces phénomènes produisent des inductions socio-symboliques qui réduisent les paysages mentaux, contractent le champ psychologique vers le hic et nunc de l’expérience immédiate. Cet immédiat implique la difficulté à prendre ses distances, à trouver des espaces de recul, des vecteurs de transition dans le rapport au temps, au monde et aux autres.
Dès lors, ce que peut un espace tel que le centre d’échanges, mais aussi les non-lieux ou les espaces interstitiels, c’est accueillir l’inutilité sociale par leur a-fonctionalité, recevoir l’identité négative par leur dévalorisation, autoriser l’errance par leurs espaces marginaux ; au final permettre les jeux de distance qui à partir de l’accueil de l’immédiat, suggèrent et induisent une ouverture vers des paysages plus élargis. Être dans et hors la ville, c’est s’autoriser à être à la fois proche et lointain. Être en limite des zones de transit, c’est se donner des occasions de prendre le pouls des flux, de s’y glisser éventuellement, pour s’en séparer aussi vite. Être dans un lieu de mobilité, c’est préserver un contact avec les temporalités urbaines et laborieuses, tout en s’en émancipant. Être dans le passage, c’est être au contact des autres, mais un contact fugace, précaire, qui autorise autant l’ignorance que la confrontation ou le désir7.
À ces usages s’opposent radicalement les affordances construites pour la vocation marchande de la ville, fonction au cœur de son histoire pour certains, qui oublient un peu vite que la ville, avant d’avoir concentré les échanges marchands, a concentré les hommes. Cette marchandisation de l’espace public conduit à valoriser les flux orientés vers des buts louables et à forte valeur ajoutée, la vitesse et l’optimisation des trajectoires, donc tout ce qui concoure à multiplier les achats et les ventes, et à transformer l’habitant en client, en travailleur ou en « serviteur »8. Dès lors, le ralenti, l’hésitation, la perte ou l’errance deviennent des obstacles, des gênes, des risques. Plus essentiellement, les objectifs d’impulsivité et d’optimisation des circulations, partagées trop souvent par les marchands, les aménageurs et les urbanistes, conduisent à la proposition d’espaces temporels et spatiaux réduits à leur minimum fonctionnel, qui referment à leur tour les espaces mentaux ou les champs psychologiques. Alors, l’ouverture au monde se recherche et se trouve dans les lieux clos, les espaces privés, les locaux associatifs, démultipliant les inégalités dans l’accès aux situations susceptibles d’ouvrir les horizons, et l’on sait ce que produisent les horizons bouchés comme souffrance psychique, comme pratiques d’auto-destruction, et comme non-recours aux droits.
Si dans la ville des espaces urbains sont capables de résister à la disparition programmée des espaces d’appropriations marginales, leurs liens consubstantiels avec les questions de santé mentale en font des Zones À Défendre, des tiers-lieux à investir voire des marges à créer. Dans ces enjeux, se jouent la notion même d’espace public, que les sociologues, urbanistes et architectes ont décrit, mais que les psychologues ont trop souvent considéré comme des surfaces de projection de contenus symboliques, en oubliant la relation d’isomorphisme que les affordances puis les usages établissent entre paysages et espaces mentaux (Pour une histoire de ces évolutions9). Cette relation « écologique d’interdépendance circulaire » comme la décrivait Kurt Lewin (aussi Graumann10), donne à penser les formes existantes et les possibilités de subversion des espaces publics, tout autant que les voies d’un urbanisme qui s’émancipe des logiques marchandes et rende effectif le « droit à la ville », indissociable d’un « droit à l’espace », tout autant matériel que mental, pour que la ville ne soit pas un privilège.
Notes de bas de page
1 Benjamin W. & Tiedemann, R. Paris, capitale du 19e siècle, le livre des passages. Paris, Éditions du Cerf, 1939/1989.
2 Étude menée à la demande de la Ville de Lyon et en partenariat avec la MJC Perrache, alors installée dans le centre d’échange.
3 Simmel G. The sociology of space. In D. Frisby, & M. Featherstone (Eds.), Simmel on culture (pp. 137-169). Thousand Oaks, CA : Sage, 1908/1997.
4 Pecqueux, A. Pour une approche écologique des expériences urbaines. Tracés, (1), 2012 ; 27-41.
5 Fieulaine N., Apostolidis T. Precariousness as time horizon : How poverty and social insecurity shape individuals’ time perspectives. In Stolarski M., VanBeek W. & Fieulaine N. (Eds), Time perspective theory: research and application. New York, Spinger, 2014.
6 Maglio S. J., Liberman N., & Trope Y. From Time Perspective to Psychological Distance (and Back). Fieulaine N., Stolarski M., & VanBeek W. (Eds.). Time perspective theory : research and application. New York, Springer, 2014.
7 C’est ce que nous avons pensé avoir identifié dans les dispositions psychosociales des étudiants du campus de Bron (Haas & al., 2012), sujets au même effet de résonance entre leur condition existentielle et les lieux qu’ils habitent, c’est aussi ce que l’on retrouve dans les institutions du travail social (Fieulaine, 2007).
8 Ariès P. & coll. (Ed.). Ralentir la ville… pour une ville solidaire. Paris, Golias, 2010.
9 Pol E., Blueprints for a History of Environmental Psychology: From Architectural Psychology to the challenge of sustainability. Medio Ambiente y Comportamiento Humano, 8(1), 1-28, 2007.
10 Lewin K., Defining the field at a given time. Psychological review, 50(3), 292-310, 1943 ; Graumann C. F., The phenomenological approach to people-environment studies. Handbook of environmental psychology, 5, 95-113, 2002.