Rhizome : Pouvez-vous présenter la structure dans laquelle vous intervenez ?
Didier Larchevêque : L’établissement public départemental (EPD) de Grugny (76) est un établissement médico-social de plus de 500 lits, constitué d’un pôle adultes handicapés (175 lits) et gérontologique (331 lits).
Mylène Zittoun : Psychologue du travail, membre de l’Équipe Psychologie du travail et clinique de l’activité, Centre de Recherche sur le Travail et le Développement, Conservatoire National des Arts et Métiers (CRTD-CNAM, EA 4132), créée et dirigée jusqu’il y a peu par le Pr. Yves Clot, j’interviens en milieux de travail ordinaire.
Cette équipe de recherche a développé un savoir-faire dans le champ de l’intervention en milieu professionnel sur les questions de santé au travail et produit des connaissances qui ont donné lieu à de nombreuses publications. Elle a pour perspective la transformation des situations de travail, le développement du pouvoir d’agir des professionnels et des collectifs de travail, et pour moyen, l’intervention directe dans les milieux de travail.
Les liens entre pouvoir d’agir et santé ont été mis en évidence, analysés et constituent un axe spécifique de prévention des risques psychosociaux.
L’intervention telle que nous la pratiquons en clinique de l’activité vise à installer les moyens et les conditions d’un milieu durable de co-analyse du travail.
Didier Larchevêque : L’intervention « Dispositif de développement des ressources psychosociales favorables à la santé et à l’efficacité au travail » qui fait l’objet de cet entretien s’est déroulée entre 2014 et 2017 dans l’EPD de Grugny. Elle a concerné une unité de chaque pôle : un foyer d’accueil médicalisé de 45 places (45 agents) et un EHPAD de 98 places (45 agents).
L’intervention s’est déroulée en deux temps : 18 mois dans le cadre d’un contrat local d’amélioration des conditions de travail (CLACT), puis, instauration d’un dispositif pour pérenniser l’action (12 mois).
Dans l’anamnèse du recours à l’équipe du Cnam, il y avait une dégradation du climat social dans une unité du pôle gérontologique. Plusieurs agents se plaignent du mode de management de la cadre.
Pour le foyer d’accueil médicalisé, des tensions entre certains agents et la cadre apparaissent de temps à autre.
Suite à des remontées de ces conflits à l’Agence Régionale de Santé (ARS), celle-ci propose qu’un CLACT sur la problématique des risques psychosociaux soit passé, le financement étant assuré par l’ARS. En termes d’organismes et de forme de l’action, l’ARS a une attente assez formatée, le risque psychosocial étant appréhendé comme un risque qu’il faut réduire, voire éliminer. Le principe étant que, de par sa fonction, le personnel soignant est en souffrance et que celui-ci a besoin d’être pris en charge.
Suite à un article sur la pratique du Cnam, dans la revue de L’aide-soignante et à la lecture du « Travail à cœur » d’Yves Clot (2010), nous avons pris contact avec lui. Le fait que ce soit un établissement médico-social l’intéresse et l’approche proposée, qui replace les conflits de métiers au centre des discussions entre protagonistes, me parait une porte d’entrée prometteuse pour des professionnels qui ont des points de vue différents et, en même temps, une grande implication dans la qualité de l’accompagnement des personnes fragiles, personnes âgées dépendantes ou adultes handicapés.
Sur la base de la proposition d’intervention du Cnam, il ne reste plus qu’à faire adhérer l’ARS. Le fait que cette proposition ait un caractère expérimental et émane d’un centre de recherche suscite quelques réserves de la part de nos interlocuteurs. Outre sa référence à la formule du Général de Gaulle sur sa préférence pour les « trouveurs », l’ARS reste attachée à une démarche projet classique : diagnostic, objectifs, plan d’actions et indicateurs quantitatifs, même si cet « objet non-identifié » suscite de leur part une curiosité certaine.
Quelques aménagements à la proposition initiale sont effectués et le principe de remontées avec l’ARS à mi-parcours et en fin d’intervention permettent de lever les obstacles.
