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Un chez-soi d’abord jeunes, dérailler ou bifurquer

Pascale Estecahandy - Médecin en santé publique
Christian Laval - Sociologue
Nicolas Trujillo - Coordinateur du programme « Un chez-soi d'abord jeunes – Toulouse »

Année de publication : 2024

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Médecine, SCIENCES HUMAINES, Sociologie, TRAVAIL SOCIAL, SCIENCES MEDICALES

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L’expérimentation « Un chez-soi d’abord jeunes » (UCSD), lancée fin 20191 et ayant pris fin en décembre 2023, avait pour objectif de loger et d’accompagner des jeunes âgés de 18 à 21 ans, sans domicile ou avec un fort risque de le devenir, et présentant des troubles psychiques sévères moyennant un accompagnement intensif et pluridisciplinaire à leur entrée dans le programme. Adossée aux dispositifs d’appartements de coordination thérapeutique (ACT) « un chez-soi d’abord » et déployée sur les métropoles lilloise et toulousaine, l’expérimentation proposait 50 places sur chaque territoire. Elle s’est appuyée sur l’hypothèse d’un accompagnement spécifique des jeunes adultes vivant avec une psychose débutante pour qui le risque d’instabilité résidentielle ou d’itinérance est plus important que la population générale2, d’autant plus pour ceux qui ont un parcours émaillé de fragilités multiples.

Au total, 122 jeunes ont été accompagnés par le programme « Un chez-soi d’abord jeunes ». Trois quarts d’entre eux sont des hommes et 83 % sont de nationalité française. Lors de leur entrée dans le programme, la moitié était âgée de 20 ans ou moins. L’ensemble des jeunes accompagnés présentent des fragilités multiples et sont, par exemple, confrontés à la pauvreté monétaire, l’instabilité de leurs ressources et de leurs situations résidentielles,ont des interactions complexes avec leurs familles ou un bas niveau d’étude. Certains ont également un parcours migratoire, ont vécu l’incarcération ou consomment des substances psychoactives. À ces difficultés s’ajoutent également des expériences traumatiques multiples dans l’enfance ainsi que des troubles psychiques sévères.

Soigner l’accompagnement des jeunes

Comme dans les dispositifs ACT « Un chez-soi d’abord », un logement diffus dans la cité ainsi qu’une aide financière à l’aménagement sont proposés à chaque jeune, en moyenne quatre semaines après son entrée dans le programme. L’accompagnement est très intensif. Il compte deux visites par semaine (au moins, soit un ratio d’un professionnel pour six jeunes) et propose une très grande diversité de services – nécessaires dans cette période de transition vers la vie d’adulte – pour combler les besoins psychosociaux des jeunes3. Les principes qui guident l’accompagnement sont le rétablissement en santé mentale, l’approche par les forces, la réduction des risques et des dommages, mais aussi une sensibilité aux psychotraumatismes. Ce dernier prisme permet de minimiser le risque de nouvelles expositions traumatiques en proposant un environnement sécurisé tant sur le plan matériel qu’émotionnel, tout en maintenant la capacité de choix du jeune et en lui permettant d’avoir un contrôle sur les services rendus4.

Une évaluation, portée par le Creai-ORS Occitanie5, longitudinale, coopérative et s’appuyant sur des méthodes qualitatives ainsi que quantitatives, documente les effets du programme. La question des expériences potentiellement traumatiques vécues dans l’enfance ressort fortement des évaluations avec un score supérieur ou égal à 4 (sur une échelle de 0 à 10) pour 67 % des jeunes (30 % présentent un score de 1 à 3 et 4 % un score à 0). À 24 mois, les effets du programme montrent : une grande stabilité dans le logement, puisque plus de 80 % des jeunes s’y main- tiennent ; une stabilité et une augmentation des ressources monétaires ainsi que des droits ; l’accès à l’emploi ou à la formation et une inscription dans un parcours de soin. Pour autant, certains jeunes ayant connu antérieurement la prison et la rue, avec peu de ressources financières et sociales, et étant peu suivis médicalement, ont plus de difficultés. Parmi eux, 22 % vont être incarcérés à nouveau. Cela acte de la nécessité à intervenir au plus tôt afin de limiter les temps de passages à la rue pour ces jeunes.

