Solidarité paysans est un réseau créé en 1992 qui regroupe 35 associations sur 64 départements du territoire métropolitain. Il a pour objectifs de lutter contre les exclusions dont les agriculteurs peuvent être victimes et de conforter leur autonomie en travaillant à leur émancipation afin qu’ils puissent retrouver la maîtrise de leur ferme et de leur choix. Le réseau compte aujourd’hui 1 000 bénévoles – souvent agriculteurs eux-mêmes – et 80 salariés aux compétences multiples (techniciens, ingénieurs, juristes, travailleurs sociaux), qui interviennent en partenariat et en complémentarité avec d’autres professionnels et accompagnent 3 000 familles chaque année.
solidaritepaysans.org
Rhizome : Comment avez-vous rencontré l’association Solidarité paysans ?
Bernard Beauchamp : Solidarité paysans nous a aidés, ma femme et moi, dans les années 2000. Par la suite, soit trois ans après, nous sommes devenus, à notre tour, aidants.
Dans le passé, nous nous étions installés en tant qu’agriculteurs en groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec1) avec mon père et mon frère. Les relations se sont détériorées et nous sommes partis. Puis, j’ai exercé en tant qu’ouvrier agricole pendant six ans. Toutefois, comme je ne supportais pas mes patrons, je me suis réinstallé comme agriculteur. Pendant dix ans, nous avons « ramé », la situation était très compliquée.
Nous sommes passés à côté des primes d’installation2 et nous n’avions pas de trésorerie. J’ai fini par me dire qu’il fallait trouver une solution et j’ai donc déposé un dossier Agridiff3. Les techniciens de la chambre d’agriculture ont pointé les points positifs, mais aussi tout ce qui n’allait pas et ont conclu que la ferme n’était pas redressable. Il est impossible de demander des financements auprès d’une banque avec ce type de dossier. C’est dans ce contexte que nous avons découvert Solidarité paysans et l’Association départementale pour le développement de l’emploi agricole et rural (Addear), qui est un centre de formation découlant de la Confédération paysanne4.À cette période, nous exercions dans le milieu de l’agriculture conventionnelle. En effet, il m’avait été enseigné, dans le cadre des études agricoles que j’ai pu suivre, que l’engrais était nécessaire pour faire pousser des plantes et que les pesticides les soignaient. En diminuant l’engrais, le rendement diminuait. Mon esprit était formaté selon cette logique, il fallait toujours exploiter le dernier quintal. Je me demandais donc comment cela pouvait fonctionner dans le domaine de l’agriculture biologique. En découvrant d’autres systèmes agricoles, j’ai appris qu’il valait mieux abandonner certains quintaux afin de diminuer sa charge, puis j’ai finalement converti ma ferme à l’agriculture biologique en 2010. J’ai fait de belles rencontres, notamment des personnes issues d’autres régions, avec des mentalités différentes.
Rhizome : Comment avez-vous réagi face aux difficultés que vous relatez ?
Bernard Beauchamp : Cette période a été difficile économiquement. Lorsque nous recevions une facture, nous la mettions au-dessus d’une pile ; nous mettions aussi le premier et le deuxième courrier de rappel au-dessus de la pile ; au troisième rappel, nous donnions un acompte ; au quatrième rappel, la situation devenait vraiment très compliquée. Cela l’était d’autant plus avec les enfants. Étant éloignés des lycées et des universités, nous devions payer des demi-pensions. Dégager un minimum de revenu pour vivre était acrobatique. Être confronté à ces situations est invivable et les conséquences morales sont importantes. Lorsque l’on rencontre des problèmes financiers, on y pense en permanence, de manière obsessionnelle, y compris la nuit. Le soutien de Solidarité paysans m’a aidé, ouvert et permis d’aller chercher des ressources (comme l’Addear). J’ai également vu le monde à travers un autre prisme.
Concernant les aides sociales auxquelles nous avions droit, nous avons uniquement « profité » des aides pour financer la cantine des enfants. Je n’ai pas demandé le revenu de solidarité active (RSA) auquel j’avais pourtant droit. Nous, les paysans, nous sommes des gens fiers. De plus, à cette période, selon moi, le RSA était destiné aux personnes qui ne pouvaient pas trouver de travail, alors que nous, au contraire, nous en avions beaucoup. Dans notre situation, ce soutien financier aurait pu représenter un « bol d’air », mais ce n’était pas la solution que nous cherchions. Nos perspectives se sont éclaircies après le départ des enfants de la maison, la reconversion à l’agriculture biologique et la réduction des charges (par exemple, en diminuant les engrais et le nombre d’animaux) nous ont permis de fournir de la trésorerie, ce qui nous a soulagés.