Le CLACT étant signé, l’équipe du Cnam rencontre en mai 2014 les différents protagonistes : équipe de direction, encadrement, représentants du personnel. Elle confirme les griefs accumulés à l’égard de l’encadrement.
L’organisation de l’intervention est ensuite présentée à l’équipe de chaque structure ainsi que les outils qui seront utilisés. Une dizaine d’agents par pôle se porte volontaire.
Mylène Zittoun : L’originalité ici est que le chercheur est un intervenant qui participe à la mise en œuvre d’alternatives organisationnelles concrètes en réponse à une demande issue d’une direction d’établissement (Clot, 2016). Cette intervention fut dirigée par le Pr. Yves Clot. Comme d’autres conduites dans l’équipe1, elle prend le risque d’être impliquée dans la construction sociale de l’initiative des professionnels concernés, sur et dans l’organisation du travail. La chose est rare, surtout dans le secteur médico-social pourtant si important dans notre société.
Le premier dispositif d’intervention, déployé avec Laure Kloetzler2, était proposé aux aides-soignantes (AS) et aux aides médico-psychologique (AMP). Il était centré sur le développement du collectif comme moyen de prévention de la santé au travail (Fernandez et al., 2003).
Sans prendre la question de la querelle interpersonnelle de front, cette intervention a été envisagée comme un détour proposé aux agents AS et AMP : pour s’occuper de leur santé au travail nous nous sommes intéressés avec elles au concret de leur métier.
Le dispositif a mobilisé trois niveaux d’action : un groupe de travail dans chacun des pôles, composé d’agents volontaires pour analyser leur activité ; un comité de suivi de l’intervention, créé ad hoc et composé de l’équipe de direction, de l’encadrement, de représentants syndicaux, du médecin du travail ainsi que des intervenants du Cnam.
La méthode des autoconfrontations croisées, décrite par ailleurs (Clot, 2008 ; Clot, Faïta, Fernandez et Scheller, 2001), a été mobilisée. Elle consiste à placer des professionnels en position de réaliser avec l’intervenant l’analyse de leur propre activité de travail pour la transformer si nécessaire et cherche à développer les fonctions du collectif pour imaginer de nouvelles possibilités de penser et d’agir.
Trois temps la composent : la constitution d’un groupe de professionnels volontaires réunis autour d’un objet défini par eux, l’observation en situation. Intervenants et professionnels volontaires s’engagent ensuite dans un travail de co-analyse détaillé des séquences d’activité retenues par le groupe sur la base d’enregistrements vidéo commentés par les professionnels.
À l’EPHAD, la préparation et la distribution du petit déjeuner, la toilette, le dîner, le pôle d’activités et de soins adaptés (Pasa) ont été choisis comme séquences d’activité. Quatre binômes se sont portés volontaires. Au FAM, la toilette, le déjeuner, une activité calèche ont été retenus. Quatre binômes se sont également portés volontaires.
Les données produites sont discutées entre les intervenants et les professionnels, d’abord individuellement, c’est l’autoconfrontation simple, puis, avec les deux agents, c’est l’autoconfrontation croisée. Conduits par l’intervenant, ces échanges visent à nourrir « une controverse professionnelle » sur les critères de la qualité du travail en sortant des discours convenus sur les empêchements habituels. Tous ces temps font l’objet d’un enregistrement vidéo. Le troisième temps organise un élargissement de la discussion au comité de suivi où des extraits de films d’activité et d’autoconfrontation croisée choisis par les intervenants sont présentés après avoir été validés par les professionnels. Il est important de souligner que la restauration de la conflictualité professionnelle à tous les niveaux n’est pas acquise d’avance.
Trois temps, plusieurs contextes, des destinataires différents dans chacun d’entre eux. La méthode organise en effet le « redoublement de l’expérience vécue » afin que les sujets puissent transformer l’expérience vécue d’un objet en objet d’une nouvelle expérience vécue (Vygotski, 2003). Le vécu n’est pas, comme en analyse des pratiques professionnelles, un but. Il est un moyen de vivre de nouvelles expériences, dans de nouveaux contextes.
