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L’expérience Boca de Rua : porter les voix des personnes sans domicile fixe

Charlotte Dafol - Cinéaste - ONG Alice, Agence libre pour l’information, la citoyenneté et l’éducation (Agência livre para informação cidadania e educação)

Année de publication : 2021

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SANTE MENTALE, SCIENCES HUMAINES, Psychologie, Sociologie, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°79 – Les visages de l’écoute (mars 2021)

Boca de Rua1 est un journal intégralement élaboré par un groupe de sans domicile fixe de la ville de Porto Alegre2. Reconnu internationalement, il est vendu aux feux rouges et sur les trottoirs par ses propres rédacteurs, dont il représente la principale source de revenus. En outre, il répond surtout à des demandes plus profondes de dignité, invitant à une réflexion sur l’importance de l’écoute pour l’estime de soi et l’insertion sociale.

Une prise de conscience

L’ONG Alice défend depuis plus de vingt ans la liberté d’expression et le droit à la communication des populations marginalisées. Loin des logiques de charité, elle n’avait aucune prétention, en fondant le journal, à donner une solution aux problèmes de logement, de santé ou d’assistance sociale qui atteignent les sans domicile fixe. « L’idée était simplement de faire un journal ! Un pont de communication entre des gens qui ont une maison et des gens qui n’en ont pas », explique Rosina3, idéalisatrice du projet. Un défi apparemment modeste, mais qui part d’un constat flagrant : quand les médias traditionnels s’intéressent aux problématiques du monde de la rue — ce qui est déjà loin d’être fréquent —, ils donnent plus facilement la parole à un « spécialiste » universitaire qu’aux principaux concernés par ces questions.
En se faisant maîtres de leur propre journal, les rédacteurs du Boca de Rua s’octroient un droit de réponse face à une société qui, quand elle ne les ignore pas, les étudie comme un problème à résoudre. L’objet devient sujet. Du rédacteur au lecteur, le discours est unilatéral et exige au minimum le respect, sinon l’empathie. Du vendeur à l’acheteur, la relation est équitable, le regard est dans les yeux, le dialogue est rendu possible.

Une famille de la rue

L’équipe du Boca de Rua est un groupe hétérogène et fluide d’une trentaine de membres. Pour en faire partie, il suffit d’en exprimer la volonté et d’être présent tous les mardis aux réunions de rédaction. Au cours de ces rencontres, l’écoute occupe une place centrale. D’abord, parce que l’élaboration du journal, depuis le choix des sujets jusqu’à la révision des textes, passe par une méthodologie entièrement orale : les thèmes sont discutés collectivement et de ces conversations émergent les articles, sous la plume de collaborateurs bénévoles jouant le rôle de greffiers. Ensuite, parce que ces réunions hebdomadaires ne se limitent pas à une nécessité de production : elles sont un espace d’échange, d’amitié, de confiance, d’accueil inconditionnel. Vingt ans de persévérance ont créé des liens presque familiaux entre les (très) différents participants du projet, renversant les barrières sociales et les conventions traditionnelles d’un lieu de travail. Le groupe du « Boca » est une famille qui ne se préoccupe pas du passé, qui écoute sans porter de jugement, qui donne toujours une deuxième chance.

Une voix citoyenne

Au fil des ans, le groupe a aussi défini par lui-même son organisation interne. Au cours des réunions, tout le monde a le droit de s’exprimer, à condition de s’inscrire et d’attendre son tour pour parler. Toutes les décisions sont débattues puis votées à main levée. Certaines situations récurrentes ont même permis la rédaction d’un certain nombre de règles et de sanctions, décidées et révisées tous les ans par le collectif lui-même, et indépendantes des lois brésiliennes ou des normes sociales. Ce règlement est presque toujours respecté, malgré son exigence et la dure réalité du monde de la rue : tous parviennent, par exemple, à se présenter sobres et ponctuels aux réunions, alors que la plupart vivent sans montre, n’ont aucun accès aux transports publics et ont habituellement une consommation élevée de drogue et d’alcool.
Aussi importante que son résultat, l’élaboration même du journal est donc un moment constructif de citoyenneté, d’un espace autonome en marge de la société, où il est permis de (se) réinventer. Il va sans dire qu’une telle émancipation se reflète dans les contenus proposés. Car le Boca de Rua n’a aucune vocation neutralité : il assume sa subjectivité, dénonçant les violences policières et les négligences des pouvoirs publics, bataillant pour être vu et entendu là où l’écoute fait souvent défaut.

Les échos du cri

Vingt ans après le lancement de son premier numéro4, la notoriété du « Boca » dépasse largement les quartiers de Porto Alegre où il est vendu. Présent sur les réseaux sociaux, on ne compte plus les articles et les travaux universitaires qui s’y sont intéressés, ni les séminaires où ses membres ont été invités, et un documentaire a récemment partagé son histoire dans une dizaine de festivals internationaux. L’effet d’une telle reconnaissance est incommensurable pour des individus dont sont fréquemment reniés les droits les plus fondamentaux. Il aboutit même à une certaine contradiction dont l’ONG Alice ne peut que se féliciter : si l’ambition de départ du projet était « simplement de faire un journal », nombreux sont les journalistes du Boca de Rua qui ont aujourd’hui retrouvé un toit, renoué avec leurs familles et/ou repris un accompagnement médical.

Pour aller plus loin…

Retrouver le journal Boca de Rua et suivez ses actualités sur leur site internet et via leur page Facebook.

À voir…

Dafol, C. (réalisatrice). (2020). De olhos abertos (Les yeux ouverts) [film documentaire]. Production Alice – Agência livre para informação cidadania e educação.

Notes de bas de page

1 Extrême sud du Brésil.

2 « Bouche de rue ».

3 Entretien avec Rosina Duarte, l’une des créatrices du journal Boca de Rua et membre de l’ONG Alice. Dafol, C. (réalisatrice). (2020). De olhos abertos [film documentaire]. Production Alice – Agência livre para informação cidadania e educação.

4 Le numéro zéro du journal Boca de Rua, intitulé « Voix de personnes invisibles » [Vozes de uma gente invisível], a été publié à l’occasion du premier Forum social mondial de Porto Alegre, en janvier 2001.

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