Le thème de l’éthique a pris place dans nos pratiques d’accompagnement auprès des précaires, que ce soit dans les contenus de l’accompagnement social ou vers les soins. Si le terme signifie dans la philosophie grecque une «manière d’être», il est plutôt utilisé aujourd’hui comme une «manière de faire ».
Est-il marqué par un retour à un moralisme conservateur comme le relève Alain Badiou ? Auquel cas il se réduit à une façon d’accompagner le cynisme des politiques sanitaires et sociales ambiantes comme un masquage du réel social. Nous l’abordons donc ici à l’opposé comme une « manière d’agir référée à l’engagement dans une situation », non comme une théorie universelle mais comme un marqueur d’une action politique à soutenir. Son sens, dans les situations d’accompagnement, nécessite donc préalablement une distinction de son objet, car social et soin sont des démarches différentes qui ne se recouvrent pas mais peuvent s’étayer ou s’opposer les unes aux autres. Elle s’applique dès la notion de prendre soin, qui loin d’être dans la seule compassion individuelle est d’emblée une démarche en commun de la reconnaissance du sujet dans le respect de son intimité, de sa dignité, ce qui fonde une clinique psycho sociale. Nous sommes donc dans une élaboration éthique commune à partir d’éthiques différentes dans l’engagement vers des situations singulières. La première notion d’une telle clinique est la reconnaissance de la parole de l’autre, fou ou pas, comme véritable étayage de nos pratiques, ce que Lucien Bonnafé a signifié par « un fou est un homme », car elle est constitutive du travail de secteur psychiatrique. La deuxième notion est que la mise en place d’équipes précarité ne peut que s’inscrire dans le soin de droit commun et ne peut être une psychiatrie spécifique pour les pauvres. Ce qui a été élaboré dans les pratiques d’accueil et de crise se retrouve dans des lieux qui sont référés au social dont l’extrême est la rue. Il y a déplacement de l’interface de négociation, mais pas de la structure d’accès aux soins.
A partir de cette utopie concrète humaine se constituent des questions : « Comment faire » et « comment commencer » qui sont au centre de « quel type de dispositif » et « qui est référent à un moment donné » ?
Pour accompagner il faut d’abord reconnaître la situation réelle et subjective du sujet, dont le lieu d’errance ou l’état du campement, mais aussi celle des accompagnateurs, ce qui suppose une inscription clairement repérée et identifiée de la psychiatrie et du social sur le territoire : lieux de soins, centres d’accueil, lieux d’urgence et de mise à l’abri, et dans leur temporalité: fonctionnement dans l’ouverture (amplitude horaire large) et l’inconditionnalité de l’exigence d’accueil et d’hospitalité.
Ce mouvement est celui de la reconnaissance de l’altérité du sujet en souffrance dans sa situation d’exclusion. Cela signifie prendre le temps nécessaire, prendre soin de lui dans la tentative d’instaurer un lien, ce qui exclut les mesures précipitées en urgence. L’échange négocié, expérimenté avec l’autre porte le respect de la volonté du sujet en errance et de sa dignité. Or, celui-ci ne va pas de soi car l’exclusion dérange par le risque de perte d’humanité pour la personne et l’intervenant, l’emprise étant réciproque. La reconnaissance de cette inscription dans la souffrance psychique du sujet en crise suppose l’écoute contextuelle au symptôme, ce qui pose la nécessité du renoncement des soignants à imposer d’emblée une norme et une action de maîtrise par un diagnostic et une prescription. Le vécu de détresse et d’exclusion est fait de défenses multiples pour échapper à la réalité sociale, décrite par René Roussillon comme identification au perdant, évitement, brouillage des limites et agressivité. Savoir ramener d’emblée à la norme de l’adaptation et de la réponse en urgence est le seul chemin pour agir sur les causes de cette précarisation et sortir de la logique du plus faible, de la victime, vers une logique de l’espoir.
La position de suspension des savoirs dans l’échange et l’interface de négociation sont la seule position éthique vraie et opérante, car ici le sujet met en place légitimement l’évitement. Ce mouvement suppose une grande vigilance éthique où le respect de la personne et le secret médical sont essentiels pour la préservation de l’intimité, et ceci d’autant plus que le refus de l’échange est la règle dans la majorité des situations. Le risque est de passer outre, de forcer la situation en urgence, de psychiatriser ou médicaliser la situation et le comportement, de dénier la dimension subjective de la situation d’errance et d’abandon, mais également de brouiller les limites de la structure de soin en ne se nommant pas à l’autre. Il en va de la subjectivité/liberté du sujet, d’un possible échange suivi et accepté, et au final du déni des droits humains fondamentaux. Ce mouvement se faisant en lien avec d’autres intervenants, le respect par les soignants du secret médical comme valeur commune entre éthiques professionnelles différenciées dans leur objet est essentiel pour préserver l’altérité et l’intimité du sujet. Les échanges d’informations sont alors possibles uniquement en lien avec la situation vécue ensemble. Ce qui fait réseau d’aide n’est donc pas une filière de soins ni un cadre thérapeutique, mais seulement un prendre soin de la situation en commun. Franco Basaglia aurait dit des «besoins pratiques», que c’est leur inscription comme un acte de rébellion aux politiques ambiantes négatives et à ses dispositifs qui fait référence.
