Propositions de questions sur la folie
Concernant les rapports de la folie avec le trauma lié à la violence politique, c’est au psychiatre que je voudrai m’adresser. Face au traumatisme lié à la torture et la violence politique, est-ce que la question de la structure, du diagnostic différentiel (névrose/psychose) reste un outil de repérage dans votre pratique ? Et notamment dans l’administration d’un traitement ?
Dans ma pratique de psychiatre, je suis amenée à rencontrer des patients présentant des troubles post-traumatiques liés à la violence politique et à la torture. J’ai bénéficié d’une formation intégrative multi-théorique. Toutefois je m’appuie essentiellement sur les écrits de psychiatres français (François Lebigot, Louis Crocq…) qui n’appréhendent pas le traumatisme uniquement à travers le concept de stress. Tout en ayant une approche structuraliste ils se sont attachés à intégrer différentes dimensions et ont une approche beaucoup moins restrictive que le DSM. Cependant dans sa dernière version, le DSM5 a tenté d’inclure de nouvelles dimensions cliniques dans l’état de stress post-traumatique tels par exemple les troubles cognitifs ou la présence de la honte ou culpabilité.
On cite souvent comme expression parfois spectaculaire du traumatisme psychique les symptômes ou épisodes dissociatifs. Pouvez-vous expliquer à quoi cela fait référence ? Existe-t-il d’autres manifestations qui peuvent conférer à ces souffrances un caractère d’étrangeté ou énigmatique mais qui peuvent pourtant s’inscrire comme un effet direct de la violence politique et du traumatisme ?
L’impact traumatique peut tout à fait se manifester par des épisodes dissociatifs. Ce sont des états de conscience modifiée probablement destinés à soustraire la victime de la violence de la situation vécue. Le sujet peut avoir le sentiment que ce qui l’entoure n’est pas réel (déréalisation), ou le sentiment d’être déconnecté de soi même (dépersonnalisation). C’est Pierre Janet qui a été un des premiers à les décrire et à les modéliser. Ces états dissociatifs sont de plus en plus investigués notamment dans les pays anglo-saxons. On distingue la dissociation péri-traumatique ou per-traumatique selon Crocq dans les suites immédiates du traumatisme et la dissociation post-traumatique. Cependant ces états dissociatifs sont à différencier de la dissociation psychotique qu’on retrouve dans la schizophrénie par exemple où là on assiste à une désorganisation profonde de la pensée, du rapport à soi et au monde.
D’ailleurs, ces états peuvent entrainer des erreurs de diagnostic, en donner des tableaux d’allures psychotiques.
Avez-vous dans votre expérience été confronté à des situations d’erreur de diagnostic pour des réfugiés atteints de traumatisme psychique, ayant entrainé des hospitalisations ou des traitements s’étant avérés inappropriés voire contre indiqués ?
Oui les erreurs de diagnostic sont parfois notées. Particulièrement en raison d’une symptomatologie psychotique qui peut être au premier plan; comme par exemple des hallucinations acoustico-verbales ou auditives. L’importance de la précarité socio-administrative vient aussi complexifier les tableaux cliniques. L’accès difficile à l’interprétariat peut également entrainer des erreurs de diagnostic.
A noter que des somatisations et des tableaux hyperalgiques rencontrés souvent chez des patients ayant des troubles post-traumatiques peuvent être source d’errance médicale.
Au-delà de la violence subie par les réfugiés, la question de la perte – le plus souvent radicale qui est au centre de leur condition humaine (membres de la famille, culture, pays, langue etc.) – orient-t-elle des désorganisations particulières mais aussi une évolution particulière parfois très labile de l’expression de la souffrance (Je ferai par exemple référence aux défenses maniaques face aux affects dépressifs) ?
L’exil peut fragiliser et paradoxalement être une étape de vie qui renforce, qui sollicite les facultés d’adaptation. L’exil peut être une épreuve de vie plutôt qu’une épreuve mortifère.
Toutefois, les conditions de l’exil peuvent bien évidemment avoir des effets sur la santé mentale et fragiliser l’individu. S’il s’agit d’un exil forcé qui n’est pas un projet de vie initial et qui n’est pas porté par un désir, il peut devenir une crise identitaire, questionner nos affiliations, nos valeurs. Si de plus le voyage est une épreuve ainsi que les conditions d’accueil, le sentiment d’insécurité psychique peut être renforcé et des éprouvés de désespoir et d’agonie psychique peuvent apparaître.
Récemment un patient pour lequel sa demande OFPRA avait été rejetée en raison d’un doute sur sa nationalité me faisait part de la violence de cette assertion sur ses assises identitaires ; « si je ne suis pas Afghan, qui suis-je ? » me répétait-il.
Eu égard à la situation extrêmement précaire de beaucoup de demandeurs d’asile (Je fais référence à l’absence de travail, des représentations très insécurisantes de leur identité etc.), la vision le regard psychiatrique voire culturaliste ne prennent-ils pas le risque de négliger dans l’expression de ces souffrances, ces dimensions sociales et politiques, la violence qu’elles comportent et les effets qui peuvent y être associés ?
Il existe toujours un risque de réduire ces questions à une vision psychiatrique ou d’ailleurs sociale ou politique uniquement. Si nous à l’Ospere-Samdarra nous utilisons la terminologie « migrants précaires » ce n’est pas tant pour l’opposer à celle de l’exilé ou du demandeur d’asile mais plus pour documenter le fait que nous avons à faire à un public qui cumule différentes vulnérabilités psychiques, sociales et administratives et nous privilégions une vision complémentaire et pluridisciplinaire des problématiques de ce public.
Dans ces situations il n’y a pas les conditions socio-administratives d’un côté et la santé mentale de l’autre ; il y a bien souvent une interdépendance entre ces différentes dimensions.
La précarisation, les modalités d’accueil peuvent bien évidement avoir des effets sur la santé mentale. Différentes études ont pointé l’impact des conditions sociales politiques et économiques du pays d’accueil sur la santé mentale1.
Il est question d’une souffrance singulière mais on ne peut éluder les dimensions éminemment politiques de ces situations. A ce titre il nous importe d’en faire une affaire publique et politique qui nous concerne tous et toutes.
Qu’est-ce qui fait selon vous, qu’une personne névrosée, puisse basculer dans des délires alors qu’elle était capable de dire quelques temps plus tôt que dire « c’est dans ma tête » ?
Dans ma pratique, j’ai régulièrement rencontré des patients présentant des hallucinations en lien avec des troubles post-traumatiques. Un patient m’a décrit par exemple des hallucinations « d’hommes habillés en noir qui apparaissaient dans sa chambre la nuit », ces visions le terrorisaient et paradoxalement il convenait que cela n’était pas réel. Les symptômes de la lignée psychotique peuvent être au premier plan avec des idées de persécution, ainsi que des éléments hallucinatoires.
Le concept de psychose traumatique est parfois utilisé par certains auteurs mais non reconnu pour le moment. Je pencherai pour l’existence d’une symptomatologie d’allure psychotique des tableaux cliniques post-traumatiques sans pour autant que cela corresponde à des pathologies psychotiques. Par ailleurs nous savons maintenant que des traumatismes dans l’enfance peuvent augmenter le risque de schizophrénie à l’âge adulte. Les liens entre traumatisme et psychose sont encore à explorer.
Notes de bas de page
1 PORTER M. et HASLAM N., « Predisplacement and postdisplacement factors associated with mental health of refugees and internally displaced persons », JAMA, 2005, vol.294, n°5, pp 602-612.