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Analyse psychosociale de l’expérience du recours aux Pass et aux EMPP des populations migrantes (1)

Gaëlle DESCHAMPS - Psychologue sociale Consultante, Orspere-Samdarra, Lyon
Nicolas FIEULAINE - Maître de conférences en psychologie sociale Groupe de Recherche en psychologie sociale (Université Lyon 2), Chercheur associé au Laboratoire Intelligence des Mondes Urbains (Université de Lyon), Lyon
Arnaud BEAL - Docteur en psychologie sociale Groupe de Recherche en psychologie sociale (GRePS), Université Lyon 2, Lyon

Année de publication : 2017

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFCahiers de Rhizome n°63 – Cliniques et migrations (Mars 2017)

Introduction

Les Pass et EMPP favorisent l’accès aux soins, l’accès aux droits et le retour dans les circuits de santé de droit commun des populations « démunies »2. À partir d’une étude menée d’un point de vue psychosocial (Moscovici, 1984) sur le recours à ces dispositifs, différents constats sont venus éclairer les logiques et les formes de (non-)recours aux droits sociaux et aux soins (Warin, 2010) des populations précarisées, et notamment des publics « migrants ».

La problématique de l’accès aux soins et aux droits est indissociable de celle du recours des populations concernées aux dispositifs qui sont conçus pour accueillir leur demande. Différents travaux récents en psychologie sociale ont porté sur les dynamiques et logiques du (non-)recours aux droits et aux soins (Réseau Exclusions et non-recours aux droits et services, 2008 ; Béal et al., 2014), mettant en évidence les interactions entre motifs, trajectoires et expériences de recours. Dans ce champ de recherche, les formes, temporalités, et trajectoires de recours entrent en interaction avec les normes, temporalités et contextes qui reçoivent et co-construisent les demandes (Durif-Bruckert, 2008 ; Béal, 2016 ; Fieulaine, 2006).

À partir d’une démarche d’enquête qualitative par observations et entretiens semi-structurés menés dans 9 Pass, 3 EMPP, et auprès de 90 usagers (dont 15 interviewés) et 35 professionnels, nous avons ainsi questionné les manières dont les usagers mettent en sens leur expérience vécue et comment cela participe à la compréhension des dynamiques de (non-)recours aux droits et aux soins à travers les Pass et EMPP. Nous avons porté une attention particulière aux enjeux posés par la perspective temporelle (Fieulaine, 2006) dans l’accès aux soins et aux droits en lien avec l’injonction paradoxale, à l’activation et à la victimisation contenue dans les dispositifs contemporains de lutte contre la pauvreté et l’exclusion (Thomas, 2010). Notre regard s’est porté en particulier sur l’articulation des parcours de recours, souvent longs et complexes, et des trajectoires, c’est-à-dire des points de vue subjectifs et temporels portés sur ces parcours, de leur sens en tant que récits de soi, des autres et des lieux (Dubar, 1998 ; MCadams, 1999). Cette narration, marquée par la précarisation qu’entraîne la migration et par la dépendance aux institutions, est envisagée comme un marqueur potentiel de souffrance psychosociale (Barus-Michel, 2001), en-deçà des traumatismes possibles ; l’expérience psychosociale pouvant dès lors être analysée au travers des rapports au temps, aux autres et à l’espace, dans la fermeture ou l’ouverture des perspectives (Schütz, 1976/2003), dont témoignent les manières de se représenter pour les usagers migrants des Pass/EMPP, leur propre histoire et leur devenir. Ces « catégories de l’expérience » (Creed et Machin, 2003) pourraient ainsi être des indicateurs d’une souffrance, de manière commune à des histoires de vie pourtant toutes différentes.

Nous proposons dans cet article de revenir sur quelques résultats saillants de notre enquête de terrain, en nous focalisant plus spécifiquement sur la catégorie des « migrants » que l’on retrouve particulièrement dans certains de ces dispositifs Pass et EMPP3.

Un passé en ruptures

Le premier élément opérant dans nos diverses observations et entretiens prend racine dans l’importance du passé des sujets et notamment dans la question posée par la ou les ruptures vécues. Nous pouvons distinguer deux manières de penser son expérience passée à travers deux types de ruptures biographiques, façonnant différemment les recours aux droits et aux soins à travers les Pass/EMPP.