Ceux-ci se sont singulièrement musclés ces dernières années au nom d’une supposée dangerosité des sujets exclus, nouvelle classe dangereuse de l’ordre établi. L’encadrement et la répression qui se donnent cours contre les campements de rue en sont l’image forte d’un nouvel ordre moral de culpabilisation du sujet malade, voire de sa « criminalisation » comme délinquant. Elle rejoint une politique de financement d’actes techniques médicaux et sociaux, de normes gestionnaires médico-administratives, comme des buts en soi dans une perspective de rationalisations budgétaires qui portent atteinte aux services publics et associatifs dans leur finalité d’intérêt général au nom d’une rationalité concurrentielle et la lutte contre la dette publique à l’échelle de l’Europe, associées à un contrôle social par des repérages identitaires des itinéraires de précarisation. La notion de « cahier des charges» est instrumentalisée comme outil de contrôle des pratiques singulières. L’effet de déshumanisation qu’elle entraîne porte ainsi atteinte à la confidentialité éthique, pourtant proclamée par ailleurs comme valeur fondamentale, des informations véhiculées entre intervenants et vers les autorités. La mutation historique du secteur psychiatrique et du social qui ont remis en cause le couple enfermement/action de redressement pour les professionnaliser comme outil d’insertion, sont donc corsetées par la crise financière, tout comme la loi Dalo de 2007 qui a rendu opposable le droit constitutionnel au logement; dans les faits la création de lits de stabilisation s’est substitué à l’hébergement d’urgence et à un réel logement social pérenne. A l’opposé, l’éthique émancipatrice que nous défendons est de ne pas s’enfermer dans le résultat d’ordre public du « sortie de rue » pour valoriser le travail réel sur la situation de précarité. Elle revendique de garder l’ exceptionnalité de la contrainte aux situations de réelle mise en danger quand toutes les démarches visant à obtenir un consentement du sujet ont été mises en oeuvre dans le temps. Elle suppose que le réseau d’aide ne promeuve des réponses de violences à la violence d’être précarisé (déjà discriminé administrativement par le terme sans domicile fixe (SDF) au nom de l’urgence et de la morale. Elle passe ainsi par une redéfinition des finalités de chaque institution vers les besoins du sujet en errance, selon ses propres nécessités vitales et subjectives.
Elle est une position de rupture, une posture créatrice de découverte de l’autre qui est aussi une forme de découverte pour les intervenants de leur propre subjectivité de l’errance et de leurs savoirs.
Dans cette perspective le « refus de soins » n’est pas en soi un symptôme psychiatrique, mais une position de défense subjective non réductible à un trouble du comportement social. Il apparaît, avec le temps pris à l’écouter, sa fréquente origine qui est un cumul d’expériences négatives avec les institutions. Le mot évaluation, tant instrumentalisé comme expertise dans son objectivation comptable et d’ordre, est ici un processus humain avec la parole du sujet précarisé qui rassemble les compétences des différents intervenants. De la même façon se construisent les chartes éthiques, dans le mouvement et non comme un principe abstrait au service de gestions institutionnelles. L’exemple concret que nous proposons ici est celui d’une action dans le centre de Paris au début des années 2000 : la charte s’élabore dans un collectif de rue rassemblant de nombreux intervenants institutionnels. Ce collectif est constitué pour faire médiation entre les associations, les services sociaux et sanitaires et la police, à la suite d’une série d’interventions d’ordre public visant le déplacement en masse des sdf et des toxicomanes des arrondissements du centre vers les arrondissements périphériques comme réponses aux plaintes de commerçants rackettés par des toxicomanes. La charte vient comme un lien de réseau pour une action commune entre partenaires visant l’accès aux droits fondamentaux des précaires à la rue.
Cette position rejoint la dimension politique de l’émancipation dans la souffrance sociale et individuelle, d’affirmation de besoins radicaux de dignité et de reconnaissance. Elle concerne tous les champs de la société que ce soient le logement social, les politiques de précarisation généralisées du travail, la dimension collective de protection sociale et celle de l’accueil des migrants.
La question de la loi traverse toutes ces interventions. Si personne n’est au dessus des lois, comment articuler loi symbolique et loi républicaine ? Comment faire reconnaître le statut citoyen des SDF ?