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La situation traumatisante des réfugiés

Olivier DOUVILLE - Psychanalyste, maître de conférences en psychologie, Laboratoire CRPMS, université Paris Diderot, Équipe psychiatrie-précarité (EPS) de Ville-Évrard, Pôle G 18, Neuilly-sur-Marne

Année de publication : 2018

Thématique : SCIENCES HUMAINES, Psychologie, PUBLIC MIGRANT

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Lorsque l’on parle de traumatisme psychique, un modèle s’impose : celui d’un équilibre rompu par une surcharge de violence que l’on ne peut supporter. Or, celui-ci ne suffit pas. Le traumatique peut également se produire lorsque le sujet se trouve comme « jeté en dehors du monde ». Il n’est pas ici victime d’une agression, mais d’une inattention totale qui l’exclut de la part des uns et des autres.

Le traumatisme provoque de nombreuses atteintes. Nous pouvons mentionner l’angoisse, mais ce dont je voudrais plus spécifiquement traiter est ce moment de confusion mentale qui se produit dans le traumatisme, qui n’est pas de la folie, et dans lequel le sujet ne sait pas s’il est vivant ou s’il est mort.

Qu’est-ce qui peut créer un traumatisme ?

La violence est souvent ce qui provoque un traumatisme. La violence de voir sa famille, des êtres chers, des amis avec qui l’on chantait, dansait se faire tuer, que ce soit en Érythrée ou en Afghanistan. Mais ce qui fait aussi traumatisme, c’est lorsque, dans son parcours, le sujet qui cherche un refuge se retrouve seul, sans interlocuteur, sans témoin, sans personne qui puisse lui donner raison, lui donner accueil. Cette absence d’accueil amplifie le traumatisme. Ce n’est pas seulement le fait de se sentir loin du sol natal, de son pays, mais c’est de se sentir sans répondant, sans personne à qui parler, sans personne à qui s’accrocher.

Mon travail clinique auprès des réfugiés m’a appris que ceux d’entre eux qui allaient le mieux, étaient ceux qui avaient une attitude de combat, c’est-à-dire ceux qui pouvaient se dire : « Ce qui m’arrive est injuste, cela ne se sait pas assez. Mais je suis maintenant aux côtés de gens qui ont combattu, qui ont survécu – survivre est un combat – je suis dans une communauté. » A contrario, ceux qui allaient le moins bien étaient des personnes qui se trouvaient isolées, perdues dans leur histoire, mais aussi des personnes qui avaient un rapport très particulier au langage, qui est inhérent au traumatisme. Celui-ci peut très bien s’expliquer par des conditions matérielles, mais aussi par le fait que certains n’ont pas nécessairement autour d’eux des personnes issues de la même culture ou du même village.

À cet endroit, il y a un sentiment terrible d’isolement. Ce sentiment est réel. Pour le comprendre, il suffit de se mettre à la place de ces personnes – si tant est que « se mettre à la place » soit comprendre, ce dont je ne suis pas sûr, car si on se met à la place de l’autre, l’autre n’a aucune place – et cela nous fait quelque chose. Mais, dans le traumatisme psychique, il y a autre chose : c’est ce désespoir que ressent toute personne gravement traumatisée dans les pouvoirs de sa parole. Sa parole ne sert à rien, elle ne touche personne, elle n’évoque plus rien. Cliniquement, quelqu’un qui désespère de ne pouvoir toucher l’autre par sa parole, ne serait-ce que parce que personne ne le comprend vraiment, conduit à des obnubilations, à un vécu parfois hallucinatoire. Le sujet se trouve comme envahi par sa voix à défaut d’être porté (au sens de holding) par celle des autres, et développe d’intenses troubles du sommeil. Lorsque quelqu’un est pris dans la violence traumatique, il se trouve en prise dans la plus haute solitude à une effraction au point de ne plus pouvoir s’articuler sur les rythmes essentiels de la vie humaine tels que le jour, la nuit, la faim, la satiété. Tous les rythmes biologiques semblent pris dans une sorte de confusion léthargique ; le vécu devient crépusculaire.

Il est fondamental de recevoir les personnes – même si au fur et à mesure du temps, et souvent avec des capacités extraordinaires, elles arrivent à parler un peu le français – en présence d’un interprète. Pourquoi est-ce fondamental ? La raison se comprend facilement : cette personne a des choses à dire, mais nous ne comprenons pas nécessairement le langage qu’elle emploie, aboli par la violence traumatique. Pour le dire très simplement, la hantise qui l’empêche de dormir, de goûter au plaisir de dormir, de se réveiller avec l’assurance d’être accueilli par un autre humain, cette hantise est que sa culture, que sa langue, disparaissent.

Quand nous rencontrons des personnes sévèrement traumatisées, nous ne sommes pas confrontés à ce que les anciens appelaient la « névrose traumatique ». Ce n’est pas d’emblée, ce n’est pas tout de suite une névrose traumatique caractérisée par l’angoisse, les cauchemars, la répétition en boucle de scènes traumatiques. Ce que nous rencontrons, c’est une sidération, une clinique de la sidération. Le sujet est sidéré, il n’arrive pas à anticiper quoi que ce soit. C’est une clinique où le sujet ne se sait plus appartenir à la communauté humaine.