Les choses ne sont pas linéaires et les phases de l’action se chevauchent. L’ensemble de l’intervention est conçue comme un développement de la fonction du collectif : fonction psychologique de ressource pour que chaque professionnel personnalise davantage son activité propre, fonction sociale de ressource pour que l’organisation se transforme en organisation « apprenante » (Valeyre, 2006 ; Clot et Quillerou-Grivot, 2014).
Ce dispositif méthodologique cherche à produire des étonnements, des surprises, qui sont à l’origine de mouvements affectifs où « passions et actions se disputent la vie professionnelle » et que l’intervention en clinique de l’activité cherche à mettre au travail (Bonnefond et Clot, 2017). L’intervenant, de son côté, prend le risque de s’engager dans une activité transférentielle liée aux mouvements conflictuels du métier à différents niveaux hiérarchiques (Scheller, 2016 ; Perrot, 2017).
Didier Larchevêque : Au terme du CLACT, le climat s’est apaisé, les discussions se sont axées sur les questions de métiers en partant de séquences très concrètes, comme la confection des petits déjeuners.
L’attention s’est déplacée sur les conditions de réalisation de ces activités : les différentes manières de les réaliser, les difficultés rencontrées. Cela a permis de dépasser les conflits de personnes. En effet, une approche centrée sur l’activité menée, ouvre la discussion sur les conditions matérielles et implique l’ensemble des parties prenantes, les professionnels eux-mêmes mais aussi les services supports : hôtelier, technique, DRH.
Compte tenu de la forte implication des groupes de travail et de l’intérêt de la dynamique engagée, un nouveau dispositif est conçu au printemps avec le Cnam. L’objectif de cette nouvelle action financée par l’établissement vise à mettre en place un dispositif centré sur l’organisation du travail au sein de chacune de ces unités.
Mylène Zittoun : Cette seconde convention, qui vise la mise en œuvre d’un « Développement du dialogue sur la qualité du travail », prévoit ainsi d’instituer une controverse sociale sur le travail bien fait en vue de développer la santé et l’efficacité au travail. Dans ce cadre, il est prévu de créer un nouveau dispositif de délibération opérationnel sur la qualité du travail à tous les niveaux de l’Établissement.
Didier Larchevêque : Ainsi, des « référents métiers » désignés par leurs pairs récoltent les problèmes rencontrés par leurs collègues pour faire un travail de qualité et des propositions de résolutions. Ces problèmes sont hiérarchisés avec l’encadrement, puis présentés sous la forme d’un tableau dans une nouvelle instance : « l’instance de dialogue sur le métier » (IDM). Deux IDM sont créés.
L’IDM, qui regroupe deux référents de référents métiers, la directrice chargée du pôle concerné, la cadre, les responsables des services supports, deux représentants syndicaux, se réunit environ toutes les six semaines. Son rôle est la recherche de modifications concrètes à apporter aux problèmes retenus. Inventer ensemble des solutions auxquelles personne n’avait pensé tout seul. Lieu de débat sur la qualité du travail, l’IDM multiplie les objections sans rechercher de compromis systématique.
Un « Comité d’établissement » présidé par le directeur réunit l’équipe de direction et les organisations syndicales. Garant du bon fonctionnement de l’intervention, son rôle est d’instruire les questions qui dépassent le périmètre de l’IDM et de prendre les décisions qui permettront de surmonter le problème posé le cas échéant et quand cela est possible.
À chacune de ces étapes, l’équipe du Cnam est présente. Cette présence est à la fois stimulante et permet dans les périodes perturbées – et nous en avons traversées, des référents de référents ayant même envisagé de quitter le dispositif dans un moment de crise – d’offrir un cadre ferme qui structure la discussion.
Au terme de 12 mois de fonctionnement, le dispositif apporte des bénéfices tangibles au fonctionnement des services concernés.
Ainsi, des problématiques relatives aux différents aspects de la prise en charge des résidents ont été mises en discussion par les référents métier et ont ainsi pu être instruites avec les différentes parties prenantes. Des indicateurs ont été choisis avec les professionnels et ont fait l’objet d’une restitution spécifique auprès des équipes.
