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Écrire son deuil, testament de la rue

Nicolas Ordener - Travailleur social - Médiateur de santé

Année de publication : 2025

Type de ressources : Rhizome - Thématique : TRAVAIL SOCIAL, PUBLIC PRECAIRE

Télécharger l'article en PDFRhizome n°95 – Le deuil et au-delà (décembre 2025)

« Et avant que la vie ou la mort ne me plombe/ dites-vous bien bourgeois que je suis dans ma tombe. » Cette citation apocryphe est exprimée par Sauveur1 lors de notre rencontre devant une église du 1er arrondissement de Marseille. À l’époque, cette personne nous a été signalée comme désorganisée et pouvant être virulente à l’encontre des autres passants, un état psychique inquiétant relevant des missions de l’équipe mobile précarité et psychiatrie (EMPP) dans laquelle j’exerçais. Son décès, survenu quelques mois plus tard, marque le début d’une série de textes poétiques de ma part.

L’inspiration par les symptômes

Bien que confronté de manière récurrente à une mortalité violente, mon processus de deuil a toujours eu pour réponse un processus créatif d’écriture fort qui se lie à un processus dissociatif, traduit par une multitude d’hallucinations auditives, visuelles et olfactives. Bien souvent, j’ai pu voir des personnes décédées marcher dans une ruelle ou assises sur le banc du tramway, sentir un bras s’enrouler autour de mon épaule ou entendre des éclats et des jurons de voix familières dans un endroit désert. Ces projections psychiques ont été alimentées par une immersion linguistique intense dans la rue : l’appropriation du langage utilisé par les personnes m’a permis de les personnifier au travers d’une langue verte et du parler marseillais.

Décrire la précarité pour exprimer son deuil

Toutefois, une contrainte demeure dans ce cheminement : comment décrire à la fois une situation d’incertitude présente dans l’accompagnement d’un public précaire, et une situation de certitude que la mort impose ? Il n’est pas rare qu’après plusieurs années de suivi une personne décède dès sa première nuit dans un endroit sécurisé ou que l’amélioration soudaine de l’état de santé d’une personne débouche sur sa mort le jour suivant. Une dysrégulation émotionnelle2 importante apparaît alors, une réalité traumatique qu’il est indispensable – il me semble – d’évacuer de soi. Dans mon cas, l’acceptation de la mort dans les étapes du deuil se traduit en partie par la rédaction de ce déséquilibre profond : l’écriture comme exutoire.

Dans les pratiques de l’EMPP, le rétablissement3 figure comme une philosophie de fond. La dimension de justice sociale est prédominante, notamment au travers de l’action de plaidoyer. Quand nous accompagnons un public en grande précarité, il est souvent difficile de mettre des mots sur les actions que nous menons ou même d’expliquer notre travail. Un repli sur soi, ou d’entre soi, au sein des professionnels de l’équipe peut se manifester. Prendre le biais littéraire pour décrire un vécu marginalisé rétablit une parole incomprise, contenant la défense d’une personne, d’une idée et d’une cause grave. Écrire son deuil, comme le testament d’un parcours commun, enclenche une libération émotionnelle forte et une acceptation de cet état de certitude – soit la mort – d’une dure clarté.

Ne pas oublier d’écrire

Mon « testament » s’est traduit par plusieurs textes écrits publiés dans un recueil, Boumians – signifiant « vagabond » en langue provençale. Ils ont toujours suivi le même procédé d’écriture : tout d’abord identifier une phrase ou une idée échangée avec une personne accompagnée ; puis, le contexte dans laquelle elle a été échangée ; et enfin, essayer de trouver un sens ou une morale à cet échange. Dans le cas de « Madame Macache » – « macache » étant une expression populaire issue de l’arabe makanch, « exprimant un refus, rien, le néant » – , la rencontre avec Germain, la première personne que j’ai rencontrée à mes débuts au sein de l’EMPP, a été le point de départ. Dans sa logorrhée, cette expression revenait souvent dans un flot d’injures envers la société et l’inhumanité des hommes. Cependant, Germain avait une relation très forte avec la rue, la gare Saint-Charles notamment, où il passait la plupart de son temps. Il en prenait aussi soin en nettoyant les quais et trottoirs alentours. C’est cet amour que j’ai essayé d’exprimer dans ce texte. Un amour complexe par sa violence, pour un endroit où Germain a pu vivre durant plusieurs années. Un endroit qui l’a accepté, personnifié en « Madame Macache ».

« Madame Macache n’est plus pucelle c’soir Hé ! c’est qu’ma nine d’vient belle Qu’ma nine d’baisers regardelles Qu’ma nine d’chaque soir c’la gare !

 D’ces amours stàssi à deux sous ell’aime Et d’ses amants d’peuchère s’faire nono Dans l’hall d’ses duvets places de poème Madame Macache en f’rait un bon porno

 Roolke à la rasbaï l’place des Marseillaises Sous l’escalier d’ce pont tronche c’t’hymen fort Va faire l’mac d’son maffre et met toi z’à l’aise Ça candave l’Cirrhose numéro 5 d’chez la Mort4 »

Pour des raisons de santé, j’ai dû arrêter ce travail d’allers vers en rue. Pour autant, rendre hommage à ces personnes invisibles constitue une place forte dans mon engagement contre les inégalités sociétales actuelles, injustes et funestes.

Notes de bas de page

1 Les personnes citées ont été anonymisées.

2 Meyer, J. et Segal, (2023). Editorial: The Role of Emotional Dysregulation in Addiction. Frontiers in psychology, 14.

3 Davidson, , Rowe, M., Tondora, J., O’Connell, J. et Lawless, M. S. (2008). A Practical Guide to Recovery-Oriented Practice: Tools for Transforming Mental Health Care. Oxford University Press.

4 « Madame Mache serait-elle pucelle ce soir ? Hé ! c’est que ma nine est belle

C’est que ma nine a des baisers de regardelles C’est que ma nine chaque soir c’est la gare !

De ces amours de stassi à deux elle aime

Et de ses amants de peuchères se faire un gros dodo

Dans les rues les wagons places de poèmes Madame Macache s’en ferait un bon porno

Regarde là à la rasbaille place des Marseillaises Sous l’escalier de ce pont prends cet hymen fort Fais le malin de ton mafre et mets-toi à l’aise Ça pue la cirrhose numéro 5 de chez la Mort ! »

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