Dans le premier cas, les usagers nous racontent une vie somme toute ordinaire jusqu’à ce que survienne un évènement (politique ou personnel) qui vient bouleverser son équilibre. Il va s’agir, par exemple, d’une menace d’assassinat ou d’une mise à exécution ; d’un changement de régime politique ou d’une guerre. Tous décrivent alors la précipitation des évènements. Leurs récits sont précis tout autant que saccadés, traduisant des ruptures en cascade. C’est ce qu’évoque entre autres Mme Holohana4 (Guinée équatoriale, 32 ans) : « c’est allé trop vite, c’est allé trop vite, ça s’est passé en trois mois donc, aux mois de février, mars, avril tout a basculé, tout a basculé… voilà on nous a tout pris, on nous a enfermé. » L’expérience ordinaire des sujets devient alors extraordinaire et étrangère, irreprésentable (Kalampalikis & Haas, 2008). Mme Wauta (Cameroun, 37 ans) illustre cette rupture quand elle souhaite, lorsque nous la rencontrons dans les couloirs de la Pass nous montrer les photos du corps de son frère mâchetté quelques jours plus tôt. Une psychologue intervenant en EMPP nous en parle en nous évoquant un homme qui « (…) participait à un défilé présidentiel, une pierre a été jetée sur le président, il a été arrêté ; il n’y était pour rien mais il a été arrêté. Sa vie était menacée, il n’a pas eu d’autres choix que de quitter le pays. » Cela peut aussi se caractériser par une succession de violences subies comme en témoigne Monsieur Tone (Guinée équatoriale, environ 20 ans) : « moi j’ai quitté et j’ai beaucoup vécu, j’ai vu la mort, beaucoup de morts donc on a tué même devant moi donc parfois ça vient dans mes rêves. » La convocation de ce passé s’il peut permettre de se projeter et de s’activer, est souvent synonyme de traumatisme, de souffrance et d’angoisse chez les sujets, justifiant le recours aux Pass et des demandes fortes de prises en charge, notamment en terme de soins psychiques : « j’ai pas la tête tranquille, je pense à ma maman, je pense à mon père, je pense à mes petits frères » ; « j’ai été maltraité, j’ai pas la tête tranquille (…)  je pense à comment vivre maintenant dans ma vie » (Monsieur Tone). Nous retrouvons ici des sujets essentiellement demandeurs d’asile, parfois diagnostiqués PTSD5, pour qui le passé ressurgit dans le présent de manière violente.

Le second type de rupture, qui caractérise une partie des sujets recourant aux Pass/EMPP, renvoie aussi à des situations de violence à fuir, mais apparaissant non comme un événement soudain venant rompre l’expérience ordinaire des sujets mais dans un temps plus long. L’ordinaire des sujets est ici incarné par une violence quotidienne durable, familiale ou conjugale, ou encore par une vie trop misérable. Nous retrouvons ici des sujets qui disent subir cela pendant trop longtemps et qui prennent à un moment la décision d’y mettre fin. La rupture est formellement identifiée à un moment où la situation n’était plus tenable, ce qui a causé le désir de changement et le départ. Les patients de notre échantillon qui rapportent et portent cette rupture ont essentiellement en commun leur jeune âge comme par exemple Melle Anna (Allemagne – 19 ans) qui a fui les violences répétées de son père ou encore Mme Isidima (Albanie – 25 ans), ayant obtenu l’asile en raison des violences de son mari. Ce sont des fugues que nous relatent alors les sujets.

Dans cette même catégorie de rupture, il peut également être question de conditions de vie à fuir. Par exemple, Ausarta (Tunisie – 22 ans) quittera la Tunisie après la chute de Ben Ali « pour avancer dans la vie » ; César (Albanie – 22 ans) laissera l’Albanie « avec l’espoir qu’[il peut] refaire une nouvelle vie » ; ou Tatiana (Roumanie – 14 ans) viendra avec le reste de sa famille parce qu’en Roumanie, « y’a pas de travail, y’a pas de monnaie, y’a pas de mangé. » Dans ces cas-là, nous retrouvons un rapport au passé ténu. Leur narration est froide, distante. Le départ n’est pas réinterrogé et ce qui semble faire souffrance apparaît davantage tenir à l’expérience vécue aujourd’hui en France ; il fallait de toute façon partir. Le passé est parfois rejeté et s’ils veulent bien l’évoquer, certaines évocations font souffrance voire blocage. Ce rapport au passé que l’on fuit est souvent fortement corrélé avec une projection dans le futur et une volonté de changer individuellement de situation.

