L’équipe du projet Remilas a conçu une oeuvre non seulement originale et rigoureuse quant aux analyses proposées, mais surtout nécessaire, et cela à plus d’un titre.
Premièrement, l’ensemble des analyses est présenté dans une forme toujours claire, illustrée de façon originale et intelligible pour un public de non-spécialistes. Ce travail minutieux rend accessible et visible cette activité invisible, l’interprétation de service public. C’est en soi une réussite !
Deuxièmement, chacun des chapitres montre un ou plusieurs des multiples aspects du travail de l’interprète. Ce travail est éminemment complexe. Dans leur souci de rendre compte avec subtilité de cette activité, les auteurs du présent ouvrage mettent en évidence l’ensemble des efforts que les interprètes ont à produire pour passer le discours d’une langue à l’autre. J’emploie le terme « effort » à dessein. En effet, Daniel Gile (1995), et à sa suite Sophie Pointurier (2016), ont élaboré (pour le premier) et développé (pour la seconde) un modèle d’« efforts de la consécutive1 ». Chacun de ces efforts est l’ensemble des ressources attentionnelles, cognitives, nécessaires à l’exécution de la tâche d’interprétation. Les riches exemples rapportés ici illustrent magnifiquement ces efforts constants que les interprètes ont à fournir. Le chapitre 3, par exemple, rapporte les efforts de mémoire ou de réception lorsque l’interprète réorganise le contenu du discours en blocs pour en faciliter l’interprétation ; le chapitre 5 illustre dans son entièreté l’effort de coordination ; etc. Les résultats du projet font honneur au travail de l’interprète en en montrant la grande complexité. Cela inscrit l’ouvrage dans une tradition de valorisation par l’étude scientifique d’un « art » trop souvent passé sous silence.
Troisièmement, si la complexité est à l’honneur dans ce compte-rendu de Remilas, c’est en incluant la démonstration que la médiation, définie ici de façon large, fait intrinsèquement partie de l’activité d’interprétation. Il n’y a pas d’interprétation sans médiation. Elle survient dans les simplifications et adaptations du discours, en faisant entendre qui parle (choix des pronoms), ou encore dans la réparation des malentendus. Ce qui frappe, à la lecture des exemples et analyses, c’est qu’il n’y a pas besoin « d’ajouter du texte » selon la formule de Claudia Angelelli (2004) pour que la médiation soit effective. Selon ma compréhension, la condition nécessaire est de prendre quelque distance avec le cadre normatif habituel, ici le code de déontologie des interprètes qui recommande l’emploi du « je » uniquement, qui préconise une neutralité paralysante ne permettant aucune intervention en dehors de l’interprétation elle-même, ou encore la fidélité au discours. En sortant du cadre, en faisant preuve de créativité dans l’immédiateté de la situation, le travail d’interprétation est complet et la communication devient véritablement interculturelle. Cette communication permet à deux univers de sens de se rencontrer, d’échanger et de construire du sens commun. Les interprètes ne sont plus alors uniquement des témoins de l’intervention, mais bien des acteurs à part entière de cette dernière. Comme tout intervenant en contexte de diversité, les interprètes ont à mettre en pratique l’un des principes fondateurs de cette intervention interculturelle (Cohen-Emerique, 2015) : sortir du cadre. Il me semble que la médiation est à ce prix. C’est probablement un prix modique pour que l’intervention soit adéquate, juste, équitable c’est-à-dire à la hauteur de la prétention d’universalité d’accès de nos institutions.