Jo a appris pas à pas

Prenons un cas concret. Jo6 est orienté vers le programme « Un chez-soi d’abord jeunes » par l’Aide sociale à l’enfance car sa mère ne le veut plus chez elle et leurs relations sont très conflictuelles. Il refuse les soins proposés par son médecin généraliste et soutien qu’il « n’a aucun problème ». Jo est sujet à des crises clastiques et était pris dans de petits actes de délinquance. Pour s’apaiser, « il se promenait » et partait en « errance » pendant des heures ou des jours. Sans permis, il « empruntait » la voiture familiale pour rouler vite. Auteur de larcins, il se créait des soucis avec la justice et des crises familiales intenses. Jo, lui, percevait ses actes transgressifs comme une conséquence directe de l’agression des autres sur lui.

« Il n’y était pour rien ! » et ne souhaitait pas partir de chez sa mère. Face aux crises croissantes, la famille l’a obligé à quitter le logement. Sans revenus et sans solutions d’hébergement, même auprès de ses amis, Jo n’a eu le choix qu’entre la rue ou le programme « Un chez-soi d’abord jeunes ». Il a donc accepté l’accompagnement proposé. Le passage en appartement lui montre que les perturbations qu’il vit persistent malgré l’absence de sa famille. Il a des troubles du sommeil et casse tout dans les appartements qu’il use. Jo a changé quatre fois d’appartement. Il se plaint de personnes qui lui veulent du mal, « de gens qui voudraient le tuer », sans présenter d’éléments réels qui expliqueraient ses craintes. Les symptômes persécutoires observés par l’équipe s’amplifient. Le travail vers le soin, amorcé par son généraliste, est appuyé  par l’équipe du programme. Néanmoins, dans un déni majeur de ses troubles, Jo a catégoriquement refusé le soin psychiatrique. Il avait lui-même déjà identifié d’autres solutions : « Ce sera mieux ailleurs », « Je vais partir en vacances avec telle copine », « Je vais aller vivre dans le Nord ». L’équipe a soutenu ses envies. Tout en faisant son expérience, Jo a pu progressivement voir ce qui fonctionnait pour lui, ou pas. « L’ailleurs » n’était pas toujours idéal, ni réalisable. Les « ratés » de Jo lui ont permis de consentir à du soin psychiatrique et de le négocier. C’est en suivant ce « pas à pas » que l’équipe a suggéré « du soin ».

En deux ans et demi d’accompagnement, Jo a appris à se poser en étant parfois hospitalisé lors de ses moments de crises pour des courtes périodes, « à durée déterminée ». L’alternance des hospitalisations et de la vie autonome lui a permis de perce- voir certains bénéfices d’un accès aux soins et a également modifié son projet de logement. Puis, l’expérience d’une hospitalisation longue a fait exister le mot « schizophrénie ». Il identifie alors que cette persécution qu’il ressentait si fort venait des « voix ». « Des voix qui lui parlent, qui lui font peur, qui l’insultent, qui le menacent. » Aujourd’hui, après de nombreux essais, Jo sait reconnaître ces voix. Il en parle, décrit leur intensité et l’angoisse que cela génère. Son traitement les diminue. Jo va au centre médico-psychologique (CMP), au début en étant accompagné, puis seul. Quand il vit des crises importantes, il sait solliciter directement les services concernés et son médecin psychiatre. Son projet de logement se stabilise et change.

Il remarque que le fait de vivre seul augmente les voix et ce malgré le traitement. Il cherche un projet semi-collectif. L’équipe le suit, l’aide, l’accompagne. Jo maintient-il toujours un lien avec sa famille ? Pas tout le temps, sinon c’est trop compliqué. L’appartement qu’il avait choisi pour être proche de celle-ci lui a montré qu’il était préférable d’être un peu à distance. Aujourd’hui, cela se passe mieux et il peut les rencontrer quand il va bien. Qu’en est-il de ses amis ? Avant, Jo était méfiant vis-à-vis des autres, il s’enfermait seul chez lui et y restait des jours. Main- tenant, il va chez des amis et en invite certains. Jo voit qu’il avance et qu’il s’apaise. L’équipe est à côté de lui. Ensemble, ils regardent son chemin, pour en être témoins mais aussi pour lui faire des propositions qu’il retient, ou non, en fonction de son vécu. Ça va mieux, ça ira mieux. Un projet se dessine et Jo a de plus en plus d’outils pour le conduire.

