Pour l’analyste de la parenté, le lien entre frères ou sœurs, dit aussi « germanité », est un des trois liens fondamentaux avec les liens de filiation et d’alliance. Parmi les règles les plus constantes qui organisent la parenté par-delà la variété des cultures figure l’unité du groupe des germains : frères et sœurs sont traités, à travers les attitudes et les appellations, comme relevant de la même catégorie. En outre, pour l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, le mariage consiste en un échange de femmes entre deux hommes, l’époux et le frère de l’épouse1, organisé selon des cycles de réciprocité spécifiques. La germanité est ainsi doublement présente dans « l’atome de parenté » : à travers la relation entre enfants nés du couple et à travers la figure du « donneur de femme » qu’est le frère de l’épouse. Enfin, les travaux sur la filiation et la transmission ont souligné l’importance du lien de germanité et des principes de différenciation qui peuvent exister selon le genre et le rang de naissance. Bref, la germanité est un lien crucial qui articule filiation et alliance. Toutefois, cette centralité des fratries, évidente pour l’anthropologue de la parenté, ne trouve pas le même écho en sociologie. Les recherches qui lui sont consacrées sont rares, mais permettent d’établir un certain nombre de résultats.
Réalités et limites de l’entraide dans les fratries
Le lien de germanité recouvre une temporalité particulière puisque c’est le lien de parenté le plus durable à l’échelle d’une vie. Cela se traduit par des formes de soutien et d’entraide entre germains tout au long de la vie : durant l’enfance lorsque ceux-ci vivent avec leurs père et mère, mais aussi à l’âge adulte une fois qu’ils les ont quittés et ont créé à leur tour une famille. Cette entraide présente des propriétés originales qui la distinguent de l’entraide intergénérationnelle au sein de la lignée. Les relations dans les fratries sont en effet marquées par une forte variabilité et une faible régulation statutaire, décelables dès l’enfance et encore nettement repérables à l’âge adulte. Durant la vie adulte, fréquentation et entraide, qui sont toujours plus faibles qu’entre père-mère et enfants, sont très inégalement réparties et résultent de nombreux facteurs : taille et composition sexuée de la fratrie, distance géographique, moments du cycle de vie, milieu social, durée de vie commune passée… Outre cet aspect peu normé, qui confère à ce lien un caractère discrétionnaire et affinitaire, on constate aussi qu’il est « structuralement second » par rapport au lien de filiation direct père-mère/enfants : la fréquence des relations et de l’entraide entre germains dépend de la présence des père et mère qui, quant à eux, occupent une position clé dans la gestion de l’ensemble des relations de parenté. Ainsi, à leur décès, la relation entre germains tend à s’atténuer. Autre illustration du même principe : les relations de germanité déclinent lorsque les personnes s’établissent en couple et ont des enfants. On peut donc affirmer que le lien de germanité est un lien « dérivé » : frères ou sœurs ne sont liés que dans la mesure où ils sont les enfants de leurs parents.
Comment désigner les fratries ? Genre et biologie en question
« Germain » est un terme neutre sur le plan du genre. Or, dans les faits, les différences sont notables entre frères et sœurs. Cela se traduit moins par la fréquence des relations que par leur régulation. Les femmes ont des relations plus indifférenciées que celles des hommes, leur implication dans la fratrie étant moins conditionnée par leurs préférences personnelles. Cette différence, repérable dès l’enfance, renvoie à des socialisations familiales distinctes selon le genre qui font des femmes, et donc des sœurs, celles qui sont en charge de la sociabilité et de l’entraide dans la parenté, y compris au sein des fratries. En conséquence, la composition sexuée de la fratrie a des effets sur la dynamique relationnelle qui existe en son sein : les fratries exclusivement masculines sont rarement soudées, au contraire des fratries mixtes ou de celles composées de sœurs uniquement. Une division sexuée des rôles et des tâches a lieu entre germains, ce qui permet de nuancer le principe général de l’unité du groupe des germains. Par exemple, l’implication des germains dans l’aide fournie aux père et mère vieillissants n’est pas équivalente entre les frères et les sœurs. Ce moment du cycle de vie ravive entre ces derniers les problèmes de justice (« Comment répartir la charge du soutien ? »), souligne le flou des obligations normatives (« Qui doit faire quoi ? ») et se solde le plus souvent par un plus fort engagement des sœurs. « Germain » est aussi un terme qui fait implicitement référence au fondement biologique du lien. Au sens strict, les germains sont les rejetons de même père et de même mère, par opposition aux consanguins qui ne sont que de même père et aux utérins qui ne sont que de même mère. Étymologiquement, le mot vient du latin « germanus », lui-même dérivé de « germen » qui signifie « germe ». Ce renvoi sémantique pouvait sembler aller de soi dans le passé. Il prête aujourd’hui à discussion compte tenu de l’évolution récente des structures fami- liales avec la multiplication des familles recomposées après divorce ou séparation, le nouveau regard porté sur l’adoption, laquelle n’est plus systématiquement dissimulée, et l’émergence de familles homoparentales au sein desquelles, par définition, l’un des deux parents n’est pas géniteur. Enfin, le recul de la fécondité se traduit par une raréfaction des fratries biologiques de grande taille et, dans le cas des enfants uniques, par leur disparition. Inversement, les nouvelles techniques de reproduction, en particulier la fécondation in vitro avec don de gamètes (spermatozoïdes et, plus rarement, ovocytes), raniment la problématique du fondement bio- logique du lien de germanité. En cas de naissances multiples, les parents (de sexe différent ou, plus encore, de même sexe) ont généralement une préférence pour recourir à un même donneur : dans leur esprit, c’est un moyen de « souder » la fratrie sur un plan génétique (avoir un même géniteur) et sur un plan psychologique (se savoir issu d’un même géniteur), ce qui montre que les représentations biologiques de la germanité sont loin d’avoir disparu.