Des solutions ont pu être construites au fur et à mesure : adaptation de la composition et consistance des repas, définition du soin, conception de la toilette, tenue civile professionnelle, aménagements intérieurs et extérieurs… Des questions difficiles, comme celle des plannings, compte tenu des contraintes financières, ont pu être abordées et ont permis après certaines tensions de trouver une organisation tenable pour les équipes et soutenable financièrement.
Mylène Zittoun : Des questionnements qui touchent concrètement et en profondeur à la définition de la qualité de la prise en charge du résident, sénile ou handicapé, dans tous les cas dépendant, ont été ouverts et ont permis, y compris dans les services, de déconstruire certains discours convenus sur la toilette, le soin, les activités, la manière de nourrir… Qu’est-ce qu’un soin ? Quelle toilette réaliser pour faire un travail de qualité ? « Complète, tous les jours » ? Ou « partielle, pour laisser une place aux activités et au maintien de l’autonomie et de la socialisation » ? Finalement, comment éviter l’écueil qu’un « lieu de vie » ne se réduise à un endroit où l’on « dort, mange, est lavé » ? Ces questions vives ont fait l’objet de débats animés dans les services entre professionnels. Elles ont été travaillées avec l’encadrement et la direction du pôle, au sein de la direction. Au-delà du déplaisir suscité dans un premier temps par le questionnement de ces activités sensibles, les différents acteurs, soutenus par l’activité transférentielle déployée par les intervenants au sein du dispositif, ont dit, dans un second temps, éprouver du plaisir à avoir pu sortir par la controverse professionnelle des discours convenus : « on ne pourra plus revenir en arrière » disaient-elles en fin d’intervention… Ces mouvements signent l’existence d’un développement effectif de l’activité, contre la passivité de l’organisation impersonnelle du travail (Bonnefond et Clot, 2016).
Didier Larchevêque : Ce dispositif a permis de faire émerger une autre façon d’envisager le travail réel et de réinterroger le positionnement de l’encadrement et de la direction. Si les professionnels ont su rapidement s’approprier le dispositif et en faire une ressource pour leur travail, il nous est apparu que pour l’encadrement intermédiaire, un temps d’appropriation a été nécessaire et doit faire l’objet d’une attention particulière. La pérennité du dispositif n’est envisageable que si son périmètre est partagé à tous les niveaux de la chaine hiérarchique.
Compte tenu du retrait de l’équipe du Cnam fin 2017, le dispositif a été aménagé, les différentes étapes d’instruction des questions ont été précisées et une instance de pilotage tripartite avec la participation des référents de référents se substitue au comité d’établissement. L’objectif à terme étant de pérenniser le dispositif et de l’élargir aux autres unités de l’établissement.
Mylène Zittoun : Un des enjeux de cette intervention est l’articulation des rapports de la parole à l’action. Celle-ci passe par la contribution des salariés aux processus décisionnels sur leur travail. Le dialogue sur la qualité du travail est organisé à différents niveaux de l’organisation : le Service, le Pôle, l’Établissement.
Ce nouveau dispositif, co-construit avec la direction et en accord avec les organisations syndicales, met ainsi en jeu des référentes-métier désignées par leurs pairs, engagées dans la première action, elles instituent la fonction du collectif de travail comme moyen d’action dans l’organisation ; des instances de délibération et de décision sur le métier. C’est lors des comités de suivi de la première action que se sont construites les conditions de la contribution des professionnelles au dialogue sur le travail réel avec la hiérarchie et les syndicats. L’organisation de ce dispositif a conduit à des arbitrages organisationnels nouveaux qui ont été source de santé. « L’idée est justement d’assurer la pérennisation de l’initiative reprise par les professionnels après que l’échafaudage de notre intervention ait été retiré, lorsque nous quittons l’organisation. Si l’organisation du travail n’a pas changé en notre présence, si la coopération conflictuelle entre salariés, syndicats et hiérarchies que nous avons expérimentée avec eux ne peut pas être véritablement instituée, il y a un risque – toujours présent, toujours couru – que les libertés professionnelles reconquises régressent à nouveau (Clot, 2016). »
Rhizome : Considérez-vous que certains professionnels sont « en souffrance » ? Le travail de la relation dégrade-t-il leur santé ? Pensez-vous que le travail peut être au contraire source d’une « bonne santé » ?
