Internet s’est imposé comme une plateforme permettant de communiquer avec le monde entier, et ce, à tout moment. Son intégration dans des supports technologiques tels que les téléphones portables ou les tablettes tactiles en a fait un outil communicationnel incontournable de l’individu contemporain. Cependant, si Internet s’impose aujourd’hui comme un lieu de sociabilité et de socialisation, on constate qu’il est aussi devenu un espace où se développent de nouvelles formes de violences : cyberharcèlement, cyberhumiliation, discours de haine, remarques sexistes, diffamation, violences psychologiques, détournement d’images et moqueries collectives, usurpation d’identité, trolling (polluer les réseaux sociaux de messages provocateurs), mais aussi outing (révéler l’orientation sexuelle d’une personne sans son consentement), happy slapping (filmer le lynchage d’un individu), slut shaming (critiquer un individu en raison de son maquillage, de sa tenue ou de son comportement sexuel, supposé ou réel), revenge porn (partager des images à caractère sexuel impliquant un tiers sans son consentement)… Autant de termes employés pour décrire les nouveaux visages de la violence interpersonnelle sur Internet1, dont la plupart visent à salir la réputation d’un individu.
Pour nous, l’apparition de ces cyberviolences2 coïncide avec les nouvelles modalités relationnelles du monde contemporain, modalités identiques à celles de la sociabilité en ligne. De nombreux auteurs ont notamment dénoncé la montée de l’informel3 dans la société moderne, caractérisée par le déclin des formes et des manières qui encadraient jusqu’ici les relations sociales. On assisterait alors à la disparition progressive des rites qui imposaient des règles de civilité et une maîtrise du corps tout en maintenant à distance les individus interagissant. Ces conventions seraient d’ailleurs fondamentales car elles protégeraient la personne de tout envahissement de sa sphère idéale et réguleraient l’agir ensemble. Or, aujourd’hui, l’individu « hypermoderne » se voudrait désengagé4 de toutes contraintes sociales et refuserait l’autocontrôle ; foncièrement narcissique, il chercherait à s’affirmer tout en faisant preuve de déliaison face à autrui.
Le désengagement interactionnel sur Internet
Ce désengagement et égocentrisme vont d’ailleurs être accentués par le développement des réseaux sociaux, plateformes où les formes interactionnelles s’effacent là aussi. Dans le monde virtuel, les frontières entre le privé et le public tendent à se brouiller, entraînant un bousculement des codes de conduite censés régir ces deux domaines : les manières, le respect, la déférence, la civilité supposées encadrer les interactions et maintenir la distance sociale optimale avec autrui sont désormais perçues comme incompatibles avec les relations médiatisées, qui, elles, prennent forme sur une « présentation de soi libérée des contraintes de la coprésence5 ». Dorénavant, c’est essentiellement par la mise en scène de soi sur Internet et l’exhibition de son intimité que l’individu va tenter de capter le regard de l’autre. Tous les moyens sont bons pour exister : les corps se dénudent, la parole se veut choquante afin de se faire entendre, le regard devient intrusif pour mieux juger ; on préfère l’outrance à la maîtrise de soi. Faire preuve de retenue dans un monde où la reconnaissance sociale s’établit à travers la surexposition permanente serait alors incohérent ; l’individu qui refuserait de se plier aux règles sociales selon lesquelles il faudrait se montrer pour exister risquerait de devenir invisible aux yeux de ses pairs, et donc de tomber dans l’oubli. On constate alors que l’approbation d’autrui reste primordiale aujourd’hui, et ce, malgré la déliaison entre les individus. Toutefois, l’Autre est ici instrumentalisé car il « sert avant tout les intérêts d’un sujet désireux d’être vu, flatté, aimé6… » Autrement dit, ce que les acteurs recherchent sur la Toile, c’est la reconnaissance sociale, mais sans la contrainte.
Quand la proximité rend vulnérable
D’ailleurs, dans le monde numérique, les individus se veulent égaux mais ce principe d’égalité est poussé à son paroxysme : sur les réseaux sociaux, nul besoin de respecter une quelconque distance rituelle qui s’établirait en fonction de l’âge, du statut, de la fonction des participants et qui entraînerait, selon ces mêmes critères, un traitement différencié ; tout le monde étant « logé à la même enseigne », les codes sociaux dont le but était d’ordonner les relations dans les diverses situations de la vie sociale n’ont plus lieu d’être.
Cette situation va alors faciliter la proximité entre les individus, les exposant à des dangers certains. Pour nous, c’est la désintégration de la distinction entre le public et l’intime ainsi que la disparition des codes censés régir ces deux domaines qui contribuent à la montée de la cyberviolence : l’indistinction entre les rites de la vie privée et ceux de la vie publique ne permet plus aux personnes de se réfugier dans un quelconque espace où elles pourraient échapper au regard de leurs pairs, ni même de dénoncer l’envahissement de leur sphère idéale. En effet, comment parler de « transgression » s’il n’y a plus de limites ?