Ces rapports au passé mettent en évidence la construction d’une interprétation des causes de la migration et donc de la situation présente trouvant ses racines en dehors des sujets ; déresponsabilisation qui participe aux processus de demande effectuée dans les Pass. Par ailleurs, que la rupture soit liée à l’irruption de l’extraordinaire ou au trop-plein d’un ordinaire, le rapport au passé est marqué par la volonté de s’en défaire, de rompre avec lui, la migration devenant alors la promesse d’une vie meilleure ; ce qui va également alimenter des formulations de demandes auprès des Pass.

La rue et la précarité : un nouvel irreprésentable dans un présent omnipotent

Pour les usagers « migrants » que nous avons rencontré et interviewé, la situation qu’ils vivent actuellement est la plupart du temps un nouveau surgissement de l’extraordinaire et une nouvelle irruption de violence. Elle est souvent marquée par la vie à la rue, ou du moins par une forte précarisation de leur vie quotidienne, constituant une continuité de la violence déjà éprouvée. La situation présente est vécue comme extraordinaire et est difficilement compréhensible. Violences et ruptures deviennent alors systémiques. Ces conditions de vie nouvelles et fortement précarisées viennent s’opposer à leurs espoirs de vie meilleure au regard d’un passé avec lequel ils veulent rompre.

La précarisation n’était pas prévue, pas anticipée (en tout cas pas à ce point-là) et elle vient incarner un nouvel irreprésentable pour les sujets. Les ruptures deviennent persistantes, continues, et l’extraordinaire aussi. Cela crée des tensions, des agitations, de la souffrance que les sujets expriment et que les parents peuvent par exemple identifier chez leurs enfants : « il ne parle pas… l’agitation… (…) comme s’il a envie de parler mais la parole ne sort pas… il s’est passé beaucoup de choses… » (Monsieur Pateré, environ 45 ans, Libye)

C’est alors la désillusion qui prend le pas, chargée d’une forte anxiété voire d’un traumatisme supplémentaire. Aussi, cette mise en précarité peut prendre l’allure d’un « choc » comme le décrit César : « quand nous sommes venus, on est restés dehors, en bas du pont Kitchener en fer, Perrache, on est resté là pour 3 mois, c’étaient des expériences que je pense la plus pire de ma vie, et parce que je ne pouvais pas retourner », ajoutant « quand nous avons vu cet endroit, c’était un peu choquant pour nous, c’était trop choquant. » Les sujets évoquent aussi régulièrement la peur qui occupe leur esprit du fait de devoir vivre à la rue, voire du fait d’avoir à recourir aux dispositifs d’hébergement qui ne les rassurent pas toujours. Lapew (Congo- 23 ans) témoigne ainsi de son recours à un hébergement d’urgence, décrivant un endroit où les « gens n’ont plus de raison » (traduction de l’interprète) ; où il a eu peur d’être agressé ; où toute la nuit, « les gens poussaient des cris et ouvraient sans cesse [sa] porte » ; où l’insalubrité des locaux était pour lui insoutenable. Ainsi, au-delà de la précarité, les sujets peuvent décrire la confrontation à des formes d’altérités caractérisées par la « folie » et la « souillure », figurant une pauvreté extrême de laquelle ils se distinguent6.

En lien avec la précarité et l’urgence présente, très souvent, cette nouvelle vie quotidienne pour ces publics migrants est également définie par la solitude, caractérisée par des difficultés pour contacter leurs proches (technique, financière ou par peur de représailles contre ceux-ci), une mobilité réduite, les transferts de Cada en Cada… et par l’étrangeté de la société et de la culture française. Des professionnels nous préciserons que cette solitude des migrants est à différencier de l’isolement dans lequel se mettrait une partie des publics non-migrants et précaires, à qui ils attribuent une forme de pathologie du lien social7. Leur solitude légitime d’ailleurs des pratiques de recours des sujets8.

