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Entrelacements de pair-ceptions  et de savoirs anxieux

Alex - Pair-aidante en santé mentale
Céline Letailleur - Pair-ingénieure de recherche, Affreux, sales et méchantes

Année de publication : 2024

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SANTE MENTALE, Psychologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°90-91 – Anxiéter (décembre 2024)

Nos sensibles et nos perceptions du monde sont au cœur de cette contribution, sous forme de conversation ordinaire, et nous le revendiquons politiquement et épistémologiquement. Nous ne serons ni crues ni comprises ? Injustices épistémiques obligent, nous avons l’habitude. Nous constatons la professionnalisation et l’institutionnalisation de la pair-aidance, le développement croissant des formations à la médiation par les pairs et des recherches participatives. Nous décidons aujourd’hui de questionner une forme d’instrumentalisation des récits et des savoirs expérientiels au service de certaines finalités politiques. Nous observons une forme de dépolitisation de ces savoirs dans la production des connaissances1. L’injonction à l’efficacité produit du formatage utilitariste. L’utilisation sélective de savoir-faire expérientiels – boîte à outils d’amélioration des soins et des services pour devenir « une meilleure version de soi-même » – s’éloigne des revendications contestataires. Le choix de profils non conflictuels chez les pair-aidant·e·s invisibilise d’autres figures et reproduit une normalisation des discours, des pratiques et des épistémologies2 qui commencent à nous inquiéter, à nous « anxiéter ». L’angoisse est politique. Comme la colère, elle est à l’intersection d’inégalités de genre, de race, de classe. Introduire les « savoirs d’anxiété » oblige à les reconnaître et à contester une autorité épistémique blanche, binaire, validiste et colonialiste. En écrivant cet article à deux, nous traversons des courants théoriques, des savoirs situés, des narratives, subaltern, mad, feminist, trans studies. Nous sommes des transfuges de classe, avec des privilèges, et nous reproduisons des inégalités épistémiques. Cette discussion ordinaire est un geste politique, une façon de « faire parler l’expérience3 » en assumant nos liens amicaux et en mélangeant nos styles d’écriture, nos façons de résister à l’angoisse et de contrer la fabrique de la sériosité, gage absurde de la légitimité à penser.

Entre-tiens

Nous : Ça fait quoi d’écrire pour Rhizome ?
C’est anxiogène ?

Céline Letailleur : Le directeur de publication de Rhizome, Nicolas Chambon, me l’a proposé. Nous travaillons ensemble pour la Haute Autorité de santé. Il a dû remarquer l’angoisse qui me tenaille d’être dans cette institution et qui impacte mes prises de parole. Il a peut-être senti que ces dernières, perçues comme agressives, ne le sont pas. Ce n’est qu’une fausse perception de mon anxiété sociale et de ma vigilance au tokénisme4. Je suis une « angoissée de la vie ». C’est une plaie dans mon cœur, je n’ai pas le choix. Pour en rire, une proche m’a offert un badge « Anxiety is my cardio ». J’ai surtout eu envie d’écrire avec toi car j’aime la malice, l’ironie et la critique constructive qui caractérisent nos échanges. Puis, le moment d’écrire est venu et là, l’angoisse !

Alex : Écrire pour Rhizome ? Ça stresse, oui. Ce qui m’a aidé à me décider, c’est que nous avons des valeurs communes, des vécus similaires et je me sens plutôt rassurée de faire cet exercice avec toi. Je n’aurais jamais pensé un jour écrire un article avec une chercheuse dans une revue si sérieuse… Ah, le sentiment d’imposteur vient remplacer l’anxiété : ouf !

Nous : L’anxiété, ça te parle ?

Céline Letailleur : Je ne m’approprie pas ce terme d’« anxiété ». Je parle d’« angoisse », de « peur », d’« hypervigilance ». J’ai fait de l’éducation thérapeutique sur les troubles de l’anxiété généralisée, la gestion du stress et de l’anxiété, ainsi que de la pleine conscience. J’ai repéré, puis me suis exposée à mes déclencheurs. Ce concept ne correspond pas aux états émotionnels que je traverse. Il ne traduit pas l’intensité, la complexité, la précarité économique, sociale, la discrimination, les traumas et le stress post-trauma qui se réveille constamment. L’angoisse amadouée me permet de mieux saisir les perceptions de la réalité, d’écouter mes intuitions et me sert de boussole. Elle me permet surtout d’être ultravigilante et réactive face à la domination et à la violence. La conception néolibérale du stress positif m’agace. Est-ce que je dois stresser pour performer ? Je ne vis jamais positivement l’anxiété. Je vis avec elle, héritée, chevillée au corps, depuis l’enfance. Elle me réveille et m’empêche de m’endormir. Elle peut m’empêcher de penser, de parler, mais, avec elle, je repère les personnes, les lieux, les situations dangereuses pour moi.