Notre décision de nous convertir à l’agriculture biologique se base sur la réflexion suivante : vivre à la campagne et « s’empoisonner » avec des produits, c’est contradictoire. Certains agriculteurs ont commencé à avoir des problèmes de santé à cause de l’utilisation de ces produits. Nous nous sommes donc dit qu’il valait mieux arrêter de prendre des risques. Les journées de formation, proposées aux personnes accompagnées par l’Association et aux aidants, nous ont également permis de nous ouvrir sur d’autres pratiques. Nos propres enfants ont pris d’autres chemins que celui de l’agriculture, ils ont été vaccinés par ce qu’ils ont connu et cela a été une bonne nouvelle. Si l’un d’eux avait voulu s’installer à sont tour, il aurait fallu l’aider, et finalement, nous n’aurions jamais pu vivre tranquilles.
Rhizome : Quelles réflexions vous ont conduit à devenir aidant au sein de l’association Solidarité paysans et quel est votre rôle au sein de la structure ?
Bernard Beauchamp : Au départ, je pensais que pour réussir dans le monde agricole, il était important que ses parents y travaillent déjà et que les conjoints aident activement, alors que l’un des problèmes majeurs est la nécessité d’avoir beaucoup de capitaux. Des millions d’euros d’investissement peuvent être nécessaires pour s’installer, c’est effrayant, car cela devient une agriculture de capitaux. Solidarité paysans est parfois sollicitée face à des situations désastreuses. Lorsque des agriculteurs font la démarche de contacter l’Association, cela signifie qu’ils sont « au fond du trou ». En intervenant en tant qu’aidants, nous sommes témoins du gouffre dans lequel se trouvent les personnes. Face à ces situations, nous essayons de regarder les problèmes dans leur globalité et d’être rassurants. La situation des personnes ne peut que s’améliorer et, surtout, elles ne sont plus seules face aux banques ou aux fournisseurs. Nous les accompagnons aux différents rendez-vous.
Notre accompagnement est très différent de celui proposé par les techniciens de la chambre d’agriculture ; il offre des compétences particulières. Les aidants de Solidarité paysans ne sont pas compétents sur tous les sujets, mais ils sont présents pour répondre à toutes les questions des personnes accompagnées et pour les aider à trouver des réponses. Nous n’avons pas de limites dans les échanges, nous pouvons être amenés à discuter, par exemple, de la vie de couple. Aujourd’hui, certains ont investi un million d’euros et ne perçoivent toujours pas de salaire. Ils survivent parfois grâce à celui de leurs conjoints. Il arrive que certains couples craquent. Les difficultés financières auxquelles sont confrontées les personnes ont des conséquences directes sur leur quotidien, leur santé et plus spécifiquement leur santé mentale. Certaines d’entre elles sombrent dans l’alcoolisme.
Pour les accompagner, nous devons donc faire preuve de beaucoup de patience et d’écoute. Nous pouvons également les orienter, leur dire qu’elles ne sont pas isolées. Les formations que nous avons pu recevoir en tant qu’aidants nous permettent d’approcher différents problèmes, tels que le suicide, l’alcoolisme ou les procédures judiciaires. Nous nous frottons donc aussi au droit et au maquignonnage, car les tribunaux ne connaissent pas forcément le fonctionnement d’une ferme. Heureusement, le tribunal d’instance dont nous dépendons écoute l’Association et la reconnaît comme une interlocutrice ressource.
Au niveau national, 70 % des agriculteurs accompagnés par l’Association réussissent à surmonter leurs difficultés là où seuls 30 % y parviennent seuls5. L’accompagnement de Solidarité paysans ne se limitant pas uniquement aux techniques agricoles, il importe alors d’adapter le fonctionnement des exploitations agricoles afin qu’elles deviennent vivables et de faire évoluer les mentalités pour que les personnes prennent la décision d’arrêter si nécessaire. Nous les accompagnons en leur apportant des propositions, mais nous ne pouvons bien évidemment pas les forcer à prendre des décisions contre leur gré, surtout quand elles sont en difficulté. Nous essayons de voir avec elles vers quelles directions accessibles les orienter. Nous accompagnons également les agriculteurs en cas de liquidation ou de redressement judiciaire.
Rhizome : La misère et la souffrance psychologique vous apparaissent-elles massives chez les agriculteurs ?