Enfin, il est question d’un rapport intenable au temps présent pour ceux pour qui l’urgence vient se heurter aux difficultés de réceptionner et d’accéder immédiatement à des soins, des droits, des aides. Les non-réceptions créent des difficultés pour vivre dans le présent et pour se projeter dans le futur. Le temps présent est souvent vécu comme obnubilant et omnipotent. Il ne s’y passe souvent rien ou pas grand chose. La longueur du temps peut être insondable, créant un profond ennui et du trépignement, accentués par l’impossibilité (légale ou circonstancielle) de travailler. Ainsi, le « suspens » des contraintes légales ou administratives contribuent à créer de la souffrance, comme l’illustre avec force les propos de Monsieur Tone qui met en équivalence les différentes violences qu’il a subi durant son parcours migratoire et le fait d’avoir le statut de « dubliné9» qui l’empêche de s’inscrire dans une demande d’asile en France : « parfois je repense à mon ami, mon ami qui est resté dans l’eau, je repense à Dublin, Dublin, que moi je suis dans la procédure Dublin, on attend la réponse de l’Italie et je repense aux autres personnes qui ont été tuées devant moi… ça me vient moi comme un rêve… »

Un futur entre force et faiblesse

Dans ces expériences de migration, d’errance, d’attente, de mise en précarité, les sujets construisent très souvent des représentations marquées par l’épuisement corporel et psychologique auquel il faut faire face. Il s’agit alors de « tenir », de résister, pour ne pas faillir physiquement et mentalement, permettant de continuer à se projeter dans l’avenir. Mais cette injonction à tenir et finalement à se responsabiliser individuellement, est mise en tension par la faiblesse et la vulnérabilité qu’il faut pourtant souvent démontrer pour obtenir de l’aide, des droits, des soins (Thomas, 2010 ; Fassin, 2001 ; Béal, 2016), à l’image des procédures de demandes d’asile (Fassin et Retchman, 2007). Les usagers que nous rencontrons s’emploient ainsi à expliquer la fragilisation qu’entraîne leur situation et simultanément, la force dont ils ont besoin, tant pour tenir face à la précarisation de leur quotidien que pour s’activer pour faire les démarches de droits et de soins. En effet, ces démarches peuvent faire émerger par les usagers et les professionnels une représentation de l’expérience du recours caractérisée par des contraintes qui apparaissent comme autant d’épreuves de plus à surmonter10.

Paradoxalement à cette force qu’il faut déployer dans ces situations, il est question d’objectiver son corps, celui-ci pouvant incarner l’espoir pour demain et une forme de reconnaissance. C’est donc d’un corps fragile dont il faut faire état, en montrant ses traces, ses cicatrices issues des ruptures passées ; cela nécessite de se replonger et de se reconnaître dans les souffrances passées, dans les ruptures, celles par lesquelles le départ a pris sens. La souffrance issue du passé devient socialement fonctionnelle, notamment afin de se projeter dans l’avenir. Aussi, les publics migrants sont décrits par plusieurs professionnels des Pass comme particulièrement actifs dans les demandes de « prise en soins » qu’ils effectuent auprès des professionnels, parfois si nombreuses qu’elles peuvent les mettre en difficulté. Ils se soucient de leur corps et de leur santé, comme pour « persévérer dans ce désir d’être » (Brugère et Le Blanc, 2017) comparés aux publics catégorisés comme « grands précaires » qui eux sont décrits comme « loin du soin ».

Ces recours apparaissent ainsi à travers toutes leurs contradictions. Parfois, avoir à se plaindre pour recourir peut être vécu comme une nouvelle forme de violence pour les sujets migrants, d’autant plus vive et paradoxale qu’elle rentre en contradiction avec la nécessité d’avoir à être fort et donc ne pas se montrer comme une victime en donnant à voir sa faiblesse, son histoire, ses ruptures et son manque de contrôle sur sa vie. Il s’agit parfois également de montrer ses traces ; or, ce sont parfois précisément celles-ci que les sujets souhaitent enlever. Là où il est question de se projeter dans le futur, la plainte peut ramener à hier, enfermer l’usager dans un statut et une histoire sans perspectives. Les professionnels des Pass/EMPP sont d’ailleurs le plus souvent conscients de cela et montrent alors une attention pudique et respectueuse envers les patients et leurs histoires, craignant parfois de « reprécariser » (au sens de rendre faible) certains usagers à travers cette dynamique de la plainte (assistante sociale – Pass), tout en ne pouvant s’appuyer sur un projet, trop précaire pour supporter une quelconque projection.

