Chaque semaine, l’équipe hospitalière se retrouve pour la réunion de « staff ». Cette réunion débute systématiquement par « un point sur les entrées et les sorties de la semaine ». Animée par Raphaël Favre1, le médecin responsable de l’unité, cette réunion regroupe l’ensemble des professionnels catégorisés comme « soignants » dans l’unité psychiatrique. Elle est l’occasion d’évoquer les cas des patients hospitalisés, de donner des indications relatives au cadre de soin prévu pour chacun, aux projets mis en place avec eux, et d’évaluer le temps a priori nécessaire pour qu’ils soient en mesure de sortir de l’hôpital.
Cette réunion s’ouvre systématiquement sur ce qu’il est convenu d’appeler les « mouvements » dans l’unité, c’est-à-dire les flux de patients entrant et sortant de l’unité au cours de la semaine. Les échanges qui y prennent place témoignent de la manière dont se reporte la pression des lits sur le travail des soignants (Belorgey, 2010). Les informations retenues comme pertinentes renvoient avant tout à une logique comptable dans laquelle les flux priment sur les cas singuliers. Le médecin responsable de l’unité y énumère les noms des patients en indiquant leur statut en fonction de la proximité de la place qu’ils occupent dans les flux de patients au sein de l’unité :
« Monsieur P. est sortant2, Monsieur N., qui était en C.I. (chambre d’isolement), prendra le lit de Monsieur P., Monsieur G. sortira vendredi et Monsieur X. prendra son lit. (…) Mademoiselle I. sortira lundi. Nous avons aujourd’hui une entrée, Mademoiselle Y., qui est en subsistance3 à Pinel 2. Elle est arrivée hier pour une B.D.A. (bouffée délirante aiguë). Nous avons en ce moment quinze patients en subsistance et l’unité des urgences4 nous met une pression de plus en plus forte. Nous allons tenter au maximum de garder le cap mais le service des urgences a une politique d’entrée de plus en plus étonnante. Bon5. »
Au cours de la réunion de staff, malgré une critique non dissimulée de la politique du chiffre menée au sein de l’établissement et des tentatives de résistance, l’attention aux flux des patients au sein de l’unité s’impose au médecin et à l’équipe soignante. Les informations sélectionnées pour évoquer les patients témoignent de la prégnance de l’urgence à les faire sortir afin de permettre l’accueil de nouveaux
patients. Du fait de la prégnance du flux des patients dans la nouvelle gestion hospitalière, ces derniers sont qualifiés non pas en fonction de leur identité ou de leur pathologie mais plutôt en fonction de leur position dans les mouvements de l’hôpital.
L’ex-compagnement : un mandat impossible
Dans l’hôpital des années 1950 décrit par Erving Goffman (1961), les patients étaient condamnés à une vie de reclus en institution. Les patients d’aujourd’hui séjournent pendant des durées variables à l’hôpital et sont amenés, un jour, à le quitter (Coldefy, 2004). Leur présence à l’hôpital s’est raccourcie et se limite même actuellement au seul temps de la crise. La durée de leur séjour est codifiée et comparée à une durée moyenne de séjour. Ainsi, le statut de l’hôpital psychiatrique a évolué. Il tend ce jour vers une prise en charge du patient pendant les seules phases aiguës de sa maladie. Les séjours des patients sont ainsi marqués par leur brièveté.
Ce recentrement de l’hôpital sur la prise en charge des malades pendant le temps de leur crise est notamment le produit de transformations issues de la nouvelle gestion publique. À partir des années 1980, il s’agit de faire fonctionner la psychiatrie publique hospitalière sur le modèle de l’hôpital général. L’hôpital est alors appréhendé par les pouvoirs publics sous l’angle de ses coûts et non seulement de sa mission. Aujourd’hui, ces transformations de l’hôpital n’autorisent plus les soignants à exercer leur métier selon les idéaux de la psychiatrie de secteur dont ils sont pourtant toujours les héritiers (Mougeot, 2015). Ce malaise dans la transmission vient du fait que les corps de principes et de méthodes à l’œuvre dans le soin en psychiatrie ne peuvent aujourd’hui s’exprimer du fait de la pression des lits. Cet héritage impossible débouche, pour les soignants, sur une expérience paradoxale ou paradoxante (Gaulejac et Hanique, 2015) du travail en psychiatrie. Ce paradoxe réside en particulier, d’une part, dans la cohabitation d’une injonction à libérer les lits et, d’autre part, à l’attachement des soignants à ce qui relève de leur « vrai boulot » (Bidet, 2011), le soin et sa démarche clinique.