Quatrièmement, le thème de la neutralité de l’interprète y est traité pour montrer, une fois de plus, qu’elle n’est qu’illusion. Évidemment, la notion de neutralité peut avoir plusieurs acceptions. Communément, elle décrit un état d’indifférence ou d’absence de prise de position. C’est un peu dans ce sens que certains codes de déontologie d’interprètes de service public en font un principe central à la pratique. Il serait synonyme d’invisibilité et d’inactivité. Les interprètes eux-mêmes se représentent la neutralité comme une attente forte de la part des intervenants, même si ceux-ci ne formulent jamais explicitement cette attente (René de Cotret et al., 2017). Cette attente perçue suscite un malaise pour les interprètes, le malaise de la neutralité, puisqu’ils se sentent dans l’impossibilité de se positionner pleinement dans l’interaction. Et chaque fois qu’ils choisissent de ne pas correspondre à cette attente perçue, ils ont le sentiment de trahir la relation de confiance nécessaire à l’intervention. Or, lorsque l’on prête attention aux propos des intervenants qui ont à travailler avec des interprètes, un vaste paysage, riche en diversité, se dessine et non la seule neutralité comme élément central et organisateur (René de Cotret et al., 2021). Les intervenants interrogés dans le cadre d’une étude sur l’intervention interprétée en santé mentale décrivent dix-sept positionnements possibles pour l’interprète. Huit d’entre eux inspirant la confiance, par exemple la clarification ou l’empathie, les neuf autres provoquant la méfiance. C’est le cas par exemple de l’exclusion, la partialité ou l’hypersensibilité. La neutralité est l’un des positionnements dits « proactifs » inspirant la confiance. Elle est décrite comme nécessaire pour le bon déroulement de l’intervention, mais sans qu’elle soit paralysante. C’est ce positionnement qui permet d’être touché par ce qui se passe dans l’intervention sans être complètement envahi par les émotions. Ce serait un positionnement possible autant pour l’interprète que pour l’intervenant. En effet, les participants décrivent la neutralité comme une compétence nécessaire pour eux-mêmes également. Elle permet l’écoute attentive et l’établissement de l’alliance thérapeutique. Une fois de plus, il y a analogie entre intervention et interprétation.
Ne peut-on en conclure qu’il serait temps de considérer les interprètes comme des professionnels à part entière de l’intervention interculturelle ? Encore trop souvent ils restent dans l’ombre des « vrais » intervenants. J’en veux pour preuve les nombreux ouvrages, manuels ou simples recueils de textes en intervention interculturelle, même parmi les plus récents, qui ne font pas mention du travail avec interprète. C’est pourtant une caractéristique de plus en plus commune que d’avoir à intervenir auprès des personnes qui viennent d’ailleurs et qui ne maîtrisent pas la langue de l’institution. Serait-ce la tache aveugle de l’intervention interculturelle ?
Je l’écrivais il y a quelques années déjà (Leanza, 2008), l’interprète a un pouvoir. Coordonner le discours et le passer d’une langue à une autre est un pouvoir énorme qui peut déterminer l’état de santé, l’acquisition d’un statut de migration stable, ou l’accès à de la formation ou à d’autres ressources. Ce pouvoir lui est délégué par les intervenants et les institutions. Il est fortement encadré, en particulier avec les codes de déontologie. Je faisais l’hypothèse qu’un tel encadrement n’était pas innocent. Il reflète la difficulté d’élargir la conception de l’intervention institutionnelle à un tiers et au plurilinguisme. Cet encadrement permet de retenir le pouvoir entre les mains de ceux qui l’ont déjà, les intervenants et les gestionnaires, plutôt que de le partager. Le pouvoir de l’interprète reste ainsi localisé à l’interprétation elle-même, à l’intervention, et ne s’étend pas, ou rarement, au-delà. On voit encore trop peu souvent des interprètes intégrer à titre permanent des équipes cliniques ou à des postes de gestion. C’est en reconnaissant l’interprétation comme une activité pleine et entière, et non un mal nécessaire à régler par de la technologie ou du travail précaire, et en donnant un véritable statut de professionnels de l’intervention aux interprètes, que nos institutions tendront vers un accueil un peu plus interculturel, qu’elles tendront vers un peu plus de justice sociale.