Conclusion

Les perspectives temporelles (Lewin, 1942) que nous avons identifiées et l’antinomie dialogique force-faiblesse (Bovina, 2006 ; Gusdorf, 1967 ; Béal, 2016) conjugués à des contextes de réceptions difficiles voire impossibles des droits et des soins ont des conséquences sur les pratiques de recours mais aussi sur les souffrances ressenties par les usagers. Il semblerait en effet que ces temps et ces rapports administratifs viennent faire écho et redoubler des ruptures vécues qui ont enclenché le parcours migratoire. Ils viennent réactiver l’absence ou le manque de reconnaissance et la réification que les sujets ont vécus.

Cela a pour effet principal ce que nous avons identifié comme une forme de mise en incompétence des sujets, pouvant créer un sentiment d’impuissance et par extension de la souffrance à travers la fermeture du champ psychologique. L’expérience passée qui a provoquée la migration, semble difficile à repriser alors même que la violence peut être réactualisée et répétée dans l’urgence présente. L’omnipotence du présent dans le rapport aux droits et par extension aux soins accentue ce sentiment d’impuissance. Aussi, l’activation des sujets11 ne suffit bien souvent pas à faire accéder à, et les temps longs institutionnels contribuent à mettre d’autant plus en exergue cette mise en incompétence. Cette dernière est d’autant plus flagrante qu’il peut être question de choix impossibles, rendus parfois irréalisables par la situation de (non-)droit dans laquelle se trouve une partie des publics migrants, notamment quand ils sont en situation irrégulière.

Les sujets peuvent ainsi donner le sentiment d’être « enfermé dehors » : en dehors du droit mais aussi en dehors de soi et du temps. Ils décrivent ainsi ce sentiment d’être enfermé dans cette situation, dans ce temps, dans cette identité à travers laquelle ils ne peuvent rien faire ou pas grand chose. Il s’agit alors d’être considéré et d’exister par défaut, reconnu en creux, de manière palliative ou victimaire (Carreteiro, 1993). Cet enfermement paraît d’autant plus insupportable qu’il est contredit par l’injonction paradoxale à l’activation (Thomas, 2010), à la patience et au projet (Fieulaine, 2007), devant une administration qui désincarne et déshumanise tout autant qu’elle nécessite de faire appel à son histoire biographique et à sa singularité12. Leurs compétences sont déniées dans ce temps présent, au même titre que leurs diplômes ou leur capacité à travailler ; comme s’ils étaient rendus contraints au non-usage de leurs possibilités, leurs compétences étant remisées et leur présent placé dans les mains de l’institution. Le temps imposé par leur situation administrative agit alors comme une longue dépossession de soi et de ses moyens, créant des rapports au corps distendus et ambigus, des projections futures difficiles, des angoisses marquées par l’insécurité et les ruptures des trajectoires biographiques.

En miroir, ce sont aussi les professionnels des Pass et EMPP qui peuvent se sentir mis en incompétence avec ce public migrant, se trouvant bloqués tant par le système administratif et légal que par les obstacles au retour aux droits communs13. Il s’agit donc de travailler avec ces contraintes et les modalités de ce temps, les acteurs des Pass et EMPP agissant alors comme un média, un passe-temps (au sens absolu) permettant l’accès à demain dans une temporalité pourtant longue et imposée.

Les professionnels des Pass et des EMPP interviennent alors eux aussi en creux, à défaut, souvent en « bricolant » en fonction de ce qui existe/n’existe pas dans les autres lieux et institutions d’accès aux droits et aux soins14 dans le territoire et le réseau qu’ils participent grandement à construire. Ils négocient beaucoup avec les autres acteurs du champ médico-social et créent souvent des brèches dans le système. Ils viennent surtout proposer de la reconnaissance, de « soigner (l’)humain » (Georges-Tarragano et al., 2015), retravaillant la compétence des sujets (au moins symbolique, par l’écoute active et singulière). Par la prise en charge globale qu’ils visent, ils semblent ainsi réduire les écarts, raccrocher au temps, à l’espace, aux autres ; recréer de l’histoire (pour hier, aujourd’hui et demain) et à travers elle, recréer de l’identité ; sortir de l’extraordinaire. En somme ils participent à créer de l’hospitalité éthique là où l’hospitalité politique se fragilise (Brugère et Le Blanc, 2017).