Mylène Zittoun : La question centrale qui nous anime est bien celle de la santé des agents à différents niveaux hiérarchiques. Et cette question part d’abord des préoccupations des milieux de travail.
L’expérience clinique et scientifique a montré que la santé au travail est en danger quand le pouvoir d’agir des professionnels sur leur milieu décroît, quand ils perdent l’initiative sur ce qu’ils font et qu’ils ne parviennent plus à réaliser un travail de qualité, ni à se reconnaître dans ce qu’ils font. Peut alors s’installer un cycle délétère. Ce que les salariés ne parviennent plus à faire pèse sur l’ensemble de leurs tâches. Le sentiment d’impuissance l’emporte. L’activité est marquée par le renoncement qui peut déboucher sur le ressentiment. C’est la répétition de ces empêchements qui peut être source de souffrance au travail, voire, de psychopathologie du travail. La souffrance au travail n’est donc pas première, elle est un des destins possibles de l’activité et de la qualité empêchées.
Ces situations sont délétères pour la santé des personnels et pour la vitalité des organisations. Elles privent en effet les premiers des sentiments favorables à la santé qui accompagnent l’efficacité au travail, et les seconds des initiatives des professionnels nécessaires pour produire un travail efficace.
Pour beaucoup des organisations contemporaines, le problème est alimenté par le refoulement des divergences, des points de vue sur la performance au sein et entre les différents métiers en acte. Dans de nombreuses situations, le travail de qualité est discutable sans qu’il ne puisse être discuté pour envisager de faire autrement (Clot, 2010). Ce processus prend racine dans des discordances entre critères de qualité tournés soit vers une performance globale ou « gestionnaire », soit vers la performance locale des métiers en situation réelle. Cette conflictualité ne trouve pas d’issue organisationnelle alliant efficacité et santé. Il est pourtant nécessaire de reconnaître cette conflictualité irréductible en l’institutionnalisant dans des cadres dialogiques réglés sur les critères de la qualité du travail pour construire des compromis dynamiques et ouverts entre différents points de vue (direction, organisations syndicales, professionnels), eux-mêmes en développement. C’est en effet le déni de la prise en compte des différences de points de vue sur la qualité du travail — même entre les salariés — qui est à l’origine du mal-être au travail.
Sur l’autre aspect de votre question relative aux effets d’un travail de la relation à l’autre, je voudrai préciser les choses suivantes :
Quand l’objet travaillé est matériel, le geste se voit, le collègue peut toucher ce que l’autre fait. Il y a un côté immédiatement visible du geste professionnel qui rend la controverse presque spontanée.
Plus on va vers les services, plus l’objet travaillé c’est la relation à l’autre, l’autre, comme objet de son travail et, parfois, comme source potentielle de préoccupation. On est confronté à des conflits de critères nouveaux, par exemple : « qu’est-ce qui est juste, ou pas ? », « qu’est-ce qui est bien, ou mal ? », « qu’est-ce qui est vrai, ou faux ? »
Quand l’objet du travail se déplace au niveau des personnes, les conflits de critères se déplacent aussi, on les retrouve du côté des valeurs.
Dans ce cas, comme dans vos métiers, le travail est moins visible, toutes ces questions deviennent plus compliquées, et il est nécessaire de l’instruire autrement.
Le travail est plus intense (pas seulement au sens de l’intensification de la charge de travail, même si cette question est à prendre au sérieux), car il pose les questions de sens et de l’efficience autrement quand le rapport à autrui est au coeur de l’activité. Dans une toilette se joue toute la dignité d’une personne mais aussi d’un métier.
Toutes ces questions complexes ne peuvent se régler en dehors de l’organisation systématique de controverses de métier car ce travail est très difficile à prescrire. C’est à cette condition que le travail peut devenir un pouvoir d’agir.
Rhizome : Quels dispositifs de soutien sont proposés aux professionnels ? Quels sont les dispositifs d’action et à qui se destinent-ils ?
