Dépasser l’urgence
D’abord il y a cette info d’un Directeur d’association qui tombe comme une dépêche: « on ne peut pas vivre hors du temps » ; elle vient de Lille mais aussi bien d’Algérie ou d’ailleurs .Il est vrai que le temps du traumatisme conjugue risque vital et mise hors circuit de la temporalité, une forme de stupeur.
Pour sortir de ce hors temps, le modèle de l’urgence humanitaire s’est installé durablement dans le paysage contemporain. L’extension de ce modèle, bien au-delà de l’urgence médicale, est à l’origine de la pérennisation de dispositifs précaires et de la multiplication des « intermittents du social ». Devenu hégémonique, cet urgentisme provoque en réaction des tentatives de sauvegarde d’un temps où l’on prenait le temps, mais ouvre parfois aussi à des actes inventifs d’outre passement des institutions pour « aller vers » l’autre en souffrance. C’est à partir de cet engagement vers « l’étranger » qu’un premier accordage des temps institutionnels et des temps vécus peut ouvrir à une narration possible.
Mais lorsque la parole d’un homme, d’une femme ou d’un enfant qui se raconte suspend le temps de l’urgence, et qu’elle ne débouche sur rien, le temps de la haine ou de la violence peut lui succéder. Face à ce risque, le temps de l’éprouvé oblige les intervenants à se poser cette question : comment résister et se réapproprier du temps à partir de la tyrannie de l’urgence ? Cela n’est pas simple. L’injonction publique et une certaine demande sociale exigent une réparation immédiate et ne laissent que peu de temps au temps réflexif. Pour tous les praticiens du social ou du soin, il convient dans le même temps de dénoncer le mouvement d’urgence généralisé d’une société traumatique, où « la dette est désormais mise au compte des sujets » et non plus de l’Etat social, mais aussi de comprendre que seul le temps passé et soi-disant « perdu » à écouter des histoires permet de relancer et de repenser des projets fondateurs du soin ou de l’action sociale.
Le temps du projet devient celui du risque assumé dans une histoire, aussi bien pour les intervenants que pour les usagers. Mais entre « hâte intempestive et déréliction contemplative », la juste mesure relève de l’art du politique : savoir construire « une certaine lenteur au cœur du mouvement même », là où il s’agit de rester vivant ensemble ; dès le premier instant et jusqu’à éprouver la densité du temps.