Alex : Je l’ai subie longtemps sans que personne ne me l’explique. Famille et soignants me disaient : « Il faut arrêter de stresser ! », « Pourquoi tu te mets dans cet état ? » L’anxiété serait une question de volonté et de responsabilité individuelle ? Des décennies après, je suis moi aussi passée par la case réhab’. Aujourd’hui, comme toi, cette anxiété devenue chronique, je la vois comme un signal qui vient me dire quelque chose. Quand je la ressens plus fort que d’habitude, je suis vigilante à mes besoins, à mes limites et à mon environnement. Alors je décortique pour avoir une vision globale du contexte et je note mes stresseurs, j’essaie d’identifier mes biais cognitifs et de travailler ma flexibilité cognitive, mon lâcher-prise. Je me suis aussi dit que si je ne pouvais finalement pas écrire cet article, je pourrais toujours t’abandonner lâchement, que tu comprendrais parce que t’es une angoissée aussi, pas vrai ?

Nous : Une recette magique pour gérer son anxiété ?

Céline Letailleur : J’aurais compris que tu abandonnes et, comme je suis une angoissée, j’ai même anticipé et me suis excusée de te faire vivre de l’anxiété. Parce que c’est ça l’anxiété, l’anticipation de tous les scenarii possibles, et surtout une sensibilité fine aux émotions des autres. Je ne gère pas mon anxiété comme je gère mon portefeuille d’actions. Je n’ai pas de portefeuille d’actions, mais je suis vigilante aux concepts et aux glissements sémantiques. Eva Illouz questionne la façon dont les normes capitalistes s’intègrent à nos vies émotionnelles : « La vie émotionnelle a besoin d’être gérée, contrôlée et placée sous le signe d’un idéal de santé. Toutes sortes d’acteurs sociaux et institutionnels rivalisent pour définir la réalisation de soi, la santé, la pathologie, faisant ainsi de la santé émotionnelle une nouvelle marchandise produite, mise en circulation et recyclée dans des lieux économiques et sociaux5. » La logique de marché derrière le développement-rétablissement personnel m’inquiète. Nous consommons un tas de produits thérapeutiques pour « gérer l’anxiété » et ?

Alex : Je pense qu’il faut se méfier des promesses trop faciles. Ça demande du temps et de l’investissement de travailler sur soi, de se demander ce qu’on ressent, pourquoi on pense ce qu’on pense, de construire son propre esprit critique pour faire des choix éclairés, de questionner ses croyances, son éducation, le monde qui nous entoure (mécanismes d’oppression, enjeux de pouvoirs…) et ses injonctions sociétales (performance, beauté, idéal de vie, bonheur…). Ça demande parfois de revoir son entourage social aussi. Je pense que ça demande également aux professionnel·le·s de santé de faire exactement la même chose que nous.

Nous : À quoi doit-on être vigilant·e quand on est « patient·e » en service de réhabilitation psychosociale et que l’on nous dit que nous allons « travailler sur notre anxiété » ?

Céline Letailleur : Il y a un défi cognitif à venir frotter les évidences pour lutter contre le modèle de surindividualisation. La modélisation de l’individu néolibéral masque la violence nécessaire à cette construction et l’angoisse qu’elle crée. Travailler l’anxiété, c’est travailler ce que cette violence fait à notre perception du monde ; cette dissonance qui nous isole, nous sépare et nous rend indifférent·e aux autres6.

