Vous êtes ici // Accueil // Publications // Rhizome : édition de revues et d'ouvrages // Rhizome n°68 – « Aller vers »… d’autres pratiques ? (juin 2018) // Ne pas aller vers « ceux qui ne demandent rien »

Ne pas aller vers « ceux qui ne demandent rien »

Ana MARQUES - Sociologue, chargée d’études, EPS Ville Evrard

Année de publication : 2018

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°68 – « Aller vers »… d’autres pratiques ? (juin 2018)

La psychiatrie a souvent été accusée de «  surinterventionnisme  » (hospitalisations abusives, contrôle social, gestion de l’ordre public, psychiatrisation du social), alors même qu’elle se limitait à soigner ceux qui venaient à elle, d’eux-mêmes ou emmenés par des tiers1. Plus récemment, alors que les prises en charge psychiatriques se déroulent de plus en plus en dehors des lieux de soins, elle est également critiquée pour son «  sous-interventionnisme  » (dés-hospitalisations abusives, socialisation de la psychiatrie). Les différents acteurs de l’action sociale, du médico-social, de l’ordre public, de la justice, de la psychiatrie et les familles rencontrant des situations impliquant potentiellement la psychiatrie, questionnent la légitimité de celle-ci à intervenir –  et à ne pas intervenir  – hors d’un lieu de soins. Une frontière, ou plutôt une zone d’intersection floue et mouvante existe entre les situations dans lesquelles une intervention psychiatrique est considérée légitime (et où ne pas intervenir serait illégitime) et celles dans lesquelles elle serait considérée illégitime. Sachant que, bien souvent, les acteurs n’ont pas le même avis, y compris au sein des équipes psychiatriques, nous allons examiner la qualification comme légitime ou illégitime (surinterventionnisme ou sous-interventionnisme) de l’intervention psychiatrique d’«  aller vers  », et ce en relation avec la demande ou la non-demande de l’usager2. L’idée ici est d’avoir quelques éléments schématiques pour nourrir la réflexion concernant les équipes mobiles psychiatrie-précarité (EMPP), mais pouvant aussi servir à d’autres équipes, notamment celles de la psychiatrie ordinaire, lorsqu’il s’agit d’«  aller vers  » des personnes qui ne sont pas connues de l’équipe en lien avec les acteurs mentionnés précédemment.

« Une sorte d’amalgame est mis en évidence entre demande de soins et présence dans un lieu de soins. »

Classiquement, c’est la demande qui légitime une intervention en psychiatrie ordinaire3. Mais pas n’importe quelle demande  : seulement celle formulée en présence de la personne à soigner (par elle-même ou un tiers) dans un lieu de soins, ce que j’appellerai pour résumer la «  demande en présence  ». Ceci met en évidence une sorte d’amalgame entre demande de soins et présence dans un lieu de soins. Par exemple, lorsque les familles ou les professionnels de l’action sociale demandent au centre médico-psychologique (CMP) une visite au domicile d’une personne qui n’est pas connue du CMP, il est rare qu’ils l’obtiennent. Le plus souvent, celui-ci exige que ces acteurs travaillent avec la personne pour qu’elle accepte de se déplacer vers un lieu de soins, ou bien il faut attendre que sa situation se dégrade  ; ce sera alors à la police ou aux pompiers d’intervenir et de la conduire vers une structure médicale. On se retrouvera ainsi dans le cadre d’une demande en présence, éventuellement pour des soins sans consentement. Dans ces cas, même si la personne ne demande rien, la rencontre avec un professionnel pourra légitimement avoir lieu. Sa présence vaut demande ou au moins acceptation4, ne fût-ce que pour la rencontre avec le professionnel du soin. Il en est de même pour une personne en hospitalisation somatique, qui peut recevoir la visite d’un psy dit «  de liaison  » sans l’avoir demandé  : elle est déjà dans un lieu de soins. Et les visites à domicile, y compris celles qui ne sont pas programmées, sont le plus souvent réalisées pour des personnes connues du service, donc en référence à une première demande en présence, ce qui n’est pas le cas pour les personnes non connues des équipes. Le paradigme est donc celui de faire venir la personne dans un lieu de soins. La demande en présence permet l’entrée  légitime de la psychiatrie dans une prise en charge, et son absence le lui évite et légitime sa non-intervention.