Ce n’est que lorsqu’il est accueilli, par exemple dans un centre d’hébergement, ce n’est que lorsque l’on s’occupe de sa condition juridique qu’il peut développer ce qu’on appelle une « névrose traumatique ». C’est-à-dire se mettre à rêver des scènes qui l’accablent, se mettre à les rêver sous forme de cauchemars. Si se développent des cauchemars traumatiques, un grand pas a été fait dans la reconstruction psychique. Cela, évidemment, nous ne sommes pas spontanément disposés à l’entendre car nous voulons toujours faire des rêves agréables. Instinctivement, nous pensons que si nous faisons des cauchemars, c’est que cela ne va pas bien. Pour ma part, je propose quelque chose d’absolument tout autre : le cauchemar est le début d’un souvenir dont on peut peut-être ne rien faire, mais qui apparaît déjà bordé par un début et une fin.

Le cauchemar est la fabrication d’une angoisse dont on peut faire quelque chose. Pourquoi ? L’angoisse a une fonction de dire : « Si j’avais pu savoir quel danger me menaçait, si j’avais été angoissé au moment du choc traumatique, peut-être que je m’en serais sorti. » Le cauchemar a une fonction spécifique. D’autre part, lorsqu’on écoute ces récits, on se rend compte que le sujet se sent « appelé ». Très souvent, dans les cauchemars les sujets y reprennent leur nom ou, pour certains, leur nom de combattant. Puis ce nom, souvent, dans le cauchemar, se divise. C’est-à-dire que les sujets entendent deux fois l’énoncé de leur nom. Lorsqu’ils l’entendent la première fois, ce nom les pétrifie, ils sont comme appelés par une voix menaçante, mais immédiatement après leur nom est associé à une autre qualité de leur nom. Dans ce cas, c’est comme s’ils étaient appelés, non pas à rester figés sur place, mais à tendre vers un devenir.

Lorsque nous travaillons avec une personne traumatisée suite à des violences politiques, il ne suffit pas de l’accompagner dans l’élaboration de son désir de vivre, il faut également travailler sur la reconstruction juridique de sa personne. Une fois que le sujet psychique a été entendu dans ses difficultés, dans son évolution, dans son rapport au corps, à sa langue, à autrui, un sujet a également besoin, pour sa reconstruction, d’une légitimation politique, d’une légitimation juridique. À cet endroit, il y a un problème.

Autres points dans la prise en compte de la question traumatique

Je voudrais ajouter trois points pour faire comprendre le retentissement psychique des agressions et des oppressions.

L’identification à l’agresseur

Nous devons enrayer ce mécanisme qui consiste, pour le sujet, à penser que s’il a été mis à mal, torturé, c’est qu’il y a une raison à cela.

La question du politique

À titre personnel, je suis extrêmement touché par les personnes qui disent que ce qui leur est arrivé est de leur faute. Face à ce type de discours, nous remarquons qu’au fur et à mesure de la discussion, le récit de la personne à tendance à sonner comme un disque rayé. Il est donc difficile de comprendre cet aspect du traumatisme lorsque celui-ci est réduit à des manifestations telles que l’angoisse, la dépression ou les cauchemars. Si le sujet est convaincu que ce qu’il a subi était mérité, cette question devient alors dramatique lorsqu’elle rejoint l’opinion internationale. Dans ce sens, notre intimité est traversée par le politique et l’ensemble des discours politiques impactent notre subjectivité. Il est donc important que je puisse répondre à cette personne que ce qui lui est arrivé est inadmissible et intolérable et que cela est le reflet d’une perversion des lois de la communauté humaine. Il est donc essentiel qu’elle entende qu’elle n’a pas mérité de subir ce qui lui est arrivé, même si, selon elle, elle a pu commettre des fautes. Ce que la personne a vécu a été provoqué par un dérèglement des principes de justice et de solidarité, et deux humains peuvent être solidaires face à une situation donnée.

Sans intention de faire de l’endoctrinement politique, il est important de signaler qu’un sujet traumatisé ne peut pas se reconstruire suite à des violences politiques iniques si ce qui lui est arrivé est traité uniquement comme étant un événement qui relève d’une affaire privée. En effet, si une personne est massacrée dans le mépris des règles internationales qui définissent la dignité de la personne humaine, lui parler est une affaire intime, mais ce n’est pas une affaire privée. Dans ce cas, nous ne pouvons pas nous rendre complices d’un silence en faisant comme si nous écoutions juste une vie fantasmatique ou l’expiation de fautes imaginaires.

L’objet en attente du deuil

Très souvent, les personnes en exode que j’ai pu rencontrer se tenaient avec « un reste » du pays natal. Ce reste du pays natal peut être un objet, ou encore le chapeau d’un camarade qui a été tué. Cet objet n’est pas un objet simplement culturel, ou rituel. C’est un objet qui est là, en attente, pour que le sujet puisse faire quelque chose qui s’appelle le deuil. Pour pouvoir faire son deuil, mettre des mots sur ce qu’on a vécu et se dire « Mon frère d’armes a été tué, ma mère a été tuée, mon village a été massacré, voilà ce qui m’est arrivé », il faut pouvoir se dire : « J’ai vécu cela, maintenant, qu’est-ce que j’en fais ? » Le deuil n’est pas l’oubli, c’est la possibilité de revenir présent au présent en faisant quelque chose de ce que l’on a vécu. Beaucoup de ces réfugiés ont des objets qui attendent qu’un deuil puisse se faire. C’est aussi notre travail d’aider ces sujets à pouvoir, plus tard, ne pas être complètement immergés dans le passé, mais de garder du passé l’énergie nécessaire pour pouvoir goûter aux promesses de l’avenir.

Conclusion

Sortir des personnes de la sidération traumatique prend du temps. Mais, si nous ne bouleversons pas les priorités et si nous aidons la personne à reconstruire une dignité et une légitimité sociale et politique, si nous la rassurons sur le fait que ce qui doit indigner nous indigne, beaucoup d’espoir reste possible.

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