Pour arriver à cela, certains facteurs sociaux peuvent aider, comme le soulignait Franz Pöchhacker (1999) dans son analyse de l’organisation de l’interprétation de service public dans quelques pays pionniers. Le facteur qui me semble crucial aujourd’hui est la reconnaissance de plus en plus répandue et médiatisée des effets des discriminations systémiques. Selon Franz Pöchhacker, cela a été un facteur déterminant dans l’organisation de l’interprétation du service public aux États-Unis et en Grande- Bretagne. Il serait temps que cette prise de conscience sur les limites de nos institutions serve l’accueil des plus vulnérables dans d’autres contextes nationaux. Évidemment, il faut également que les institutions elles-mêmes soient créatives et élaborent des solutions pour aller vers cette reconnaissance. Et, je le répète, la présence continue, voire permanente, d’interprètes dans les structures administratives et cliniques des institutions de santé est la prochaine étape. Cette étape sera possible lorsque les interprètes s’affranchiront de certains jougs encore imposés par d’autres groupes. Je constate encore trop souvent que d’autres parlent à la place des interprètes, que d’autres organisent leur formation, que d’autres décident et négocient leur salaire, etc. Ces autres sont des gestionnaires, des professionnels de la santé, des responsables d’organismes non gouvernementaux, mais pas des interprètes, ou rarement. Serait-il acceptable que des agriculteurs décident des activités, de la formation et du salaire des médecins ? Serait-il acceptable que des muséologues décident des activités, de la formation et du salaire des artistes ? Pourquoi faudrait-il que les interprètes continuent d’accepter que leur sort dépende de tellement de professionnels qui ne sont pas interprètes et qui ont chacun des objectifs différents quant à l’intervention interprétée ? Les formations menant à des diplômes, en particulier de niveau universitaire, restent rares. Ce sont pourtant ces formations qui vont permettre le développement d’un corps professionnel porteur de la voix des interprètes de service public. Il faut soutenir ces initiatives. Les interprètes ont besoin d’alliés, certes, pour cette émancipation, mais pas de paternalisme ou de néocolonialisme.
Je vois dans le présent ouvrage un outil d’empowerment : il révèle et rend accessible avec justesse et précision le travail d’interprétation. Je souhaite qu’il permette des changements de représentations dans tous les esprits concernés par l’interprétation. J’espère qu’il servira surtout les interprètes pour affirmer leur compétence et assurer la place qui leur revient dans les institutions, grandement diversifiées, des sociétés démocratiques.
Notes de bas de page
1 « L’interprétation consécutive est un mode d’interprétation dans lequel l’interprète restitue la traduction après chaque intervention de l’orateur. La longueur des morceaux ainsi traduits varie de 3 à 10 minutes : il écoute une portion de discours, prend des notes, puis restitue dans une autre langue ce même discours pendant que l’orateur marque une pause » (Pointurier, 2016, p. 22-23).
Bibliographie
Angelelli, C. (2004). Medical interpreting and cross-cultural communication. Cambridge University Press.
Cohen-Emerique, M. (2015). Pour une approche interculturelle en travail social. Théories et Pratiques. Les Presses de l’EHESP.
Gile, D. (1995). Regards sur la recherche en interprétation de conférence. Presses universitaires de Lille.
Leanza, Y. (2008). Community interpreter’s power. The hazard of a disturbing attribute. Curare, 31(2-3), 211-220.
Pöchhacker, F. (1999). “ Getting organized ” : the evolution of community interpreting. Interpreting, 4(1), 125-140.
Pointurier, S. (2016). Théories et pratiques de l’interprétation de service public. Presses Sorbonne Nouvelle.
René de Cotret, F., Ošlejšková, E., Tamouro, S. et Leanza, Y. (2017). Donner la parole aux interprètes : le mythe de la neutralité et autres facteurs contextuels pouvant nuire à la performance. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 18(3), 282-292.
René de Cotret, F., Brisset, C. et Leanza, Y. (2021). A typology of healthcare interpreter positionings : When neutral means proactive. Interpreting, 23(1), 103-126.