Compte tenu des opinions divergentes sur l’importance à donner, dans les fratries, à la référence au biologique et de la prise de conscience croissante des différences de rôles et d’attentes de rôle entre frères et sœurs, d’autres termes sont récemment apparus dans l’espace public et dans la recherche. L’emploi du vocable « fratrie » fait de moins en moins l’unanimité : les mots « sororité » et « sororal » sont désormais de plus en plus utilisés pour désigner la place des femmes dans la germanité et mettre à distance les implicites patriarcaux (la croyance selon laquelle les frères peuvent se décharger sur leurs sœurs) que pourrait charrier l’emploi indifférencié du mot « fratrie ». Dans le même esprit et de manière à ne pas entretenir une vision « biocentrée », perçue à tort comme évidente, des relations entre frères ou sœurs, le vocable « adelphie », issu de la botanique et naguère proposé par quelques anthropologues, est parfois employé aujourd’hui à la place de « germanité ». Il présenterait ainsi une double garantie : neutralité sur le plan du genre et neutralité sur le plan du rapport à la biologie.
Le cas des fratries recomposées
La question du rapport à la composante biologique de la germanité trouve une acuité particulière dans les familles recomposées. Les recompositions qui adviennent après divorce ou séparation transforment souvent la morphologie des adelphies dès lors que les nouveaux conjoints ont eux-mêmes eu des enfants d’une union précédente ou que naissent dans le foyer recomposé un ou plusieurs autres enfants. À côté des germains au sens strict du terme peuvent donc s’ajouter des demi-germains (consanguins ou utérins) ou des quasi-germains qui sont de père et mère différents. Ces adelphies recomposées représentent à l’heure actuelle une part significative des fratries de grande taille. Leur configuration relationnelle et leur intégration sont très variables et dépendent en partie de l’histoire de la séparation et de la recomposition, mais aussi des modalités de circulation des enfants d’un foyer à l’autre. Dans certains cas, lorsque la recomposition est ancienne et que l’écart d’âge entre les enfants est faible, la compo- sante biologique pèse peu et les quasi-germains peuvent nouer entre eux de véritables relations adelphiques durables. Tendanciellement, les germains utérins nouent plus facilement des relations que les germains consanguins car il semble plus aisé de cumuler deux « pères » que deux « mères ». Quant aux quasi-germains, en l’absence de filiation commune, la cohabitation au quotidien et sa durée sont les éléments qui favorisent le plus l’intégration de l’adelphie.
La fratrie comme métaphore
Cette observation rappelle que la fraternité peut aussi être comprise dans un sens performatif ou même figuré. Le sens est performatif dans le cas des quasi-germains : s’ils se considèrent entre eux comme des germains, il y a toute chance qu’ils le deviennent effectivement. On peut faire ici un rapprochement avec les enfants des familles d’accueil ou les « frères de lait » du passé. Cette adelphie conçue et vécue comme une pseudo-parenté est d’ailleurs une pratique répandue dans de nombreuses sociétés non occidentales. Toutefois, le sens peut être aussi figuré lorsque la fraternité est utilisée comme une métaphore familiale transposée à un autre domaine de la vie sociale. La symbolique de la fraternité se retrouve dans les lexiques religieux, politiques ou militaires. La religion entend ainsi mettre en avant une sorte d’amitié solidaire entre ses coreligionnaires ; la fraternité républicaine souligne quant à elle les valeurs de cohésion et de tolérance ; les armées affirment par ce terme l’esprit de corps et la solidarité de combat. Le point commun de ces divers usages métaphoriques est le renvoi à la solidarité horizontale, entre égaux. En ce sens, la métaphore efface une dimension pourtant bien réelle, quoique moins légitime (au regard du droit et des croyances de parenté relatives à l’unité du groupe des germains), des relations de germanité : la rivalité, la jalousie et, dans une certaine mesure, l’inégalité.
Lorsque l’ingénierie de la reproduction rendra aisé- ment possible le choix par les parents du sexe ou de l’équipement génomique de l’enfant à naître, l’adelphie se fabriquant ainsi « sur mesure », on se demande ce qui restera de cette idéologie solidariste et égalitariste de la fraternité, laquelle apparaît sur un plan anthropologique comme la réponse normative à l’absence de maîtrise humaine des conditions d’accès à la vie.
Notes de bas de page
1 Lévi-Strauss, C.(2017[1947]). Les structures élémentaires de la parenté. Éditions EHESS.
Bibliographie
Billaud, S. (2013). Des configurations d’aide en mouvement. Les mobilisations des fratries à la suite de l’entrée d’un parent âgé en institution. Politiques sociales et familiales, 119, 19-30.
Crenner, E., Déchaux, J.-H. et Herpin, N. (2000). Le lien de germanité à l’âge adulte. Une approche par l’étude des fréquentations.Revue française de sociologie, 41(2), 211-239.
Déchaux, J.-H. (2005). L’argent entre germains adultes : ambivalence, déni et parades. Enfance Famille Génération, 2.
Déchaux, J.-H. (2007). La germanité comme lien dérivé : présence et influence parentale dans les fratries adultes. Revue suisse de sociologie, 33(3), 465-485.
Caisse nationale d’allocations familiales (2012). Destins croisés des fratries. Informations sociales, 173.
Widmer, É. (1999). Les relations fraternelles des adolescents. Presses universitaires de France.