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Le modèle First. Qui est In, qui est Out ?

Raphaël Bouloudnine - Psychiatre, coordinateur national du dispositif Un chez-soi d'abord, Dihal
Charles Gardou - Anthropologue, professeur des universités, Université Lumière Lyon 2
Mickaël Puech - Chargé de mission Association Un chez soi d’abord France

Année de publication : 2024

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Anthropologie, Psychiatrie, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°87 – Pars, cours, dévie (mai 2024)

Housing first, Working first, Love first… Le mot « First » fleurit ces dernières années au sein des organisations et, plus largement, dans les politiques publiques. De quoi éveiller des suspicions de néophilie ou, tout au moins, une curiosité du secteur de la santé mentale et de bien d’autres. Aussi souhaitons-nous partager, sans autre prétention, la façon dont nous percevons et expérimentons ces «nouvelles modalités d’accès». De manière liminaire, il nous faut préciser la signification que nous attribuons à cet acronyme : forces, inconditionnalité, coresponsabilité, savoirs expérientiels, transférabilité.

Nous questionnons d’abord l’accès direct aux droits pour des publics dits « en marge», en opposition au modèle dit «en escalier» et les enjeux d’une prise en compte, réellement effective, des forces, de l’inconditionnalité et de la coresponsabilité. Nous montrons ensuite en quoi les savoirs expérientiels « d’abord» conduisent à reconsidérer l’évaluation et la participation des personnes. Enfin, nous  interrogeons la transférabilité de ce modèle à l’échelle sociétale et le principe, indu, « In » et « Out ».

L’accès au droit pour chacun et pour tous

Le programme Un chez-soi d’abord, version française de Housing First, avec ses déclinaisons (telles que Working first), ambitionne de favoriser l’accès direct au logement, au travail et, plus globalement, au plein exercice des droits. Ni plus ni moins. Rappelons que les publics avec des pathologies mentales ou psycho- sociales, éloignés du droit commun, se voient encore, la plupart du temps, proposer des modèles dits «en escalier» où ils doivent graduellement prouver leurs capacités et leurs motivations à accéder au logement, au travail… Or, l’escalier est jonché d’évaluations, majoritairement unilatérales, réalisées par des professionnels dont on attend qu’ils établissent un rapport conditionnant l’accession à la marche suivante. Certaines personnes nécessitant une progressivité et un accompagnement soutenu dans le processus de rétablissement, il est aisé d’imaginer la position où elles se trouvent enfermées sous la pression d’un système censément pluridisciplinaire, mais le plus souvent très subjectif. Injonction paradoxale à mobiliser des compétences d’adulte au sein d’un système infantilisant. A contrario, l’accès direct au logement propose des offres selon les desiderata de la personne : « Qu’est- ce que je souhaite, quel est le plus important pour moi? » Au sein du réseau Un chez-soi d’abord, nombre de personnes trouvent ainsi une sécurité physique et psychique dès l’entrée dans leur logement qui constitue une «élaboration pour soi». Le lit, la table à manger, le frigidaire, les photos sur les murs, la musique, les odeurs de cuisine : tout cela, sans injonction aucune et au rythme de la personne elle-même.

L’accès au droit, qui repose sur le principe de citoyenneté, s’accompagne toutefois d’une responsabilité de la personne envers son environnement social. C’est dans le dialogue, à partir de l’infra-ordinaire, et grâce à la prise en compte de la dimension sociale que la présence d’une équipe mobile trouve toute sa légitimité. Nous pensons ici à une personne ayant obturé les fenêtres de son appartement avec des morceaux de cartons afin de se protéger du monde extérieur. Si rien ne l’interdit, un échange amène à suggérer la pose de rideaux, l’équipe expliquant que la volonté d’obturer les fenêtres de cette manière fait courir le risque de stigmatisation par le voisinage. De tels dialogues, situés au croisement de l’expression d’un symptôme et des interrogations sociales, sont essentiels.

On le voit, par-delà le concept d’« inclusion sociale », il s’agit de choses quotidiennes qui tissent du lien social, en coresponsabilisant le locataire et sa communauté. Dans la démarche élaborée avec l’équipe d’accompagnement, l’«inclusion» (faut- il d’ailleurs continuer à utiliser ce vocable ambigu?) est mise à l’épreuve du réel et le paradigme First appelle à déplacer certains curseurs du fonctionnement social, qui induisent la marginalisation et la stigmatisation de certains comportements.

Les personnes bénéficiaires sont notamment invitées à s’extraire d’une passivité nourrie par les phénomènes inhérents à l’institutionnalisation. Les transformations systémiques qui en découlent méritent d’être évaluées à la fois dans le temps et au niveau des personnes, des organisations et de la société.