Alex : Oui, actuellement, l’idée c’est la responsabilisation individuelle ; or on ne naît pas tou·te·s égales·ux, on ne favorise pas les mêmes compétences sociales chez les filles et les garçons, l’actualité (politique, écologique…) est source de stress. Cela joue sur l’état mental des personnes. D’accord, il y a les traumas, les personnalités parfois troublées, les neurodiversités à s’approprier, à concilier, mais pas évident dans un monde conçu pour les non-anxieux•ses valides et performant·e·s. « Posture », « réhab’ », « rétablissement », « bienveillance » sont des mots qui recouvrent des réalités très différentes selon qui les emploie. Je serai donc vigilante à deux choses : prendre le temps de questionner ses biais, ses privilèges, et le sens des mots, mais il est également important de définir comment on le fait et… de le faire.

Nous : Est-ce que la « gestion » de l’anxiété passe aussi par des techniques dites « alternatives » ?

Céline Letailleur : Nous ne parlons plus du « nouvel esprit du capitalisme7 » mais du « new spirit du new age » du capitalisme. Blague à part. Cela ouvre une réflexion sur ce qu’on définit aujourd’hui comme « alternatives » ; nous n’avons pas de définition commune ni d’appréhension sur la place des croyances et des spiritualités dans nos modes de vie. L’épistémologie de l’ignorance, dont parle le philosophe politique Charles Wade Mills, révèle comment le contrat social cache le contrat racial8. La rencontre de Benjamin Roux avec plusieurs collectifs expérimentant des rapports sociaux, politiques et des solidarités décalés des normes dominantes éclaire les difficultés à entendre les histoires « alternatives9 ».

Alex : Le rapport de la Miviludes10 est alarmant en matière de santé. Je suis passée par la case « développement personnel », avec des pratiques à visées thérapeutiques dites « alternatives » et autoproclamées11, parfois promues de bonne foi par du personnel (para)médical. Au-delà de l’emprise qui peut être une conséquence directe, ces « méthodes » peuvent aussi rallonger une errance diagnostique et faire passer à côté d’une prise en charge adaptée. Bien que le diagnostic psychiatrique ne soit pas la « solution miracle » non plus, il a l’avantage de faire perdre moins de temps et d’argent (à condition que la ou le médecin prenne le temps de l’expliquer et ne soit pas lui-même stigmatisant). L’idée du développement personnel, c’est de « se changer soi pour changer le monde ». Toutefois, c’est par la contestation des messages dominants et des actions collectives que nous avons acquis des droits sociaux et des meilleures conditions de travail. La réhab’ devient le pouvoir en psychiatrie (et tant mieux vu d’où l’on part, vraiment), mais je pense qu’il ne faut pas cesser de la questionner.
Nous aurions encore beaucoup de choses à raconter, à essayer de comprendre et nous allons bien évidement continuer de notre côté. Nous espérons que cet article puisse commencer ou continuer à vous questionner, vous et le monde autour, qu’il vous permette d’écouter et d’entendre vos anxiétés, celles des autres et de raconter les vôtres. Nous vous passons le relais. C’est à vous.

Notes de bas de page

1 Hane, F. (2024). La prise en compte des savoirs expérientiels issus de la santé communautaire dans la santé publique : un rendez-vous manqué ? Santé Publique, 36(3), 7-8.

2 Godrie, B. (2021). Intégration des usagers et usagères et extractivisme des savoirs expérientiels : une critique ancrée dans le modèle écologique des savoirs dans le champ de la santé mentale. Participations, 30, 249-273.

3 Chambon, N. et Picolet, É. (2024). (Faire) Parler l’expérience. Cahiers de Rhizome, 88-89.

4 Le tokenisme est un concept en sciences sociales qui fait référence à la pratique consistant à inclure un petit nombre d’individus d’un groupe défavorisé dans un groupe dominant, souvent pour créer l’apparence de la diversité ou de l’inclusivité, tout en maintenant la structure de pouvoir et l’arrangement social existants.

5 Illouz, E. (2007). Les sentiments du capitalisme (p. 118). Seuil.

6 Nous vous invitons à lire, entres autres : Rafanell i Orra, J. (2011). En finir avec le capitalisme thérapeutique. Soin, politique et communauté. La Découverte.

7 Boltanski, L. et Chiapello, E. (2011). Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard.

8 Mills, C. (2023). Le contrat racial. Mémoires d’encrier.

9 Roux, B. (2018). L’art de conter nos expériences collectives, faire récit à l’heure du storytelling. Éditions du commun.

10 Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (2021).
Rapport d’activité.

11 Libre Influence (2021, 29 octobre). Thérapies et alternatives ? – Épisode  4  : L’effet Placebo [vidéo].

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