Les équipes mobiles de psychiatrie-précarité (EMPP), au contraire, ont été créées pour faciliter l’accès aux soins des personnes en situation de grande précarité, justement en l’absence de ce type classique de demande. Cette nouvelle forme de légitimation est possible grâce notamment à la qualification de la population concernée comme «  ceux qui ne demandent plus rien5 ». L’amalgame entre demande et présence est ici également opérant. C’est ainsi la non-demande qui légitime l’intervention des EMPP, et notamment un type d’intervention,  l’« aller vers  », car la non-demande est déduite de la non-présence des personnes dans les institutions. Ici, la demande d’un tiers, tel qu’un travailleur social ou un riverain, suffit pour légitimer l’intervention, ou même aucune demande, dans le cas – plus rare – de maraude par les EMPP. Dans la plupart du temps, c’est donc la demande de ces tiers, associée à la non-demande de l’usager en situation de grande précarité, qui légitime l’intervention des EMPP.

À noter qu’il est possible qu’une personne soit, en même temps, en non-demande et en demande, si l’on considère des aspects relativement précis. Par exemple, la personne peut être en demande pour discuter avec ce jeune homme sympathique qui vient les jeudis (qui est membre d’une EMPP) et en non-demande pour des soins psychiatriques. L’intervention de l’EMPP se trouve légitimée à la fois par cette demande et par cette non-demande. Mais le plus souvent, les choses sont plus nuancées, voire ambiguës  : des demandes qui ressemblent à des refus («  Je veux bien aller au CMP. Demain, aujourd’hui je suis trop occupée6. »), des refus qui sont en même temps des demandes («  Je ne vous parle plus vous, vous n’êtes pas venu me voir pendant des semaines.  »), des non-demandes qui sont une façon de demander («  Si vous voulez. »). Ceci peut être schématisé de la façon suivante :

Tout le travail des acteurs est de faire en sorte que la personne soit en demande de soins ou, à défaut, en «  zone de demande  »  : demande, acceptation, «  demande ambivalente  », «  demande pour plaire ou faire taire  ». Ceci est valable pour l’exercice ordinaire en psychiatrie7, mais lorsque cela se passe dans un lieu de soins ; même si chaque intervention peut faire l’objet de négociations pour être considérée comme étant légitime, le contact de la psychiatrie avec la personne est déjà légitimé par sa présence, car in fine elle est venue d’elle-même, elle est donc en zone de demande pour au moins cet aspect. Dans le cas des EMPP, il a fallu justement légitimer en tout premier lieu le fait  d’«  aller  vers  »  ces personnes et ensuite chacune des interventions effectuées ainsi que celles non effectuées.

Lorsqu’un aspect de la prise en charge se trouve en zone de demande, l’intervention de l’EMPP est légitimée par référence à cette demande. En cas de demande, ne pas intervenir, ne fît-ce que pour évaluer le besoin, peut être considéré du sous-interventionnisme. Si la demande de l’usager concerne les soins psychiatriques, les interventions légitimes s’orientent vers le passage de relais vers les équipes psychiatriques de droit commun (le plus souvent, les secteurs de psychiatrie publique), car l’ «  aller vers  » est légitime seulement comme une façon de rétablir le schéma habituel de légitimation par une demande en présence. Ainsi, les interventions de prise en charge à part entière par les EMPP pourraient être considérées comme une sorte de sur-interventionnisme, une forme de filière de soins spécifiques pour les précaires, à l’écart des soins de droit commun.

Lorsque la personne est en «  zone de non-demande  »  (non-demande, acceptation, demande pour plaire ou faire taire et de « refus en creux8», l’« aller vers » des EMPP est légitimé par référence à la non-demande, raison d’exister de ces équipes. Elles interviennent ainsi pour évaluer la situation et, si besoin, déplacer la personne de la zone de non-demande à celle de demande, afin de l’orienter, voire l’accompagner vers les soins.

« L’enjeu sera de savoir comment l’EMPP construit sa légitimité à ne pas
“ aller vers ”, puisque finalement elle est légitime pour intervenir dans quasiment toutes les situations. »

L’intervention des EMPP est illégitime uniquement dans deux situations, et ce seulement après évaluation  : le «  refus positif  » et la demande. En cas de  refus positif, maintenir l’intervention peut être considéré comme de l’acharnement, un non-respect du choix de la personne, du sur-interventionnisme. En cas de demande, la personne peut bénéficier des services de droit commun, ne fût-ce que théoriquement, et les EMPP sont censées ne pas remplacer ni palier aux défaillances du droit commun.  Dès lors, l’enjeu sera de savoir comment l’EMPP construit sa légitimité à ne pas «  aller vers  », puisque finalement elle est légitime pour intervenir dans quasiment toutes les situations, ne fût-ce que pour évaluation. De ce fait, le refus d’intervenir peut être difficile à légitimer et être ainsi considéré comme du sous-interventionnisme. Or si cela peut faciliter l’accès aux soins (encore faudrait-il l’évaluer), cela augmente par la même occasion le risque de différentes formes de « psychiatrisation du social ».