En 1991, Lorna Rhodes publiait aux États-Unis Emptying beds (Rhodes, 1991, 1995). Elle tirait la sonnette d’alarme et décrivait la manière dont les soignants de la psychiatrie américaine ne parvenaient plus à tenir leur poste de travail et voyaient leur rôle réduit non pas à celui de gardien d’asile mais bien plutôt à celui de gestionnaire des flux de patients. Dans l’introduction de son ouvrage, elle note la manière dont les membres de cette unité disent avoir un « mandat impossible » à mettre en œuvre, devant à la fois « se décharger des patients rapidement et les traiter correctement ». Le constat de Lorna Rhodes doit aujourd’hui être fait en France. Le mandat des soignants y est impossible. La nouvelle gestion publique des hôpitaux induit un nouvel ordre psychiatrique : celui de devoir raccompagner le plus vite possible les patients vers la sortie de l’établissement, celui de libérer des lits à défaut de pouvoir libérer les patients. Ce mandat impossible peut se résumer en un néologisme : celui d’ex-compagnement (Mougeot, 2012).
À l’échelle des unités, mais aussi plus largement des services et des pôles, offre et demande d’hospitalisation sont alors contrôlées à l’aide d’instruments tels que la file active, la durée de séjour ou la population par type de pathologie. Ceux-ci centralisent le traitement quantifié des flux de patients. Le suivi comptable de ces flux met en concurrence les services en fonction de leur capacité à traiter le plus efficacement possible les demandes d’hospitalisation qui leur sont adressées. Si une résistance est notamment possible par un système d’hospitalisations à répétition6, la mise en concurrence des services et la pression à juguler une demande considérée comme difficilement soutenable se reportent sur le travail des soignants.
Ces transformations redéfinissent l’expérience des soignants en organisation. L’urgence à faire sortir les patients de l’hôpital dévie les pratiques professionnelles héritées de la psychiatrie de secteur. Elle ne conduit pas au suivi renforcé des trajectoires de santé des patients et à l’amélioration des liens entre structures du parcours de soin des patients. La sortie des patients de l’unité reste envisagée par les soignants de l’hôpital comme une sortie de la psychiatrie, une conclusion au parcours de soin du patient. Ce raccompagnement vers la sortie est vécu par les professionnels de santé de la psychiatrie intra hospitalière comme une contrainte indépassable. Plus qu’une ambiguïté du quotidien (Vega, 2000), l’expérience actuelle du travail des soignants en psychiatrie est marquée par le paradoxe. La situation actuelle de la psychiatrie publique hospitalière conduit en effet paradoxalement à faire resurgir des images d’asile et à conférer une forme renouvelée de violence aux rapports entre soignants et soignés.
Quelles régulations du soin dans l’hôpital productiviste ?
Ce système paradoxant se répercute sur la prise en charge des patients. La manière dont les soignants peinent à tenir leur rôle trouve un fort écho dans l’expérience que font les patients de l’hôpital psychiatrique. La fragilisation des rôles des différents acteurs de l’hôpital oblige les soignants à inventer de nouvelles régulations, en particulier dans leurs relations avec les patients. Une part importante de l’activité des soignants consiste en particulier à gérer les effets d’une coprésence continue et pesante avec des patients toujours plus en crise.
Pour garder le contrôle sur les patients, les soignants construisent une série de frontières qui les séparent des malades. Les soignants sont contraints de traiter collectivement les patients alors même que les instruments de soin qu’ils mobilisent (cadre de soin, psychopharmacologie, etc.) appelleraient un traitement individualisé des malades. Parvenant difficilement à « contenir » les patients hospitalisés dans leur unité, les soignants multiplient les « recadrages7 » des malades qui outrepassent les règles de comportement qui leur sont imposées. La frontière entre soignants et patients est ainsi sans cesse rappelée par l’imposition de règles rugueuses dans l’unité de soin, mais aussi par le marquage des corps des patients ainsi que par l’imperméabilité du monde des soignants à celui des malades.
Ce travail de frontière renforce l’impression de violence du quotidien psychiatrique. Les règles édictées par les soignants sont inflexibles. La distance séparant soignants et soignés est inscrite dans le visible. Les habits enveloppant les corps affichent leurs affiliations, les patients portant le pyjama de l’institution et les soignants la blouse. Un travail d’incorporation de la maladie mentale par le biais du médicament inscrit dans les corps l’appartenance au groupe des patients. Les récits des soignants dressent enfin le portrait de malades étrangers à leur monde. Les patients, quant à eux, doivent obéir aux règles rugueuses de l’organisation.