Mylène Zittoun : Tout d’abord une petite précision, la définition de la santé que nous suivons se réfère aux travaux de Canguilhem, médecin et philosophe de la médecine qui écrivait : « Ce qui caractérise la santé c’est la possibilité de dépasser la norme qui définit le normal momentané, la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles (Canguilhem, 1984, p. 130) ». Pour cet auteur, quand il évoque le travailleur, sa résistance aux « mesures qui lui sont imposées du dehors doivent donc être comprises autant comme des réactions de défense biologique que comme des réactions de défenses sociales et dans les deux cas comme des réactions de santé » (Canguilhem, 1984, p. 130). Il est donc important que les professionnels « saisissent le sens de leur travail et se situent eux-mêmes au sein du nouveau milieu, c’est-à-dire en fin de compte qu’ils réfèrent à eux-mêmes le milieu en même temps qu’ils se soumettent à ses exigences » ; conditions à partir desquelles le professionnel « cesse de se sentir objet dans un milieu de contrainte pour s’apercevoir sujet dans un milieu d’organisation (Canguilhem, 1947, p. 129) ». La santé est ainsi définie comme un processus créatif, elle est un pouvoir d’agir. Être en santé c’est se sentir efficace, acteur des choses, c’est éprouver au moins de temps en temps la fierté du travail bien fait, car il existe un lien profond entre santé et qualité du travail, entre santé et créativité.
Dimension multicritère et discutable par essence, la notion de qualité est une ambivalence. À la fois source de plaisir, de fierté et de satisfaction, elle porte en elle les ressorts de la santé. Mais, dégradée, malmenée ou déniée, elle se retourne contre celui qui travaille, peut conduire à une perte de confiance, un mépris de soi et des autres, à la honte jusqu’à en faire une maladie. On devine aisément sur ce seul enjeu à quel point la qualité empêchée peut être un facteur de risque et concourir à dégrader la santé.
On est loin ici des approches victimologiques où les salariés sont regardés a priori comme des sujets faibles à « soutenir ». Le paradigme est inversé et il s’agit de donner à ceux qui travaillent les moyens organisationnels de « prendre soin de leur métier » (Fernandez, 2008). À Grugny, les professionnelles ont pu « soutenir » leur métier dans l’organisation. C’est un ressort de la santé psychique et physique.
Notre cadre théorique3 considère que la santé au travail est nourrie par les conflits, désaccords, controverses professionnelles constructives. Notre intervention visera même leurs développements collectifs et ce, à tous les niveaux dans l’organisation du travail.
Dans la commande initiale, l’EPD de Grugny visait la mise en place d’une recherche co-construite visant à prendre en compte les dimensions psychosociales de son activité.
Il y avait cette volonté que le « sens de l’action » conduite par l’établissement rejoigne le mieux possible les aspirations de chacun à réaliser un travail de qualité, étant entendu que les conflits de critères sur la qualité du travail sont plus intenses quand l’objet de ce dernier sont des personnes dépendantes.
Le second contrat avait pour but de donner une suite à ce premier travail en centrant l’action sur l’organisation du travail. Celle-ci conditionne en effet la possibilité de déployer les résultats obtenus lors de la première expérimentation conduite. Il s’agissait d’inventer des formes instituées de dialogue avec les participants, quelle que soit leur place dans la division du travail et dans le système hiérarchique.
Une nouvelle voie d’action était explorée dans le rapport santé, travail et organisation. Contrairement aux approches gestionnaires des risques psychosociaux elle prend comme objet la qualité du travail, sa conflictualité sociale et psychologique. Il ne s’agit plus de prévenir des dits risques psychosociaux, mais de développer les ressources psychologiques et sociales de l’établissement.
Rhizome: Est-ce que vos actions ont une dimension groupale ? Les intervenants de « première ligne », les cadres et le(s) dirigeant(s) sont-ils conviés aux mêmes actions ?
Mylène Zittoun : On entend souvent dire dans le champ de la prévention en santé au travail qu’il faudrait revenir au collectif, comme si le collectif pouvait devenir un rempart contre la souffrance au travail. Or, il y a collectif et collectif. Le collectif que nous défendons n’est pas une collection d’individus. Et dans cette perspective, ce que l’on partage déjà, est moins intéressant que ce qu’on ne partage pas encore. Le collectif de travail est foncièrement hétérogène (Clot, 2010).