« Il est question d’équilibrer deux impératifs  : d’une part, faciliter l’accès et le maintien dans les soins des personnes, et, d’autre part, respecter leur liberté, notamment de refuser les soins. »

Nous avons montré ici l’élargissement du périmètre légitime d’intervention de la psychiatrie par les EMPP aux situations de non-demande liées à ladite grande exclusion et la conséquente réduction de la possibilité à ne pas intervenir légitimement. Ceci offre des éléments de réflexion à l’intervention d’autres équipes mobiles, mais aussi à celle de la psychiatrie ordinaire hors d’un lieu de soins pour des patients qui n’y sont pas connus. Il est question d’équilibrer deux impératifs  : d’une part, faciliter l’accès et le maintien dans les soins des personnes, et, d’autre part, respecter leur liberté, notamment de refuser les soins. Deux impératifs qui se posent de façon encore plus aiguë lorsqu’il s’agit des personnes les plus vulnérables, qui cumulent plusieurs problématiques en plus des troubles psychiques.

Notes de bas de page

1 Castel,  R. (1976). L’ordre psychiatrique  : L’âge d’or de l’aliénisme. Paris  : Éditions de Minuit.

2 L’analyse présentée ici mérite d’être complétée par celle intégrant l’interaction des avis de ces différents acteurs, ainsi que les autres nombreux éléments entrant en ligne de compte pour la légitimation ou non d’une intervention, tels que la qualification de la situation comme étant d’ordre psy ou non, comme relevant d’une urgence ou non. Voir  : Marques,  A. (2010). Construire sa légitimité au quotidien  : Le travail micropolitique autour d’une équipe mobile de psychiatrie-précarité. Thèse en sociologie, EHESS.

3 Ogien,  A. (1989). Le raisonnement psychiatrique  : Essai de sociologie analytique. Paris  : Meridiens Klincksieck  ; Furtos,  J. et Morcellet,  P. (2000).  Métamorphoses de la demande et engagement dans le soin. Rhizome, 2 ; IGAS. (2005). Quelle intervention sociale pour ceux qui ne demandent rien  ?. Rapport de mission.

4 Les termes «  acceptation  » ou «  choix  » sont préférés ici à «  consentement  », qui présente deux inconvénients majeurs. D’une part, «  consentement  » et «  acceptation  » sous-entendent une attitude passive et indiquent seulement un accord donné à une proposition faite par autrui, tandis que le terme «  choix  » ouvre sur l’idée d’une personne active en demande, en acceptation, en non-demande ou en refus. D’autre part, dans le contexte de la santé, le terme «  consentement  » peut être pris à tort pour synonyme de la définition, restreinte sur le plan juridique, du consentement libre et éclairé, contrairement au terme «  acceptation  ». Je remercie Louisa Fergani-Coquin pour ses commentaires qui ont notamment montré la nécessité de préciser ces concepts.

5 Vexliard,  A. (1998). Le clochard. Paris  : Desclée de Brouwer (1ère édition 1957) ; Declerck,  P. (2001). Les naufragés  : Avec les clochards de Paris. Paris  : Plon  ; Emmanuelli,  X. (2003). Out  : L’exclusion peut-elle être vaincue  ?. Paris  : Robert Lafon  ; Rullac,  S. (2006). La critique de l’urgence sociale  : Et si les SDF n’étaient pas des exclus  ?. Paris  : Vuibert.

6 Entre guillemets figurent des extraits d’entretien effectuées dans le cadre d’une thèse. Voir Marques, A. (2010).

7 Velpry,  L. (2008). Le quotidien de la psychiatrie  : Sociologie de la maladie mentale. Paris  : Armand Colin.

8 Cela peut être un refus lié à la méconnaissance de ce qui est proposé ou à un état psychique altéré par la prise de substances, par une maladie psychiatrique ou neurologique, par exemple. Le refus en creux s’oppose au refus positif, qui est un choix libre et éclairé.

Publications similaires

La récusation de l’aide comme symptôme

exclusion - précarité - accompagnement - non-recours - errance - non-recours - urgence - non-recours - précarité - psychiatrie publique

J.P. MARTIN - Année de publication : 2000

Edito

hôpital - santé mentale - TRAVAIL SOCIAL - offre de soins - aidant

Jean FURTOS - Année de publication : 2000

Quels soins offrir à qui ne demande rien ?

précarité - offre de soins - usager - réseau