Bernard Beauchamp : Je ne sais pas si la misère est plus massive, elle se cache peut-être moins, toujours est-il que nous la côtoyons plus. Aussi, les agriculteurs étant moins nombreux, ceux qui se trouvent en difficulté aussi. Toutefois, la prise de risque est plus importante aujourd’hui. Un salaire ne permet pas de rembourser un emprunt à hauteur de 700 000 euros si jamais la personne doit faire face à un problème, notamment de santé, par exemple.
Malgré les formations auxquelles nous avons participé en tant qu’aidants au sein de l’Association, nous peinons à détecter les personnes suicidaires qui vont passer à l’acte. Nous cherchons cependant à les aider, en les écoutant et sans émettre de jugement. Nous répondons aux appels téléphoniques, quelle que soit l’heure (notamment au moment des repas ou le soir, c’est-à-dire quand les agriculteurs se posent). Nous nous déplaçons jusqu’aux fermes aussi souvent que nécessaire. Dernièrement, j’ai reçu l’appel d’une personne, car un représentant de la direction départementale des Services vétérinaires (DDSV) se trouvait dans la cour de l’exploitation après avoir reçu un signalement de maltraitance animale. En effet, quelqu’un avait pensé que des brebis étaient privées d’eau, alors qu’elles avaient bien à boire de l’autre côté de la colline. J’ai pris la décision de me rendre sur place, avec l’agriculteur, afin qu’il ne fasse pas de bêtise. Notre présence calme le jeu : nous expliquons, nous discutons. Les personnes seules peuvent avoir des comportements à risque. Certaines d’entre elles ont des armes de chasse à la maison.
En général, quand les animaux vont mal, c’est que l’éleveur va mal. Face à des difficultés financières, les agriculteurs peuvent manquer d’aliments pour leurs animaux. Par ricochet, les bêtes auront moins de valeur et représenteront moins d’argent. C’est un cercle vicieux.
Il me semble important d’essayer de comprendre les personnes et la situation dans laquelle elles se trouvent sans les juger. Pour ce faire, nous avons comme idéal de proposer un accompagnement en binôme d’aidants mixte. Certains agriculteurs nous considèrent comme une béquille. Lorsque les difficultés financières deviennent écrasantes, le lien social disparaît et la solidarité ne va pas de soi.
Rhizome : Quelle serait l’agriculture du XXIe siècle idéale, respectueuse de la nature et des personnes ?
Bernard Beauchamp : Nous ne pouvons pas continuer à détruire impunément la nature comme certains le font sous couvert de la loi. L’agriculture intensive va droit dans le mur, elle est nocive pour la planète. Il faut veiller à faire évoluer les choses pour les générations futures. Dans les années 1960, il fallait nourrir la France. Le rythme imposé était trop fort et trop rapide. À cette époque, les agriculteurs percevaient les pesticides comme des médicaments. Aujourd’hui, nous savons qu’ils ne sont pas anodins. La biodiversité est nécessaire. Les papillons et les oiseaux, que nous n’apercevions plus, sont revenus chez nous grâce à la reconversion en agriculture biologique.
Malheureusement, l’agriculture qui subvient au premier besoin de l’humanité ne nourrit pas ceux qui la produisent. Il me semble donc aussi primordial que les agriculteurs puissent vivre de leur métier, gagner leur vie et continuer à entretenir la nature pour le bien de tout un chacun.
Notes de bas de page
1 Le groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec) est une société civile agricole de personnes permettant à des agriculteurs associés la réalisation d’un travail en commun dans des conditions comparables à celles existant dans les exploitations de caractère familial.
2 Les agriculteurs qui se réinstallent ne sont pas éligibles aux primes d’installation.
3 Le dispositif d’aide aux agriculteurs en difficulté (Agridiff) s’adressait aux exploitations agricoles qui rencontraient des difficultés structurelles. Après une expertise d’un ou de plusieurs techniciens de la chambre de l’agriculture sur la viabilité économique de l’exploitation, l’agriculteur pouvait se voir octroyer des prêts bancaires à taux réduits et des petites aides financières. Le dispositif a aujourd’hui évolué et est devenu le dispositif d’aides à la relance des exploitations agricoles (Area).
4 Syndicat pour une agriculture paysanne et la défense des agriculteurs.
5 Ces chiffres sont mobilisés par Solidarité paysans et par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation : agriculture.gouv.fr/solidarite-paysans-pour-lutter-contre-les-detresses-du-monde-agricole