Notes de bas de page

1 (GRePS), avec le soutien de la Direction générale de la santé (DGS), la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS), de l’Agence régionale de santé (ARS) et du Centre Hospitalier Le Vinatier, et le financement du Conseil Scientifique de la Recherche du CH le Vinatier (CSR) et de l’Université Lyon 2.

2 Les Permanences d’Accès aux Soins de Santé (Pass) et les Équipes Mobiles Psychiatrie Précarité (EMPP) tirent leur origine de la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions votée le 28 juillet 1998, qui répondait au constat d’inégalités persistantes en matière de santé, questionnant la mission sociale de l’hôpital, notamment en termes d’accès aux soins et de lutte contre les exclusions (même si la création à proprement parler des EMPP fait suite à une circulaire de 2005 venant affirmer la nécessité des Programmes Régionaux pour l’Accès à la Prévention et aux Soins (les PRAPS, initiés avec cette même loi de 1998) à travers la création des équipes mobiles psychiatriques chargées d’améliorer la prise en compte des besoins en santé mentale des personnes précaires). Loi cadre, il était alors question de l’accès pour tous à l’ensemble des droits fondamentaux (la santé, l’emploi, le logement, la justice, etc.). La création de ces dispositifs répond donc à la nécessité de soigner les individus en « rupture » de droits sociaux, permettant à la fois d’être soignés dans l’urgence et d’ouvrir des droits afin d’accéder aux dispositifs de soin classiques « de droit commun ».

3 Nous avons davantage retrouvé ces publics migrants dans les dispositifs qui « voient venir » les patients, qu’ils soient primo-arrivants, demandeurs ou déboutés du droit d’asile, européens, sous visa touristique… ; alors qu’on ne les retrouve quasiment pas dans les mouvements centrifuges des Pass/EMPP (« aller vers »), les publics étant dans ces cas-là constitués de ce que les professionnels appellent les « grands précaires » ou « exclus », mais aussi de migrants qu’ils nomment « installés » ou d’un public intermédiaire incarné par des individus migrants originaires d’Europe de l’Est (essentiellement de nationalité polonaise ou issus de la communauté Roms). Ce qui est un résultat en tant que tel, montrant que ce public est très souvent dans une demande active dans ces lieux d’accès aux droits et aux soins, comme cela a été montré par ailleurs en ce qui concerne le recours à la PASS-psy de l’hôpital du Vinatier (Chambon, Le Goff & Collet, 2013).

4 Noms d’emprunt.

5 Post-Traumatic Stress Disorder (trouble de stress post-traumatique).

6 Distinction qui est très souvent évoquée par les professionnels des Pass/EMPP.

7 Isolement qui légitime les mouvements centrifuges des Pass et des EMPP pour « aller vers ».

8 Comme en témoigne l’attrait des femmes d’un Cada pour un groupe de parole créé par une psychologue d’une Pass-psy d’une ville moyenne.

9 Le fait d’être « dubliné » contraint le demandeur d’asile à réaliser sa demande dans le pays où ont été saisies ses empreintes.

10 Démarches figurées par le temps long de l’administration, son soupçon, aux aller-retour des dossiers, à la multiplicité des démarches et des papiers, créant des temporalités saccadées et saturées avec des demandes institutionnelles qui peuvent parfois être jugées aberrantes, y compris par les professionnels eux-mêmes (dénonçant parfois une « suspicion organisée » – assistante sociale ass).

11 Mesurée notamment aux multiples rendez-vous, aux fortes demandes exprimées aux professionnels…

12 De manière éloquente chez les demandeurs d’asile devant prouver leur récit de vie.

13 Par exemple, liés au refus de certains médecins de ville de prendre en charge les bénéficiaires de l’Aide Médicale d’État (AME).

14 Par exemple sur les services d’urgence.

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