L’entretien de cette hétérogénéité se fait par l’instauration de la dispute professionnelle qui, sur le plan psychologique, est une activité sociale. C’est une activité sociale qui, telle qu’elle est organisée dans nos dispositifs méthodologiques, fait passer le collectif à l’intérieur de chaque professionnel où cette dispute se poursuit qu’il le veuille ou non. Du coup, la personne n’est plus seulement dans un collectif, c’est le collectif qui glisse dans la personne. Il s’y reconvertit en dialogue intérieur au service de son activité propre. Le collectif dont il est ici question, permet à chacun de « prendre des libertés » avec lui (Clot, 2010). La controverse professionnelle, l’institution dialogique de la dispute de métier, se mesure à la tâche de rompre l’habitude, de fuir les déplaisirs du réel dans les échanges professionnels. L’objet de cette clinique-là est d’instruire, avec le moins de faux-semblants possible, les dossiers du travail « bien fait » à jamais discutable par définition et si difficile à discuter (Clot, 2018). C’est la fonction sociale du collectif.
Du coup, ce collectif-là n’est plus seulement une appartenance à honorer ou une contenance à adopter, mais un instrument de travail sur le travail, très personnel, à user et à « maintenir » ensemble. Nous suivons Lev Vygotski qui souligne que « l’individuel chez l’homme n’est pas le contraire du social mais sa forme supérieure (2004, p. 236). »
Contrairement au groupe de parole qui est très souvent présenté comme une alternative pour travailler à partir du « vécu » la relation subjective aux patients, notamment à l’hôpital (Ruszniewski, 1999 ; Litim, Prot, Roger, Ruelland, Yvon, et Clot, 2005), ici, c’est dans l’organisation de l’activité des soignants eux-mêmes avec la ligne hiérarchique que la source des différents symptômes de la souffrance est recherchée.
Rhizome : Accordez-vous de l’importance au « pouvoir d’agir » des professionnels ? Faites-vous participer les bénéficiaires « usagers » à vos actions ?
Mylène Zittoun : Si, comme cela a été montré, la place accordée à la parole et à l’action des professionnels à tous niveaux hiérarchiques est centrale dans ces dispositifs, les bénéficiaires usagers n’ont pas été associés à ces actions. Non pas par désintérêt pour eux car ils sont les destinataires des actions mises en place. Un chantier reste peut-être à ouvrir dans cette perspective, mais il suppose au préalable que le débat sur la qualité du travail soit institué et assimilé au sein de l’établissement.
Rhizome : Est-ce que pratiquement, comme conceptuellement, votre intervention se distingue de l’Analyse des Pratiques Professionnelles ?
Mylène Zittoun : Notre idée n’est pas de rendre le vécu mieux supportable. C’est qu’il devienne un moyen de vivre autrement dans toute l’organisation. L’organisation de l’Établissement est devenue un peu mieux un moyen de donner un autre destin à ce qui, dans le travail quotidien, « aurait pu se faire sans pouvoir se faire » et à « ce qui pourrait se faire », c’est-à-dire le réel de l’activité possible.
C’est au moyen de réalisations nouvelles que le réel de l’activité empêchée peut se modifier ou se réorganiser : c’est uniquement en mouvement qu’un corps montre ce qu’il est, dit Lev Vygotski (2014). C’est aussi quand elles se transforment et l’organisation avec elles qu’on peut comprendre les pratiques.
L’analyse du « vécu » est un moyen de cette transformation pour nous et non pas son but.
La subjectivité réelle n’est pas l’expression du « vécu », c’est l’histoire réelle de la subjectivité entre des activités réalisées et au-delà de ces activités : nous nous essayons donc à de nouvelles réalisations, même organisationnelles avec toutes les parties prenantes.
Notes de bas de page
1 D’autres interventions de cette nature sont en cours dans l’industrie automobile, les services ou la fonction publique.
2 Chercheuse associée au Centre de Recherche sur le Travail et le Développement CRTD-CNAM.
3 Cette perspective est développée par Yves Clot (1995-1998) et l’équipe clinique de l’activité.
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