En outre, les pratiques d’évitement qui auraient pu être salutaires sont quasi impossibles à l’heure des réseaux sociaux : plongé dans un monde de communication permanente, l’individu doit se soumettre à l’injonction à la visibilité7 selon laquelle il est tenu de laisser des traces virtuelles de sa présence sous peine de tomber dans l’oubli. Or, si le partage de son intimité lui permet d’augmenter son capital social, il l’expose aussi à diverses formes de cyberviolence. Les individus profitent des moyens techniques proposés par Internet pour décortiquer les images de leurs pairs, en déceler les imperfections et les commenter avec un tiers. Les flux continus communicationnels rendent insensibles les spectateurs qui ne font que saisir en un clin d’œil les informations qui leur parviennent sans prendre en compte l’histoire personnelle du « regardé » ni sa potentielle fragilité. Aux yeux du « regardant », celui-ci se suffit à sa représentation numérique, image que l’on peut reproduire, moquer et partager à l’infini. Dans le monde virtuel, le regard se veut alors curieux, avide de détails, insensible ; il joue de l’inexistence de limite supposée le réguler pour s’inviter dans l’intimité des internautes et l’envahir. La cyberviolence s’établit alors ici à travers le regard qui se veut de plus en plus déshumanisé.
L’intrusion virtuelle : une forme de cyberviolence
Sur Internet, les formes d’intrusion sont variées : on parle par exemple de cyberharcèlement, par lequel l’agresseur envahit la sphère privée de la victime en lui envoyant de manière répétitive des messages désagréables ; de cyberhumiliation, pouvant être définie comme le partage non consenti d’un document personnel par un tiers, visant à affaiblir psychologiquement et à compromettre la réputation de l’agressé ; ou encore de harcèlement visuel, lorsque l’agresseur pénètre l’espace numérique de la victime et la force à prendre part à son intimité, en l’obligeant par exemple à regarder une photographie à caractère sexuel. Ainsi, dans les trois cas, c’est l’interpénétration des mondes privés et publics ainsi que l’absence de limites sociales qui tend à engendrer la cyberviolence.
L’inexistence des corps sur Internet semble jouer aussi un rôle prédominant dans la perpétration de ces agressions : l’absence de support corporel libère l’individu des contraintes interactionnelles lui permettant de se dédouaner des rites et des formes qu’imposait la coprésence ; l’acteur va s’exprimer sans aucun tabou, faire part de son opinion à l’emporte-pièce ou encore commenter sans retenue les actions de ses pairs de façon bien plus désinvolte qu’il ne l’aurait fait en présence d’un tiers. Ainsi, l’absence des corps fait que les individus oublient bien souvent que derrière l’écran se trouve une personne qui va réceptionner leurs propos : ne « voyant » pas l’Autre, ils tendent à ne pas prendre pleinement conscience des conséquences dévastatrices de leurs actes ou de leurs paroles ; sans face-à-face interactionnel, il est impossible pour l’internaute de cerner la vulnérabilité de sa victime ni même son désarroi. En outre, l’absence des corps pose de même un problème quant à l’identification des cyberdélinquants qui profitent de l’anonymat en ligne pour commettre leurs actes en toute impunité.
Autre fait inquiétant : la cyberviolence, comme violation de la vie privée en vue d’agresser une personne dans le monde virtuel peut aussi contaminer la vie réelle. Ainsi, lorsqu’une victime voit son e-réputation bafouée sur le Net, elle peut s’attendre à subir des brimades dans la réalité. Nous assistons alors à un éclatement total des espaces (et de leur limite) qui laisse peu de chance à l’individu de préserver son intimité.
Or il semblerait qu’une prise de conscience collective de ces cyberviolences s’opère peu à peu. La mise en place de dispositifs visant à rappeler aux internautes les règles de la « netiquette », normes dictant une utilisation responsable des réseaux, en est un exemple probant.
Les conventions sociales, bien que contraignantes, sont indispensables au bon fonctionnement de la société : elles régulent la violence interpersonnelle, elles protègent les individus d’une trop grande proximité qui accroîtrait leur vulnérabilité et garantissent des droits en cas de transgression dommageable.
Notes de bas de page
1 Dilmaç, J. A. et Macilotti, G. (dir.) (2019). L’humiliation sur Internet : acteurs, méthodes d’enquête et prévention [numéro, thématique]. Déviance et Société, 43 (3), 293-459.
2 Blaya, C. (2013). Les ados dans le cyberespace. Prises de risque et cyberviolence, De Boeck.
3 Haroche, C. (2001). Des formes et des manières en démocratie. Raisons politiques, 1 (1), 89-110.
4 Gauchet, M. (1998). Essai de psychologie contemporaine. Un nouvel âge de la personnalité. Le Débat, 2 (2), 164-181.
5 Thompson, J. (2005). La nouvelle visibilité. Réseaux, 1 (1-2), 59-87, p. 71.
6 Lardellier, P. et Bryon-Portet, C. (2010). « Ego 2.0 ». Quelques considérations théoriques sur l’identité et les relations à l’ère des réseaux. Les Cahiers du numérique, 1 (1), 13-34, p. 32.
7 Aubert, N. et Haroche, C. (2011). Être visible pour exister : l’injonction à la visibilité. Dans N. Aubert (dir.), Les tyrannies de la visibilité. Être visible pour exister ?, (p. 7-22). Érès.