First, l’expérience avant tout

Le point commun des approches First est de considérer l’expérience comme une indispensable mise en mouvement visant le rétablissement. Les traumatismes de vie rencontrés par les personnes bénéficiaires des services (et, dans une moindre mesure, par tout un chacun) sont susceptibles d’altérer gravement leur confiance en soi, leur confiance en l’autre et leur confiance en un système, hélas, exclusif et excluant. L’accès direct les amène, par une mise en situation, à valider leurs capacités. Entrer dans le logement, signer un bail, meubler, placer son nom sur la boîte aux lettres, autant d’actes qui (re) donnent au locataire un sentiment de possession d’un espace et, symboliquement, de ses droits, de son humanité. L’objectif est bien de générer un effet « boule de neige » par cette (ré)instauration de la confiance, via la validation des expériences de celles ou ceux ayant perdu l’espoir d’être capables. Nos expériences témoignent cependant d’une grande variabilité au gré des personnes et de leurs histoires de vie. Occuper ou retrouver une place sociale présente naturellement un coût : disposer d’une adresse, recevoir du courrier (parfois celui que l’on n’attendait pas!), s’administrer, tout cela s’accompagne de responsabilités. L’objectif demeure d’autoriser chacun à disposer du temps nécessaire pour retrouver confiance en sa capacité à décider de ce qui est bon pour lui. Le constat de ces effets fait émerger la question de l’expertise et de l’évaluation. La personne n’est plus soumise à une expertise extérieure chargée de valider ou d’invalider sa possibilité d’entrée dans un dispositif et de prédire son succès ou son échec. Grâce à une autoévaluation continue in situ, elle dispose des informations requises pour exercer son pouvoir d’agir, se situer et savoir si elle souhaite ce service et à quelles conditions. Sa participation, source de débats – mais également de tentatives avortées –, se fonde sur sa libre décision d’accepter ou de refuser un accompagnement. Le rétablissement, avec sa démarche qui fonctionne par essai-erreur, offre un cadre approprié à la dynamique First. Plus que la réussite en elle-même et pour elle-même, c’est la mise en mouvement qui prime. La condition sine qua non étant de ne pas se satisfaire d’une relation individuelle, mais d’ambitionner une évolution sociétale.

Le rétablissement dans une société inclusive

Rétablissement dans la vie sociale ; inconditionnalité des droits fondamentaux, en dépit des aléas de la naissance ou du cours de la vie; accessibilité universelle; remise en cause des frontières entre les mondes éducatifs, professionnels, sociaux; prise en compte de la personne dans sa parole, ses besoins, désirs, appétences ou appréhensions; accompagnement multidimensionnel; réappropriation de son pouvoir d’agir et autodétermination : ces visées du mouvement First sont en congruence avec l’idée de «société inclusive», expression qui, en réalité, est un pléonasme.

L’adjectif «inclusif» ne constitue en effet qu’un exhausteur de sens du mot «société», signifiant lui-même association, communauté, union, alliance. Il n’en change pas la signification, mais en augmente l’intensité, l’essence même d’une société étant la coopération, la solidarité entre des compagnons liés par des relations d’interdépendance. De fait, exclure un seul des compagnons engendre un appauvrissement et une fragilisation du tissu communautaire, au fondement d’une société humaine et à l’opposé d’une assemblée de propriétaires égoïstes et égotiques.

Une société n’est pas un bien privatif, mais un capital composé de biens naturels, matériels ou immatériels au service du bien-être individuel et collectif. Nul ne saurait en faire son privilège ou son plaisir exclusif, selon les mots de Montesquieu et de Rousseau. Ce patrimoine commun, qui inscrit dans une lignée, une histoire et confère une identité, est, par définition, ouvert à tous, sans exclusivités ou passe-droits catégoriels. Chacun, par naissance même, en est légataire. Il n’y a ni carte de membre à acquérir ni droit d’entrée à acquitter. Ni centre ni périphérie. Ni débiteurs ni créanciers.

Le processus inclusif, encore mal compris, ne se réduit aucunement à « mettre dedans » (dans une école, un logement, une entreprise). Il importe avant tout de permettre à une personne d’exercer son droit naturel à « faire partie ». On ne se place pas ici sur le terrain du manque, mais de la liberté offerte de « se produire », ce qui n’est jamais un voyage en solitaire : que tout ce que la personne (et non le « patient ») peut réaliser soit réalisé, en valorisant ses propres ressources ou solutions et en mettant à sa disposition les aides nécessaires.

Concevoir mécaniquement l’inclusion conduit insidieusement à l’exclusion, symptôme d’une pathologie du développement social, en donnant à croire qu’on est reconnu parce
qu’on est parmi les autres et que, par dissolution dans le mouvement général, l’on peut s’accomplir dans une existence émancipée. Or, privé de reconnaissance, de droit, de participation, il est souvent bien plus difficile de se réaliser « hors » que « dans », d’accéder à une liberté aux visages multiples. Dit autrement, « faire de l’inclusion » renvoie à une conception dogmatique et dévitalisée du mouvement inclusif en augmentant pour certains de nos pairs le sentiment d’une extériorité originelle à la famille humaine qui ne serait pas naturellement la leur. Ce n’est pas ainsi que l’on redonne des ailes à des destins entravés. Il s’agit moins d’inclure que de ne pas exproprier et déshériter. Sans aménagements des institutions éducatives, sociales, politiques et culturelles, sans accommodations de l’espace et de l’organisation économique, sans les supports requis, sans valorisation des rôles sociaux, l’inclusion est susceptible d’entraver la floraison.

In fine, la visée inclusive, comme nouveau cadre de pensée sociale qui interroge puissamment notre forme sociale, invite à retrouver la signification profonde d’une société capable de composer avec les arabesques de l’humain, consciente que l’égalité formelle n’assure pas l’égalité réelle et peut même nuire à l’équité. À rebours de l’emprise excessive de normes, culturellement construites, qui prescrivent, proscrivent, asphyxient le singulier et renvoient en périphérie ceux dont l’existence même déconstruit les modèles et archétypes dominants, elle rappelle que la vie humaine est une forêt foisonnante de nuances, de variations, d’inflexions et d’écarts, d’étrangetés, de crises; une infinité de dissonances et d’anfractuosités, d’aspérités et d’embardées, de relatifs et de relations. En situation de handicap ou non, chacun a le droit inconditionnel à être singulier et à réaliser sa singularité. Cette dernière n’autorise aucun traitement inégalitaire. Telle est la clé de voûte d’un rétablissement social dans une société voulue inclusive.

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