Dignes ou indignes de la clinique : le choix des patients à investir
L’intensification du travail des infirmiers complique la mission de l’hôpital psychiatrique. Les instruments au service du soin, hérités de la psychiatrie de secteur, ne permettent actuellement pas le traitement satisfaisant de tous les patients. En conséquence, les infirmiers opèrent un « sous-pesage8 » afin de déterminer auprès de quel malade s’investir et quel patient délaisser.
Ne bénéficiant pas de suffisamment de temps pour prendre en charge l’ensemble des patients, les soignants de la psychiatrie sont contraints de choisir entre d’une part, accorder un temps restreint à chaque patient et, d’autre part, accorder davantage de temps à un nombre limité de patients. La majeure partie des soignants choisissent la seconde option. Plutôt que de s’investir de façon insatisfaisante auprès de l’ensemble des patients, ils préfèrent procéder à la sélection d’un faible nombre de patients auprès de qui ils exercent leur métier en clinicien. Le soin n’est donc pas déployé de façon égalitaire pour chaque patient. La dimension clinique du travail des soignants n’est mobilisée que dans quelques cas.
Cette sélection des patients n’est pas le fruit du hasard. Un processus continu de sous-pesage est conduit par les infirmiers et permet d’organiser la prise en charge clinique de quelques patients et la sortie ou le faible engagement de l’équipe soignante et médicale auprès des autres patients. Le sous-pesage des patients obéit d’une part à des critères sociaux et culturels (l’âge, l’ancienneté dans la malade, l’origine ethnique des patients, etc.) et, d’autre part, à des critères moraux venant distinguer les patients qui veulent mais ne peuvent pas, des patients qui peuvent mais ne veulent pas. Pour les premiers, ceux qui veulent mais ne peuvent pas, une carrière de patient méritant leur est offerte par des soignants dont les pratiques et les discours s’inscrivent dans une économie de la compassion (Molinier, 2000). Pour les seconds, ceux qui peuvent mais ne veulent pas, une carrière de patient indigne de la clinique leur est imposée et une économie du soupçon (Linhardt, 2001) réside à leur prise en charge. Les soignants mobilisent alors l’équipe médicale pour des recadrages réguliers, voire pour l’organisation de leur éviction de l’unité de soin. Un travail de « sous-pesage » moral des patients dresse ainsi une frontière entre différents types de patients traités de façon différenciée au sein de la psychiatrie publique hospitalière.
Conclusion
La politique du chiffre a fait son entrée en psychiatrie. Plus lentement peut-être que dans d’autres domaines de la vie sociale. Elle est néanmoins prégnante aujourd’hui à l’hôpital. Face à ces nouvelles contraintes, les soignants n’ont d’autre choix que de s’adapter. Pour la plupart, ils ont fait le choix de garder les corps de principes et de méthodes qui guidaient leurs pratiques par le passé. Ils adaptent alors leur clinique et dressent malgré eux une série de frontières les séparant des patients, les protégeant autant que faire se peut de la difficulté de gérer une pluralité de malades en crise aigüe dans une seule unité de soin. Ces soignants résistent à l’imposition d’un rôle de soignant se limitant à celui de gestionnaire des flux de patients mais ils créent ce faisant les conditions d’une sélection des patients. La pression des lits a en outre transformé en profondeur leur mandat. Devant par le passé libérer des patients, ils doivent dorénavant libérer des lits.
Ce changement de paradigme se répercute inévitablement sur l’expérience que font les patients de la psychiatrie publique hospitalière. D’un lieu asile offrant un rempart contre les turpitudes du monde, l’hôpital psychiatrique actuel est traversé par des injonctions néo-managériales dont les patients ne sont plus protégés. Ces derniers doivent être autonomes, temporiser leurs demandes, faire preuve d’adaptation au contexte tendu des unités de soins, accepter une prise en charge incomplète et sortir de leur crise en un temps comparable à celui défini par la durée moyenne de séjour. Les patients doivent par ailleurs accepter les règles rugueuses imposées par la gestion de la coprésence d’une pluralité de patients en crise aigüe et être acteurs de leur soin.