Dérailler ou bifurquer

Avec l’extension du « chez-soi d’abord » adulte au public jeune, les équipes d’accompagnement bénéficient de l’expérience acquise lors du programme initial, tout particulièrement celle de la culture du rétablissement. Cette dernière, déjà bien installée dans la communauté de pratiques7, insiste sur le sens qu’une personne donne à son expérience. Ainsi, pour les équipes, le fait d’avoir précédemment travaillé avec un public adulte exemplifie la possibilité d’une carrière funeste pour des jeunes au bord du sans-abrisme. La pluralité de situations traumatiques, et quelles que soient les violences initiales liées à l’enfance ou à la sortie de cette dernière – la précarité, les addictions, les maltraitances familiales ou autres – qui les ont provoquées, nourrit des orientations de travail inédites. En premier lieu, concernant les relations engagées, les effets du programme jouent un rôle de stabilisation psychosociale et de sécurisation ontologique de base (surtout dans les situations de trauma complexe). En n’étiquetant plus les parcours, en décloisonnant les prises en charge, en désamorçant des stigmatisations liées aux préjugés ou aux filières, le programme pacifie les relations. En somme, « Un chez-soi d’abord jeunes » lutte contre l’installation des personnes dans des « carrières » calamiteuses. En second lieu, dans ce dispositif inclusif – qui donne aux personnes accompagnées un toit et une adresse personnelle –, la relation d’accompagnement revisite ses gammes et ses harmoniques. Il faut particulièrement tordre le cou à l’idée qu’il s’agirait ici de prévention primaire. En travaillant avec le trauma, dont la notion renvoie par définition à un événement antérieur à la prise en charge, les équipes ne peuvent agir qu’après qu’un ou plusieurs événements violents aient eu lieu – souvent dans l’enfance. De ce point de vue, la vignette quasi idéale typique présentée ci-dessus est instructive. Comment prévenir au jour le jour des parcours calamiteux anticipés ? Comment freiner ou pacifier des parcours qui peuvent dérailler ou bifurquer à tout moment, que ce soit au niveau du soin, mais aussi des relations avec leurs familles ou les équipes, dans le cadre de leurs recherches de formation ou de travail ou de relations amoureuses et amicales ? Retisser, réparer, compenser, faire tenir, laisser un horizon ouvert, donner du temps afin que puissent se rejouer des scènes « loupées » ou « ratées » en instituant des comportements qui font sens pour un jeune devenant peu à peu capable de réguler ses émotions relève d’un art en situation, d’une forme de performance.

Cette posture d’accompagnement n’est pas sans risque relationnel pour les professionnels pouvant être confrontés à de l’épuisement et au traumatisme vicariant. Le pari d’infuser davantage d’autoréflexivité et de pouvoir d’agir dans le parcours d’un jeune nécessite, en amont, une rupture ou, a minima, un pas de côté de la part des institutions d’aide ainsi qu’une approche de l’ordre social selon laquelle le devenir d’une personne serait essentiellement déterminé par la « place » dont elle serait ou non la détentrice. Sans cet accompagnement approprié et ajusté à chaque situation, les jeunes sans abri d’aujourd’hui risquent de devenir les sans-abri chroniques de demain8.

Notes de bas de page

1 L’expérimentation est pilotée par la délégation interministérielle à l’hébergement et l’accès au logement (Dihal).

2 Deschênes, M., Roy, L., Girard, N. et Abdel-Baki, A. (2021). Comment aider les jeunes atteints de psychose à éviter l’itinérance ? Santé mentale au Québec, 46(2), 189-216.

3 Lee, , Scodes, J., van der Ven, E., Alves-Brad- ford, J.-M., Mascayano, F., Smith, S. et Dixon, L. (2020). Sociodemographic, clinical and help- seeking characteristics of homeless young people with recent onset of psy- chosis enrolled in specialized early intervention services. Early Intervention in Psychiatry, 15(4), 1044-1050 ;

Goyette, M., Bellot, C., Blanchet, A. et Silva- Ramirez, R. (2019).Stabilité résidentielle, instabilité résidentielle et itinérance des jeunes quittant un placement substitut pour la transi- tion à la vie adulte. Étude longitudinale sur le devenir des jeunes placés. Chaire de recherche du Canada sur l’évaluation des actions publiques à l’égard des jeunes et des populations vulnérables (Crevaj), Étude sur le devenir des jeunes places (EDJeP).

4 Deschênes, M., Roy, L., Girard, N. et Abdel-Baki, A.(2021).

5 Beaumont, et Roque- fort, A. (2023). Un chez-soi d’abord jeunes : expérimentation et effets. Creai-ORS Occitanie.

6 Le prénom de la personne citée a été anonymisé.

7 Laval, et Estecahandy, P.(2019). Le modèle « Un chez-soi d’abord » au risque de sa diffusion. Rhizome, 71, 101-110.

8  Baker Collins, (2016). Value Discretion in a People-Changing Environment: Taking the Long View. The Journal of Sociology & Social Welfare, 43(2).

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