Ces transformations du quotidien de la psychiatrie publique hospitalière issues de la nouvelle gestion publique sont bien connues des acteurs de la psychiatrie. Elles font l’objet d’une résistance silencieuse. La clinique, cœur du métier des soignants de la psychiatrie, jusqu’alors protégée, est aujourd’hui traversée par des contraintes extérieures à la relation de soin. Un débat sur la clinique à l’heure de l’hôpital productiviste, sur ses possibilités de déploiement dans la psychiatrie publique, devrait s’ouvrir pour éclairer l’ombre envahissante de la nouvelle gestion publique.
Notes de bas de page
1 Les noms des personnes et des organisations ont été anonymisés. Le matériau mobilisé pour cette contribution est issu de ma recherche doctorale (Mougeot, 2015). Deux unités de soins de deux hôpitaux psychiatriques ont été investiguées par la méthode de l’observation ethnographique et par une série de 61 entretiens semi-directifs auprès des professionnels de santé de la psychiatrie publique hospitalière.
2 Un patient est « sortant » lorsque son départ de l’unité est programmé. Une fois « stabilisé », le patient peut quitter l’hôpital et bénéficier d’un suivi thérapeutique au sein des structures extrahospitalières. La sortie d’un patient est le plus souvent le fruit d’une décision de l’équipe médicale et soignante mais il arrive que des patients sortent contre avis médical lorsqu’ils ne sont pas hospitalisés sous contrainte.
3 Un patient en « subsistance » est un patient hospitalisé dans une autre unité de l’hôpital faute de place dans l’unité de laquelle il dépend. Le choix de l’hôpital, du service et de l’unité en charge de l’hospitalisation d’un patient se fait à partir de critères géographiques hérités du secteur.
4 L’unité des urgences de l’hôpital est chargée de gérer les flux entrants de patients. Les unités n’encourageant pas une sortie rapide des patients et ne permettant ainsi pas un turn-over important des malades comptent un grand nombre de subsistants. Ils peuvent faire l’objet de critiques de la part de l’administration hospitalière procédant au suivi des flux de patients dans l’hôpital. Ils peuvent aussi être considérés comme des « outsiders » de la part des professionnels de santé valorisant l’hospitalisation de courte durée.
5 Extrait de journal de terrain, 2009.
6 Il arrive en effet que des patients soient réhospitalisés peu de temps après leur sortie de l’hôpital afin de répondre aux nouveaux enjeux de la durée moyenne de séjour en même temps que de la volonté de proposer un soin sur le long cours.
7 Les recadrages sont des rappels à la règle de l’équipe soignante en direction de malades outrepassant les limites du cadre thérapeutique qui leur est fixé.
8 Cette expression a été proposée lors d’une restitution de mon travail de recherche doctorale.
Bibliographie
Belorgey, N. (2010). L’hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau management public ». Paris : La Découverte.
Bidet, A. (2011). L’engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ? Collection « Le lien social ». Paris : Presses universitaires de France.
Goffman, E. (1961). Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux (1968, traduit par L. Lainé). Présentation de Robert Castel. Paris : Éditions de Minuit.
Coldefy, M. (2004). Les secteurs de psychiatrie générale en 2000. DREES, 42.
Gaulejac (de), V. et Hanique, F. (2015). Le capitalisme paradoxant : un système qui rend fou. Paris : Seuil.
Hughes, E. C. (1958). Men and their work. Glencoe: The Free Press, 42-56.
Hughes, E. C. (1996). « Le drame social du travail ». Dans Actes de la recherche en sciences sociales, 115. Les nouvelles formes de domination dans le travail, (2), 94-99.
Linhardt Dominique (2001). « L’économie du soupçon ». Genèses, 3(44), 76-98.
Rhodes, A. L. (1995). Emptying beds. The work of an emergency psychiatric unit. Berkeley and Los Angeles : University of California Press.
Molinier, P. (2000). Travail et compassion dans le monde hospitalier. Cahiers du genre, (28), 49-70.
Mougeot, F. (2012). Une psychiatrie de l’ex-compagnement ? Regard sur le travail infirmier. Rhizome, (44).
Mougeot, F. (2015). La Pratique Infirmière En Psychiatrie : Entre Contraintes Managériales et Résistances Cliniques. Lyon II. Repéré à http://www.theses.fr/2015LYO20130.
Vega, A. (2000). Une ethnologue à l’hôpital, l’ambiguïté du quotidien infirmier. Paris : Éditions des Archives Contemporaines.